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SOURCE : Orient XXI
Peut-on tenir un discours autoritaire sur les « valeurs de la République », en exiger le respect absolu par tout un chacun, et faire soi-même peu de cas desdites valeurs ? C’est le dilemme auquel a été confrontée Jacqueline Eustache-Brinio, sénatrice (Les républicains) et ancienne maire de Saint-Gratien dans le Val-d’Oise. En 2011, elle avait refusé de mettre à la disposition de l’association franco-musulmane de Saint-Gratien une salle communale pour quelques heures pendant plusieurs jours au cours du mois de Ramadan. Attaquée devant la justice administrative, Eustache-Brinio avait porté « une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés de réunion et de culte », constatait le Conseil d’État dans une ordonnance du 26 août 2011 (n° 352106).
LA SÉNATRICE CONTRE LA LOI DE 1905
La jurisprudence administrative considère en effet que les libertés de réunion et de culte sont des libertés fondamentales, la liberté de culte découlant de l’article 1er de la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État. En d’autres termes, lorsqu’un édile porte atteinte à la liberté de culte, il viole la loi de 1905 et donc les fameuses « valeurs de la République ». C’est pour le moins surprenant s’agissant d’une élue qui défend bec et ongles la « laïcité ».
Jacqueline Eustache-Brinio a été la rapporteure d’une commission d’enquête du Sénat portant « sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre ». Cette commission a été créée en novembre 2019 après l’attentat commis au couteau dans l’enceinte de la préfecture de police de Paris le 3 octobre 2019 par l’un de ses fonctionnaires.
Pendant plusieurs mois, elle a traqué les moindres manifestations du fait religieux musulman dans toutes les sphères de la société : école, éducation, sport, lieux de culte. Si le rapport final, rendu le 7 juillet 2020, prend soin d’affirmer que l’islam et les musulmans, de même que l’exercice paisible de leur culte, ne sont pas visés, le sous-texte de ce rapport laisse penser que toute manifestation visible de l’islam déplait aux sénateurs. Ainsi écrivent-ils que : « ce renouveau religieux[de l’islam] s’accompagne pour certains d’une volonté d’affirmation de leur croyance dans l’espace public, dans l’entreprise, dans l’école, et de reconnaissance par les institutions et les services publics, ce qui entre en conflit avec les lois de la République et la laïcité. »
Cette affirmation est étonnante : il n’est en effet pas interdit par la loi d’affirmer sa croyance dans l’espace public, tant que celle-ci ne trouble pas l’ordre public. Le postulat de contrariété avec les lois de la République est également consternant : aucune règle de droit précise n’est indiquée comme étant violée par ces manifestations visibles de l’islam.
Le rapport — comme, du reste, nombre de prises de position dans l’espace politique — est truffé de références vides aux « lois, règles ou valeurs de la République » avec ce postulat maintes fois répété qu’il y serait porté atteinte par des musulmans qui refuseraient l’égalité entre les sexes, exigeraient des plats halal à la cantine ou se présenteraient sur des listes électorales (le rapport dénonce l’« entrisme sur les listes électorales », alors que se présenter aux élections est un acte démocratique autant qu’une preuve d’intégration). Ces références sont dénuées de toute substance, car il n’est jamais fait mention d’un texte de loi qui serait effectivement violé par tel ou tel comportement.
Si la commission d’enquête du Sénat ne faisait initialement référence qu’à la « radicalisation islamiste », elle a finalement adopté le terme de « séparatisme », probablement sous l’influence du président de la République. En effet, dans son discours de Mulhouse du 18 février 2020, Emmanuel Macron a exprimé son « sentiment aussi qu’il y a des parties de la République qui veulent se séparer du reste », dénonçant « la volonté de ne plus respecter la loi […] « au nom d’une religion ». C’est donc à l’aune de ce « séparatisme islamiste » que la commission du Sénat va poursuivre ses auditions et travaux pour affirmer que « le développement d’un “séparatisme islamiste” dans les territoires de la République s’est accéléré au cours des vingt dernières années ».
UNE APOLOGIE DES DICTATURES ARABES
Les sénateurs croient ainsi mettre à jour la « révolution salafiste des années 1990 » et simultanément une « islamisation de la société française ». Ils semblent même regretter que les « islamistes » n’aient pas été réprimés en France comme ils le furent dans les pays arabes : « Alors que les pays arabes s’engageaient dans une répression contre les islamistes, qu’il s’agisse du régime du président Ben Ali en Tunisie ou de l’armée en Algérie, la France ou le Royaume-Uni, par exemple, choisissaient au contraire d’accueillir des islamistes sur leur sol. »
Il est étonnant, de la part des thuriféraires des « valeurs de la République », de jalouser la répression menée contre les islamistes en Algérie ou en Tunisie : les atteintes aux droits humains — valeurs de la République s’il en est — commises au cours de cette répression ont été largement documentées.
