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SOURCE : Révolution permanente
Il y a de cela un certain temps, de l’autre côté de l’Atlantique, pendant près d’un mois, les ouvriers du principal pôle pétrochimique d’Amérique latine démontraient que les patrons ne pouvaient pas faire tout ce qu’ils veulent et, pour cela, occupaient le site et plaçaient l’ensemble de la production sous leur propre contrôle. On est à Petroquímica Argentina-Société Anonyme (PASA, aujourd’hui Pampa Energía-Polo Petroquímico PGSM) en 1974, dans la banlieue industrielle de Rosario, à San Lorenzo, plus précisément, et l’Argentine connaît, depuis 1969 un intense processus d’insubordination ouvrière et sociale. A PASA, donc, 800 ouvriers du rang font la démonstration, pour le dire avec Gramsci, « que la classe ouvrière conçoit désormais la possibilité de se débrouiller seule, et de se bien débrouiller ». Avec leurs alliés, les secteurs populaires et les populations alentours, ils vont imaginer et dessiner, dans la pratique, un autre monde et une autre vie à l’usine.
Créativité ouvrière et arbitraire patronal
La distance historique et la différence de contexte font qu’il serait déraisonnable de plaquer les leçons d’une lutte d’il y a près de cinquante ans, à PASA, sur ce qu’il se joue, aujourd’hui, à la raffinerie Total de Grandspuit-Garneville, menacée de fermeture, ou sur d’autres sites industriels sur lesquels pèsent des restructurations et des plans sociaux. Ce qui ne serait pas absurde, en revanche est de tenter de percevoir les échos que la bataille de PASA peut évoquer, aujourd’hui. Source d’imagination et d’inspiration, à défaut d’être un modèle, c’est en cela également que la grande grève de PASA, en juillet-août 1974, peut alimenter, à sa manière, l’héritage de conflictualité et la tradition de combativité des travailleuses et des travailleurs du raffinage et du groupe Total qui s’apprêtent, dans la prochaine période, à livrer un combat décisif.
L’arbitraire patronal et la toute-puissance du capital relève de deux éléments : un niveau de rapport de force, d’un côté, mais également du niveau de conscience et de l’horizon politique dont se dote le monde du travail et que les lieutenants du capital au sein même du mouvement ouvrier s’ingénient à maquiller, à fragmenter et à dégrader de façon à ce que, en dernière instance, le système et ses impératifs soient intégrés par celles et ceux que ce même système exploite, casse et, parfois, licencie, comme des éléments « naturels » contre lesquels il n’y aurait rien à faire. Face au rouleau-compresseur patronal, c’est bien entendu la capacité des travailleuses et des travailleurs, d’une même entreprise, d’un même secteur, voire d’une région ou d’un pays entier, à se constituer en un bloc oppositionnel qui décide, en dernier ressort, de la possibilité, ou non, de battre en brèche les projets de l’antagoniste de classe. La bataille, néanmoins, se mène également sur le plan subjectif, celui du projet à opposer à cet antagoniste et de l’expérience tirée de la mémoire des luttes passées, à savoir sur le plan d’un imaginaire de notre classe, radicalement alternatif, et que l’ensemble des appareils idéologiques et culturels au service du capital s’attèlent à raboter et à restreindre.
Parmi ces anticorps subjectifs mémoriels à se rapproprier ou à cultiver – qui ne remontent pas juste aux « années 1968 » mais qui plongent leurs racines bien plus en amont dans l’histoire du mouvement ouvrier -, il y a cette évidence logique que le système s’emploie à masquer et synthétisée dans une affiche bien connue sortie, en 1973, en solidarité avec la fameuse lutte des LIP : « Le patron a besoin de toi, tu n’as pas besoin de lui ». Derrière le slogan qui déconstruit et décompose ce sur quoi repose, en réalité, cette soi-disant toute-puissance patronale, se trouve les clefs d’un contre-système ancré dans la réalité du travail sans lequel rien ne se produit, ne circule ou ne se reproduit et qui est capable, s’il se met en mouvement, d’entraver et de remettre en cause l’ensemble des ressources du despotisme patronal ainsi que de l’idéologie qui va avec. C’est ce que vont démontrer, pendant vingt-huit jours, les travailleurs pétrochimiques de PASA, en 1974.
