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SOURCE : Libération
Face aux lycéennes qui revendiquent de porter ce qu’elles veulent, Blanquer et Macron en ont appelé au «bon sens» et à la normalité. Or la norme est le produit d’un rapport de forces, au service de ceux qui peuvent s’en prévaloir.
La semaine dernière, des collégiennes et des lycéennes lançaient sous le hashtag #lundi14septembre un joyeux mouvement de résistance à des règlements vestimentaires glosant sur la longueur des jupes, des shorts, des crop-tops, sur la profondeur des décolletés et la largeur des bretelles de débardeurs. Cette offensive, semble-t-il assez générale à l’échelle des établissements du territoire, relève d’une logique patriarcale bien ancrée : garder un œil sur les corps de nos filles, les protéger de la libido intrinsèquement débordante des garçons ; les protéger des insultes sexistes que, forcément, elles provoquent un peu avec leur soutien-gorge trop visible, ou, pire encore, leur absence de soutien-gorge. Alors, qu’est-ce qu’on fait, on en met ou on n’en met pas ?
Des mises au point, aussi claires que salutaires, ont été publiées depuis, dans les pages de ce journal et ailleurs. Toutes rappellent combien le maintien du corps de nos filles, et des femmes en général, sous le regard de la société relève d’un vieux système qui vise tantôt à nous couvrir, tantôt à nous découvrir, toujours nous contrôler, de la plage au musée, de la piscine à l’école, de la rue au travail.
Les historien·ne·s ne manquent pas, depuis maintenant plusieurs décennies, d’apporter leur contribution à ce constat. Merci, notamment, à Christine Bard d’avoir mis à jour les mécanismes et les enjeux portés, c’est le cas de le dire, par certaines pièces de notre garde-robe, autant affaires de modes que d’assignation à des rôles sociaux.
Quelle a été la réponse de nos gouvernants ? Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports, et quelques jours plus tard le président Emmanuel Macron ont été interpellés sur la question. Le premier a estimé qu’ «il suffit de s’habiller normalement, et tout ira bien». Il en a appelé à un «grand bon sens»pour sortir de ce qui semble à ses yeux une polémique stérile, beaucoup de bruit pour rien en somme. Le second lui a emboîté le pas, estimant tout à la fois qu’il n’avait pas à intervenir dans toutes les «polémiques» et appelant, à son tour, à user de «bon sens». Haussement d’épaules et revers de main.
Mais oui, voyons ! Soyez normales, mesdames et mesdemoiselles ! Puisqu’on vous dit que c’est simple ! Après tout, quoi de plus normal que la norme ? Pourquoi nous, historien·ne·s, anthropologues, juristes, linguistes, sociologues, philosophes et autres chercheu·rs·ses en sciences humaines et sociales nous épuisons-nous à interroger, déconstruire, contextualiser et confronter l’élaboration des normes, que celles-ci soient vestimentaires, corporelles, familiales, sexuelles, raciales ou religieuses ? En tout état de cause, résolument sociales et politiques. En appelant à la norme, plus encore, à la normalité, Blanquer et Macron feignent de clore un débat qui ne fait qu’inciter à multiplier les approches critiques de ces normes dont nous avons sans doute besoin pour vivre ensemble, mais dont il ne faut jamais oublier ni sous-estimer l’historicité et les finalités, notamment de domination, le mot est lâché. Dans un registre différent, mais pas si éloigné, Coluche l’avait cruellement compris en 1974 : «Un mec normal, blanc quoi…» La norme n’est pas seulement relative, située dans un temps, un espace et une organisation sociale, elle est le produit d’un rapport de forces au service de ceux, plus rarement celles, qui peuvent s’en prévaloir lorsque leur position se trouve contestée. En essentialisant la norme, ces deux dirigeants, dont le moins qu’on puisse dire est que leur légitimité est actuellement interrogée, opposent à ces adolescentes la faiblesse de l’argument d’autorité, autorité qu’ils renouvellent mollement à des chefs et cheffes d’établissement démuni·e·s et débordé·e·s par une rentrée, comment dire, «hors normes».
Vivons-nous vraiment des temps suffisamment normaux pour pouvoir nous cacher derrière le paravent du bon sens ? Une rentrée normale ? Un climat normal ? Une pauvreté normale ? Un niveau de chômage normal ? Un accès au logement normal ? Le #lundi14septembre s’avère bien plus qu’un des innombrables fronts du combat féministe – ce qui est déjà un chantier gigantesque. Il nous parle de nous tous et toutes, de notre façon d’occuper et de partager l’espace public, bien commun précieux et fragile. Quand le grand bon sens blanquérien remplace l’esprit critique, il est largement temps de s’inquiéter. Tout ira bien… on parie ?
Cette chronique est assurée en alternance par Nadia Vargaftig, Guillaume Lachenal, Clyde Marlo Plumauzille et Johann Chapoutot.