Le rapport tente ensuite de faire une typologie de « l’islam militant » qui prospérerait dans un « écosystème islamiste » dont l’émergence a été rendue aisée par la richesse de l’islam de France : « Capable de lever les capitaux nécessaires à ces constructions [de mosquées], l’islam est contrairement aux idées reçues, une religion “riche”, avec des “activités commerciales” rentables comme le hadj, le rapatriement de défunts et le halal. »
Au final, la lecture du rapport laisse penser qu’il existe une continuité nécessaire mais implicite entre des manifestations apparemment banales de l’islam – halal, construction de mosquées, etc. – et des mouvements radicaux allant du tabligh1 aux djihadistes en passant par les salafistes, les Frères musulmans et le courant turc du Millî Görüş2.
L’analyse de l’islam de France proposée par les sénateurs aboutit donc à un agglomérat d’idées reçues sur les musulmans saupoudrées de considérations de sciences politiques sur les mouvements dits militants en laissant l’étrange sentiment d’une unité entre toutes ces variantes. La conclusion s’impose donc d’elle-même : il s’agit pour les sénateurs de lutter dans chaque recoin de la société contre toute manifestation de l’islam pouvant déboucher sur ce qui est considéré comme une forme de radicalisation.
CONTRE LE TERRORISME ET… LA FRAUDE DANS LES TRANSPORTS
Les sénateurs formulent donc 44 propositions qui pourraient se retrouver dans le projet de loi contre le séparatisme islamiste que nous promet le gouvernement dans les mois qui viennent. Il n’est pas ici utile d’en faire la typologie complète, mais il convient de souligner que nombre de ces propositions ont pour effet de renforcer les pouvoirs des services de renseignement et une extension de la logique du soupçon, en faisant une confiance aveugle à la police du renseignement.
Ce mouvement n’est pas nouveau et on a pu déjà le voir à l’œuvre depuis quelques années. En 2015, le député socialiste Gilles Savary avait proposé une loi dont l’objectif était de lutter à la fois contre le terrorisme et la fraude dans les transports en commun ! Cette proposition est devenue la loi du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs.
Elle a créé un dispositif inédit pour enquêter sur les personnes qui souhaitent exercer certaines fonctions spécifiques au sein des entreprises de transport, comme le métier de conducteur de métro ou de train. Désormais, un individu postulant à un tel poste fait l’objet d’une enquête administrative menée par le Service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) rattaché au ministère de l’intérieur, dont les compétences sont malheureusement appelées à s’étendre.
Le SNEAS mène donc une enquête sur le postulant — dans des conditions dont on ignore tout — et donne simplement une conclusion, positive ou négative, à son recrutement au poste de conducteur de métro alors qu’il ignore les raisons pour lesquelles la police le considère comme dangereux et donc inapte à exercer un tel métier. Par conséquent, la RATP ou la SNCF refusent de recruter un candidat recalé par la police. Ce qui est profondément choquant dans un tel dispositif est qu’il donne force exécutoire à un soupçon policier qui n’est pas étayé, ni débattu contradictoirement, même si pour l’instant les juridictions administratives semblent contester ce mécanisme.
UNE POLICE RELIGIEUSE
Le rapport sénatorial de 2020 propose d’élargir le champ de ces enquêtes administratives « de sécurité » au recrutement sur des emplois dits sensibles ayant un lien avec des mineurs, comme les professions d’enseignants, d’animateurs, d’éducateurs (proposition n° 17) mais aussi d’étendre les compétences du SNEAS aux personnes organisant des accueils collectifs de mineurs (proposition n° 30).
Si ces propositions étaient inscrites dans la loi, les policiers du SNEAS auraient alors pour mission de passer au crible de leurs fichiers et d’enquêter sur tous les enseignants de ce pays, mais aussi sur les animateurs et toutes personnes en lien avec des mineurs, ce qui risque de se compter en millions… Mais surtout, les décisions refusant l’affectation de tel ou tel individu pour cause de dangerosité, de comportement inapproprié ou de radicalisation ne se fonderaient sur aucune motivation explicite. Le SNEAS aurait juste à baisser le pouce, sans raison connue, pour qu’un individu ne puisse aller travailler dans un lycée ou une colonie de vacances.
Les sénateurs rêvent donc de donner un pouvoir arbitraire, un blanc-seing, aux policiers des services de renseignement, pour leur laisser dire qui est trop musulman ou presque radicalisé, fréquente trop souvent telle mosquée ou s’habille d’une manière trop peu « républicaine », pour que les personnes visées par cette police des mœurs — cette police religieuse — soient exclues de leur profession et donc, souvent, de la société.
Au nom des valeurs républicaines et de la lutte contre le séparatisme, les sénateurs font le tour de force de proposer des mesures qui entrent frontalement en contradiction avec les fondements de la République et auraient pour effet de contribuer à la division de la société.
Avocat au barreau de Paris.