Technologie et syndicat « made in USA »
Le site de PASA se trouve à l’extrême nord du long ruban industriel discontinu qui s’étend de l’est de la capitale, Buenos Aires, et remonte le long du fleuve Paraná, jusqu’à San Lorenzo, à une vingtaine de kilomètres de Rosario, où l’on trouve les 250 hectares du complexe pétrochimique, pourvu d’une piste d’atterrissage, d’une centrale électrique autonome, de son propre port lui permettant de charger des tankers et relié à un oléoduc et gazoduc qui le connecte aux régions pétrolières et gazières du Nord-ouest argentin, à près de 1200 kilomètres de distance. C’est un consortium de plusieurs multinationales étatsuniennes qui investit pour décider de l’implantation, en 1962, de ce qui est censé être « le » pôle pétrochimique le plus grand et moderne d’Amérique latine et qui ouvre deux ans plus tard. Plusieurs opérations industrielles y sont assurées, allant du raffinage (essence, propane et butane) à la transformation des dérivés d’hydrocarbures avec, notamment, la production de caoutchouc synthétique destiné au marché intérieur argentin et à l’exportation. Comparée à la majeure partie du tissu industriel du pays, PASA est « une enclave de haute technologie dans le cadre d’une économie au développement inégal [et combiné], un cas atypique [1] » pour l’Argentine de l’époque.
Par ailleurs, à l’instar de quelques autres grosses multinationales installées en Argentine à la fin des années 1950 et au début des années 1960, notamment dans l’automobile, PASA a pu contourner les lois sur l’organisation syndicale traditionnelle qui, en Argentine, assure à la CGT, contrôlée par les péronistes, le monopole de la représentation syndicale à travers l’affiliation automatique des salariés d’une entreprise à son syndicat de branche. Comme le souligne non sans ironie Juan Dowling, à l’époque militant ouvrier chez PASA, « avec la technologie, [l’entreprise] importe également un modèle syndical peu commun en Argentine [2] ». En vertu de dérogations au Code du Travail, donc, les salariés employés sur le site de PASA ne sont pas affiliés à la fédération cégétiste de l’industrie pétrochimique (SUPE) mais organisés au sein du Syndicat des Ouvriers et Employés Pétrochimistes Unis (SOEPU), un « syndicat maison », fondé en 1964 au moment de l’ouverture du complexe et qui n’a d’existence ailleurs que dans les départements de San Lorenzo et de Rosario.
700 à 800 ouvriers et employés hautement qualifiés travaillent sur le site dans trois secteurs différenciés, opération, maintenance et administration. Bien que disposant d’une grande autonomie, ils sont encadrés par 200 à 300 agents de maîtrise, techniciens et ingénieurs. Les ouvriers, diplômés pour la plupart d’instituts technologiques où ils sont directement démarchés par le service des ressources humaines de la multinationale, perçoivent un salaire largement supérieur à la moyenne du secteur pétrochimique et sont tous très jeunes lorsqu’ils sont embauchés, en 1964-1965. Les raisons de ce choix sont simples et sont passées en revue dans El Petroquímico, le bulletin syndical du SOEPU, quelques années plus tard : « lorsque PASA a formé ses cadres à partir des ouvriers [recrutés], l’entreprise les a préférés jeunes. Jeunesse synonyme de santé, dynamisme, créativité, désirs de progression matérielle [et] d’esprit pur, c’est-à-dire non contaminé par [les luttes syndicales du] passé [3] ». Au début, en effet, les résultats sont probants pour PASA. « Pendant un temps, se rappelle Dowling, [le SOEPU] a effectivement joué le rôle qui lui avait été assigné par l’entreprise. Pendant les grèves [de 1966] appelées par la CGT, nous nous rendions au travail sous escorte policière. En interne, nous étions tous “une grande famille” (…), jusqu’au jour où les choses ont commencé à changer [4] ». Bientôt, en effet, le « syndicat maison » de PASA échappe aux mains de la direction syndicale qui a partie liée avec la multinationale étasunienne. Plusieurs jeunes délégués combatifs sont élus et, en 1967, le SOEPU passe sous le contrôle de la liste oppositionnelle, la Liste Verte. Toute la gauche syndicale et politique de l’usine y participe et on y retrouve, notamment, des militants de Socialisme Révolutionnaire et du Péronisme de Base qui vont imprimer au syndicat une pratique radicalement nouvelle, fondée sur un exercice systématique de la démocratie ouvrière, de l’AG et de la recherche permanente d’alliances avec d’autres secteurs combatifs, tant à l’échelle locale que nationale.
De « syndicat maison » ou « jaune », le SOEPU intègre la mouvance de ce que l’on appelle, alors, en Argentine, les courants « classistes » [« clasistas »] ou « lutte-de-classe » du syndicalisme, ne faisant pas mystère de leur anticapitalisme, maintenant une intransigeance absolue vis-à-vis du patronat et des pratiques de négociation propres à la bureaucratie syndicale et ne reconnaissant de souveraineté qu’aux AG, seules aptes à décider de l’orientation générale du syndicat. Dès novembre 1967 commence alors un long cycle de conflits avec la direction de PASA, le patronat en général ainsi que le gouvernement national, quelle que soit sa couleur politique, et qui ne prendra fin, violemment, que neuf ans plus tard, le 24 mars 1976, avec le coup d’Etat et, dans le cas de PASA, la mise sous tutelle par décret militaire du SOEPU et de douze autres syndicats combatifs de San Lorenzo et de la banlieue Nord de Rosario. Entretemps, parmi les nombreux mouvements initiés ou auxquels participent les ouvriers de PASA, à commencer par la grande grève générale de juin et juillet 1975 contre le gouvernement de la veuve de Perón, l’un des plus emblématiques est celui qu’ils mènent entre le 26 juillet et 22 août 1974. Cette « grève productive », pour reprendre le terme employé par Xavier Vigna pour désigner les conflits de type LIP, en France, après 1973 [5], n’est en réalité que le « point culminant d’une série de conflits qui, [à cette époque, en Argentine] introduisent comme modalité d’affrontement le contrôle partiel ou total [de la production] de l’usine [6] ». Au cours des 28 jours de conflit, en effet, les travailleurs de PASA ne se contentent pas de mettre un frein à la toute-puissance patronale mais ils vont assurer la continuité de la production pétrochimique, sous leur propre contrôle, responsabilité et gestion.
A l’origine du conflit, une pratique systématique et radicale de la solidarité intercatégorielle
La « grève productive » dont PASA est le théâtre se déroule dans un contexte national très particulier. D’un côté, le « Pacte social », mis en place par le gouvernement péroniste qui a été rappelé aux affaires en 1973 pour tenter de calmer la situation explosive que connaît l’Argentine depuis 1969, commence à se fissurer. Les grèves et les conflits sociaux, qui sont censés être proscrits, se multiplient malgré le prestige de Perón auprès du monde du travail et des classes populaires et le soutien étroit dont bénéficie le gouvernement de la part de la CGT. Perón lui-même, massivement élu en 1973 et principal garant de ce pacte, décède le 1er juillet 1974, plongeant le pays dans la sidération et l’inquiétude, alors que se succèdent les attentats et les assassinats contre le mouvement ouvrier combatif et la gauche révolutionnaire perpétrés par l’Alliance Anticommuniste Argentine, qui agit avec la complicité de l’Etat et du patronat.
Sur place, à San Lorenzo, c’est l’agression d’un travailleur sous-traitant de la cantine par un agent de maîtrise qui met le feu aux poudres. L’ensemble des ouvriers de PASA présents sur le site, ce jour-là, le 26 juillet 1974, débraie par solidarité. Les grévistes réaffirment l’une des revendications défendues depuis plusieurs années par leur syndicat : la résiliation du contrat de Gallucci, l’entreprise qui assure la restauration sur le site, et l’intégration du personnel de cantine comme de l’ensemble du personnel sous-traitant opérant dans le complexe pétrochimique à PASA ou, du moins, leur intégration à la convention collective du SOEPU. On ne peut comprendre cette extrême réactivité et ce très fort sentiment de solidarité intercatégoriel entre des ouvriers de production à très fort revenu et des salariés précaires d’une entreprise sous-traitante sans se référer à la trajectoire du SOEPU jusqu’alors. Le syndicat, à partir de 1967, a su briser les limites étroites du corporatisme jaune pour lequel il avait été créé, à l’origine, en mettant en pratique, chaque fois que cela est possible, une orientation transversale et horizontale d’appui aux luttes et de soutien aux secteurs les plus exposés syndicalement, au niveau local comme national. Le SOEPU est ainsi à l’origine, entre 1970 et 1971, de l’Intersyndicale de San Lorenzo (« Intersindical de gremios »). Plus couramment appelée « la Inter », il s’agit d’une structure interprofessionnelle qui entend coordonner par en bas et sur une orientation très combative plusieurs organismes syndicaux d’entreprise de la zone San Lorenzo-Puerto San Martín, à commencer par les syndicats du secteur chimique, céramiste, agro-alimentaire, de l’industrie du papier, et ce alors que l’Argentine vit, à l’époque, sous régime militaire. On comprend aisément, dans ce cadre, que le SOEPU mène systématiquement, à l’échelle syndicale, une politique d’unification des travailleurs de l’ensemble du secteur chimique et pétrochimique (réclamant la constitution d’un syndicat unique), mais également en direction des secteurs sous-traitants qui opèrent sur le site de la raffinerie. Un précédent au débrayage de juillet 1974 remonte à 1971. Déjà, « l’aristocratie ouvrière » du SOEPU avait déployé une intense campagne de solidarité vis-à-vis de la grève des travailleuses employées au nettoyage sur le complexe pétrochimique, intégrées par la suite au personnel PASA.
La situation, en 1974, est radicalement différente. L’équipe syndicale qui dirige le SOEPU a gagné en expérience et la base ouvrière du syndicat a su prendre confiance en ses propres forces au fil des escarmouches et des combats partiels menés contre PASA. C’est donc au cours de l’assemblée convoquée suite à l’agression de l’employé de la restauration qu’un travailleur du rang du SOEPU propose de mener le combat pour la résiliation du contrat de sous-traitance non pas seulement en poursuivant le débrayage mais en occupant le site de l’intérieur – ce qui est relativement courant dans les conflits de l’époque – mais, surtout, en continuant la production sous contrôle ouvrier. Comme se souvient Juan Venanzi, ouvrier de production et dirigeant du syndicat, « tout cela s’est passé en raison de l’horizontalité du pouvoir [existant au sein du collectif ouvrier]. Les Comités [mis en place pour assurer le contrôle ouvrier] ne se sont pas constitués parce que c’est la [direction du syndicat] qui l’avait exigé, mais parce que c’était un souhait des travailleurs. [Au cours de l’AG] il y a un type qui a dit qu’il fallait faire des Comités parce que dans d’autres usines il y en avait déjà et parce qu’il avait lu cela aussi dans un bouquin de Marx [7] ».
La mise en place « naturelle » du contrôle ouvrier
La décision de prendre le contrôle de l’usine surgit donc d’une proposition de la base et témoigne du travail de formation politique qui a structuré l’intervention des équipes militantes au sein du SOEPU. L’idée de poursuivre la production ou, considéré d’un autre point de vue, de ne pas la bloquer, découle également d’autres considérations. Il s’agit, d’une part, d’un point de vue pénal et politique, d’éviter le piège consistant à se faire accuser par l’exécutif – soi-disant « populaire » – ou par le ministère du Travail – dirigé par un ancien cégétiste et avec lequel collabore étroitement la direction de la centrale péroniste – « “d’ennemis de la nation” [tout en] dépossédant [PASA] de son pouvoir de direction de la production [8]. Les débrayages sont en effet théoriquement interdits depuis l’arrivée au pouvoir des péronistes et la mise en place du Pacte social, quatorze mois auparavant, et la nouvelle législation en vigueur avec la réforme du Code pénal voulue par Perón sanctionne durement les grèves et les grévistes par des peines de prison. Cependant, elle « ne dit rien d’une usine continuant à produire uniquement avec les ouvriers, mais sans chefs ni patrons [9] ». Enfin, les ouvriers ont une connaissance fine du procès de production et les discussions politiques menées en amont du conflit de même que leurs pratiques politiques préalables font que, dans un premier temps, le contrôle ouvrier va s’imposer presque comme une évidence. Dowling résume la situation initiale de la façon suivante : « Lorsque (…) le Comité de Production [s’est réuni] dans le hangar de maintenance (qui était un peu comme notre quartier général) pour discuter des mesures à prendre pour assurer la poursuite du processus de production, on est restés un moment en silence jusqu’à ce que quelqu’un dise comme si c’était une évidence : “il suffit de faire comme d’habitude, laisser l’usine tourner, puisque c’est l’usine qui fait tout tourner” [10]. Les grévistes se rendent compte, assez vite, que la situation est, en réalité, un peu plus complexe, mais la pérennité du processus est coordonnée par ce Comité de Production. Il se réunit à chaque prise d’équipe, à savoir matin, après-midi et soir, puisque le complexe continue à tourner en 3×8. Toujours selon Dowling, « dès que les collègues entraient et se dirigeaient à leur poste de travail, dans chaque section ou atelier, les ouvriers se réunissaient et discutaient des problèmes existants, des priorités en termes de maintenance, etc. On nommait alors un délégué qui se rendait à la réunion du Comité de Production pour y exposer ce qui avait été voté dans sa section. Dans ce Comité, l’ensemble des représentants de tous les secteurs de l’usine se mettait d’accord sur la manière d’organiser le travail de chaque équipe. On considérait donc les priorités et en fonction de la situation on répartissait les collègues travaillant à la maintenance [11] ».
Le contrôle repose essentiellement sur les travailleurs de production et de maintenance mobilisés mais il s’exerce également aux côtés du personnel d’encadrement volontaire. Plusieurs agents de maîtrise et techniciens-cadres, organisés au sein d’une autre structure syndicale, l’APESUP, collaborent avec les différents Comités et le personnel hiérarchique intermédiaire se situe, globalement, du côté des travailleurs. Le personnel de direction, quant à lui, n’est pas retenu en otage comme cela se produit au cours d’autres conflits ouvriers de la même période mais ses déplacements sont encadrés par les travailleurs qui participent au Comité de Sécurité. Comme le souligne un ouvrier à l’issue du conflit, le personnel de direction « pouvait aller et venir librement, mais il ne servait plus à rien [12] ». Selon Dowling, les cadres « pouvaient circuler librement dans l’usine, après avoir été fouillés à l’entrée, ce qui irritait au plus haut point les “casques blancs” [couleur distinctive des casques de sécurité portés des cadres de PASA] les plus autoritaires. Cette mesure, de l’extérieur, peut sembler une faiblesse, mais dans les faits c’est une des choses les plus intéressantes que nous ayons réussies. Ceux qui auparavant se sentaient indispensables à la bonne marche de l’usine, comme “dirigeants irremplaçables”, ont vu leur fonction disparaître de jour au lendemain. On pouvait les voir déambuler dans l’usine comme des touristes, observant comment on battait des records de production, (…) comment on modifiait le processus productif (…) [13] ».
En effet, au fur et à mesure de la mise en place du contrôle, l’organisation ouvrière de la grève productive se complexifie en se structurant à partir de l’AG des travailleurs. Aux côtés du Comité de Production et du Comité Central, tous deux responsables devant les AG de section et, en dernière instance, devant l’AG des travailleurs de PASA, les occupants mettent sur pied d’autres structures. Un Comité de Sécurité, bientôt renforcé par un Comité de Discipline, prend en charge le contrôle sécuritaire du site. Le Comité de Ravitaillement s’occupe, lui, de l’intendance et de la cantine. Un Comité de Propagande prend en charge les rapports avec l’extérieur de l’usine ainsi que la publication du bulletin que les travailleurs du SOEPU continuent à éditer tout au long du conflit, El Petroquímico. A ses côtés, le Comité de Lutte centralise les informations quant à l’évolution des négociations avec la direction de PASA et le ministère du Travail.
Sur le plan de la sécurité et du suivi politique du conflit, le travail de ces différents comités est d’autant plus important que le climat que vit le pays au lendemain du décès de Perón est extrêmement violent et chaotique. Au niveau de la propagande, à l’exception des journaux militants, la presse reprend la campagne orchestrée par le gouvernement et la direction de PASA destinée à discréditer la lutte des travailleurs pétrochimiques. Les bulletins du syndicat, les réunions publiques organisées, les encarts payants publiés dans la presse sont, en ce sens, l’un des fronts sur lequel combattent également les grévistes. Cependant, malgré cette hostilité patronale manifeste qui s’exprime tout au long du conflit, la direction de la multinationale étatsunienne est consciente de la façon dont certaines grèves dures menées au cours de la période dégénèrent encore davantage dès lors qu’il y a intervention des forces de répression. Il est probable que la direction de la multinationale étatsunienne ait préféré jouer la montre en pariant sur « l’usure et la fatigue des grévistes [14] », comme l’analyse l’un d’entre eux, à l’époque, et qu’elle ait fait pression sur l’exécutif, le ministère du Travail et de l’Intérieur pour éviter une confrontation à l’issue incertaine avec les ouvriers en lutte. Ces derniers savent, néanmoins, qu’ils ne sont pas à l’abri d’une provocation ou d’un sabotage, voire d’une attaque des commandos paramilitaires mis en place par le ministère des Affaires sociales pour cibler les militants et les ouvriers en lutte. Au moment du conflit, en effet, la situation devient de plus délétère dans le pays avec la multiplication d’attentats et d’assassinats ciblés perpétrés par la tristement célèbre Alliance Anticommuniste Argentine. On songera, ainsi, à l’assassinat du député péroniste de base Rodolfo Ortega Peña, le 31 juillet, en plein Buenos Aires, à l’enlèvement et à l’assassinat de quatre militants péronistes montoneros à La Plata, le 6 août, qui fait suite à l’exécution, fin mai, de trois ouvriers et militants trotskystes du Parti Socialiste des Travailleurs (PST) à Pacheco (banlieue Nord de la capitale), ou encore à l’attaque à la bombe contre le syndicat des très combatifs métallos de Villa Constitución, avec lesquels le SOEPU est en lien, le 1er août, qui ne fait pas de victimes mais qui détruit leur local. Dans ce cadre, ce sont des délégations ouvrières du SOEPU qui assurent la sécurité du transport de fonds destiné au paiement du salaire et des primes du mois de juillet, la sécurisation du périmètre du complexe pétrochimique et du site, à l’intérieur, ainsi que la défense des locaux du SOEPU à Rosario.
Parallèlement, le contrôle est pleinement effectif au cours des 28 jours au sens où les ouvriers arrivent non seulement à maintenir la production mais, même, à l’augmenter et à assurer l’ensemble des travaux de maintenance et de réparation que nécessite la structure du complexe pétrochimique. Pour ce qui est de la production, en dépit des tentatives de la direction de PASA de faire cesser l’approvisionnement, les travailleurs parviennent, à partir des stocks existants, notamment, à augmenter la production, en particulier pour ce qui est du styrène (40%) et de l’éthylbenzène (20%), deux dérivés pétrochimiques nécessaires à la production de polystyrènes et de peinture. Au cours du mouvement, les grévistes investissent l’ensemble du champ technique et administratif généralement réservé aux cadres. Ils vont ainsi réussir à réaliser un audit dont le résultat est communiqué à la direction de PASA autour des questions de maintenance et de ressources humaines auxquelles ils estiment nécessaire de répondre de façon à relever les niveaux de production.
L’ensemble de ces activités représentent une véritable école de planification ouvrière de la production pour les occupants, renforçant le processus de renversement des rapports entre dirigeants et exécutants. Tout ceci n’est pas sans rappeler ce qu’observe Gramsci, cinquante ans auparavant, à propos d’une situation bien plus éruptive, dans l’Italie des luttes ouvrières après la Première Guerre mondiale, à savoir que « les journalistes de la classe bourgeoise se tordent de rage, contraints comme ils sont de constater l’activité de la classe ouvrière dans les usines occupées ; activité qui se manifeste par des initiatives, prises par la classe ouvrière, tant dans le domaine de la production, que (…) du règlement intérieur ou dans celui de la défense militaire. Les hiérarchies sociales sont brisées, les valeurs historiques se sont déplacées, les classes “exécutantes”, les classes “instruments” sont devenues des classes “dirigeantes”, elles se sont mises à leur propre tête, elles ont trouvé dans leurs rangs les hommes représentatifs, (…) les hommes capables d’assumer toutes les fonctions qui feront d’un agrégat élémentaire et mécanique une cohésion organique (…). Tout ceci fait se tordre de rage (…) ceux qui croient que la classe bourgeoise a été investie par Dieu des pouvoirs de décision et d’initiative historique ! [15] ». Pour le dire avec les mots d’un gréviste, « je crois que PASA a été surprise par une nouvelle forme de lutte des ouvriers qu’elle exploite. (…) Elle n’a pas pensé que ses ouvriers, en se voyant architectes du processus productif, allaient gagner en confiance, jour après jour, en sortant de leurs tripes des valeurs que le patronat est incapable de reconnaître. Car sous le capitalisme, un ouvrier, c’est juste un engrenage de la machine [16] ».
Au fur et à mesure que le conflit se prolonge, de nouvelles revendications affleurent, notamment celle du passage à la journée de 6 heures ainsi que la nationalisation du site. Il s’agit de mots d’ordre défendus depuis des années par le syndicat, comme on peut le voir de façon assez paradigmatique à la une de El Petroquímico n° 20, de novembre 1972. En arrière-fond de l’illustration, on distingue l’un des énormes ballons de butane du site ainsi qu’une torchère allumée, indiquant la continuité de la production, et, au premier plan, un groupe de travailleurs qui manifeste en brandissant des banderoles et des pancartes sur lesquelles on peut lire « cantine », « des salaires dignes » mais aussi « 6 heures » et « formation et rotation ». La question de la formation et de la rotation sur les postes, de façon à limiter le plus possible le caractère routinier, la pénibilité et la répétitivité de certaines tâches, est bien entendu appliquée pendant la période du contrôle ouvrier : « tout au long du conflit,dit un gréviste dans la presse militante, on a travaillé dans un climat différent. (…) Nous nous sentions libérés de toute pression patronale (…) et ça a été pour nous un véritable stimulant [17] ». Pour Dowling, l’expérience du contrôle ouvrier a donné « plus de sens à notre journée de travail, que l’on trouvait interminable auparavant. La participation libre au processus, avec l’élection à différentes tâches, avec un système de rotation des mandats, au sein des différentes Commissions pour gérer l’usine et le conflit (…) donnait au travail [un sens] moins opprimant, aliénant, dépourvu de tout intérêt [18] ».
Quelques leçons d’un mauvais exemple
Au bout de vingt-huit jours de « grève productive », la direction de la multinationale étatsunienne qui avait parié sur l’essoufflement du conflit finit par rendre les armes et cède sur la première des revendications, la question de la sous-traitance et de la précarité des personnels de cantine. Le 22 août 1974, le mouvement est levé par les travailleurs au cours de ce que les grévistes appellent « l’assemblée de la victoire [19] ». Après une lutte d’une telle ampleur, avec un tel niveau de radicalité et mettant en œuvre un tel éventail d’actions, parler de succès au regard de ce qui a été obtenu, à savoir la résiliation d’un contrat de sous-traitance et la promesse d’embauche de 18 personnels précaires, peut sembler à première vue paradoxal. Ce serait cependant limiter le conflit à un horizon strictement économique et en oublier la portée largement symbolique et politique et, surtout, les quelques leçons qui découlent du « mauvais exemple » qui a été donné, pendant près d’un mois, par les pétrochimistes de San Lorenzo et leurs alliés.
La première leçon a trait à leur capacité d’entraînement et à faire bloc, autour d’eux, sans quoi le conflit aurait été tué dans l’œuf ou n’aurait, du moins, pas connu une telle durée. Bien entendu, le contexte général national, endeuillé par la mort de Perón, la phase transitoire qui s’ouvre avec le changement à la tête de l’exécutif, la poursuite de la collaboration de la CGT avec le gouvernement et certaines faiblesses et erreurs dans la politique déployée par la gauche radicale et l’extrême gauche vis-à-vis des luttes ne sont pas favorables à un dépassement de l’isolement relatif, du moins au niveau national, duquel le conflit de PASA reste prisonnier. Toutefois, les grévistes tissent un solide réseau de solidarité qui sera précieux au cours des mois suivants. Tout d’abord, avec la poursuite de la production, les travailleurs indiquent qu’ils ne souhaitent pas mettre en danger l’activité des entreprises sous-traitantes de PASA et, par conséquent, des milliers d’emplois indirects au niveau départemental. Par ailleurs, et alors que le pays commence à traverser une grave crise économique qui va aller en s’approfondissant, ils font également la démonstration que ce ne sont pas les salariés qui sont à l’origine du désapprovisionnement et du marché noir qui sont, en réalité, orchestrés par certains secteurs du patronat qui tentent de faire pression sur le gouvernement pour libéraliser les prix et les tarifs. Par ailleurs, comme le rappelle un reportage de Puro Pueblo sur le conflit, « aux revendications initiales s’ajoutent d’autres dénonciations liées aux problèmes d’insalubrité et de pollution provoquées par les rejets toxiques (…) qui affectent non seulement les travailleurs de l’entreprise mais également l’ensemble des habitants des quartiers alentour [20] ». Ainsi, les grévistes profitent des opérations de maintenance et des réparations qu’ils mettent en œuvre contre l’avis des cadres et de la direction de PASA pour répondre à certaines préoccupations de la population au niveau environnemental. A la demande des habitants, par exemple, les grévistes procèdent au remblai d’un bassin destiné à l’incinération des déchets plastiques connecté au fleuve. Enfin, au niveau du tissu productif local, les travailleurs de PASA consolident le soutien dont ils bénéficient : ils comptent sur un large front d’organisations qui les appuient avec, en première ligne, les syndicats combatifs du département comme celui de Sulfacid (pétrochimie), Duperial (agroalimentaire) ou encore les syndicats des travailleurs céramistes, des travailleurs du secteur public (enseignants et travailleurs municipaux de San Lorenzo). Le signe révélateur de la façon dont les travailleurs de PASA réussissent à construire une sorte d’hégémonie ouvrière au niveau zonal est également le soutien qu’ils obtiennent de la chambre syndicale des PME, à savoir l’Union des Commerçants et Industriels de San Lorenzo, parvenant ainsi à neutraliser voire à entraîner derrière eux la petite-bourgeoisie et un secteur des petits chefs d’entreprise locaux.
La seconde leçon a trait à la façon dont la direction du conflit, qui agit en véritable Comité de grève, en lien avec l’AG des travailleurs mobilisés, élargit, à mesure que le conflit se durcit, l’horizon des revendications. A sa façon et avec ses propres méthodes, issues des expériences préalables, le Comité Central met en œuvre les recommandations formulées par Trotsky dans certains de ses textes les plus classiques sur la question de la conflictualité ouvrière en période de crise et le programme à y défendre : « Le mouvement ouvrier de l’époque de transition n’a pas un caractère régulier et égal, mais fiévreux et explosif. Les mots d’ordre, de même que les formes d’organisation, doivent être subordonnés à ce caractère du mouvement. Rejetant la routine comme la peste, la direction doit prêter attentivement l’oreille à l’initiative des masses elles-mêmes. (…) Le comité [de grève] coïncidera formellement avec l’organe du syndicat, mais il en renouvellera la composition et en élargira les fonctions. Cependant, la principale signification des comités est de devenir des état-majors de combat pour les couches ouvrières que le syndicat n’est, en général, pas capable d’atteindre. C’est d’ailleurs précisément de ces couches les plus exploitées que sortiront les détachements les plus dévoués à la révolution ».
Ainsi, la direction du conflit réussit à poser clairement, en AG, une série de revendications qui sont ratifiées par la base et qui irriguent le débat des équipes syndicales combatives et des réseaux militants au niveau régional et au-delà. C’est le cas de la question de la réduction du temps de travail sans réduction de salaire, de la titularisation des précaires et de l’embauche. C’est également le cas de la question de l’étatisation, votée à une large majorité en AG, véritable coup porté contre un gouvernement en mal de légitimité et qui souhaite redorer quelque peu son blason « populaire » en promettant, à l’époque, de nationaliser ici ou là sans jamais revenir cependant sur les contrats léonins signés par les multinationales en Argentine, notamment, dans les secteurs automobile, pétrochimique ou de l’énergie. Comme le rapporte un ouvrier du complexe, dans une interview à La Causa Peronista, pendant le conflit, « on ne veut pas d’une soi-disant “argentinisation” qui transmette l’entreprise à des hommes de paille locaux des yankees ; ce qu’on veut, nous autres les travailleurs, c’est que l’Etat prenne le contrôle de PASA, pour pas que ce soit juste l’histoire d’un changement de noms et que les propriétaires restent les mêmes [21] ».Cette question, à l’époque, suscite des débats internes au sein des différents courants qui animent le conflit, notamment autour des caractéristiques de cette nationalisation, à savoir sous contrôle, ou pas, des travailleurs. Cependant, comme le soulignent a posteriori Iturraspe, avocat du syndicat, et Poles, secrétaire-adjoint du SOEPU, tous deux militants de la tendance « lutte de classe » du péronisme opposée au gouvernement (Péronisme de Base), « la revendication de nationalisation, adoptée par la majorité des travailleurs, exprimait les limites d’un processus isolé et circonscrit à une seule usine [mais] signifiait le passage du pouvoir sur les moyens de production de la multinationale à un Etat qui, à ce moment-là, était remis en cause par la majorité des travailleurs de l’usine tant en raison de la politique qu’il défendait que des intérêts qu’il représentait [22] ». Il s’agit, dans les faits, d’une revendication transitoire d’agitation que Iturraspe et Poles rechignent à définir plus directement dans le sens où « poser le problème du contrôle veut dire poser, selon Gramsci, le plus grand problème de la période historique (…), c’est-à-dire poser le problème du pouvoir ouvrier sur les moyens de production et par conséquent celui de la conquête de l’Etat [23] ».
En procédant à une série de « démonstrations » remettant en cause le « régime autocratique » ou le « despotisme d’usine », expressions employés chez Gramsci ou chez Marx, « en procédant de telle manière, comme le dit Dowling, qu’on démontre à l’entreprise et à la société toute entière qu’en tant qu’ouvriers, qu’en tant que travailleurs, nous sommes capables de gérer, nous-mêmes, nos usines(…) [24] », les pétrochimistes de PASA inscrivent leur combat de 1974 dans le sillage de ce que décrit Rosa Luxemburg dans le quatrième chapitre de Grève de masse, parti et syndicat, sa grande œuvre qui analyse la répétition générale que représente la Révolution russe de 1905, à savoir ces « grèves de démonstration qui, à la différence des grèves de lutte, exigent un niveau très élevé de discipline de parti, une direction politique et une idéologie politique conscientes [ici, en 1974, assurées par l’intervention et le rôle continu exercé par les courants de gauche révolutionnaire au sein de l’usine] et apparaissent donc selon le schéma comme la forme la plus haute et la plus mûre de la grève de masse [et qui] sont surtout importantes au début du mouvement ».
L’absence, à l’époque, d’une coordination nationale des secteurs combatifs qui aurait pu voir le jour, quelques mois auparavant, dans le cadre du grand conflit des sidérurgistes de Villa Constitución, affaiblit indubitablement l’efficacité et la portée politique et symbolique du combat des travailleurs pétrochimistes, qui aurait pu avoir encore plus de retentissement. Néanmoins, la « grève productive » et la dynamique locale qu’elle enclenche, son caractère exemplaire et « démonstratif » vont permettre au SOEPU d’assurer un certain nombre de tâches préparatoires, de remettre en place le réseau militant et syndical qui avait existé au cours de la période 1969-1972 à travers « la Inter » et d’être sur le pied de guerre lorsque commence la montée ouvrière qui va déboucher sur la première grève générale contre un gouvernement péroniste, en juin et juillet 1975, l’un des moments de plus grande conflictualité du cycle d’insubordination sociale et révolutionnaire des années 1969-1976 en Argentine. A une autre période et dans un cadre distinct, mais alors que la voracité des capitalistes s’exprime, plus que jamais, dans toute sa violence et sa vulgarité, le « mauvais exemple » de la lutte de PASA pourrait, on le souhaite, en éclairer d’autres à l’heure où la bataille contre les fermetures et les licenciements, à Total, chez Brigestone et ailleurs, s’inscrit comme une nécessité urgente dans le panorama actuel.
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