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SOURCE : Lundi matin
Épilogue pour l’édition française de Hinterland de Phil A. Neel
En 2018 paraissait aux États-Unis Hinterland. Nouveau paysage de classe et de conflits aux États-Unis, de Phil A. Neel, géographe communiste américain (le pdf du livre en anglais est disponible ici). En plus d’être un succès de librairie, c’est surtout un livre important qui porte sur le rôle moteur joué par les différentes périphéries (urbaines et rurales) au sein des conflits américains, notamment suite aux soulèvements de Ferguson en 2014. Le même livre, traduit en français, vient de paraître aux éditions Grevis. Nous publions ici l’ultime chapitre de l’édition française, paru également en anglais sur le site du Brooklyn Rail et dans lequel Phil A. Neel actualise les analyses de son livre à travers les soulèvements des deux dernières années : des Gilets Jaunes aux soulèvements suite à la mort de George Floyd en passant par Hong Kong. Il met l’accent sur la manière dont ces dernières luttes ont pu briser le cadre sclérosé du « mouvement social » – les disputes idéologiques, identitaires, la soif de contrôle et la fascination du pouvoir – en imposant d’autres manières de prendre la rue et de se battre.
TOUT SE RÉPÈTE
Le temps tourne sur lui-même comme le ressac d’une vague déferlante. Immanquablement, nous sommes pris dans la dérive de son tourbillon, encore perdus dans les mêmes lieux, les mêmes évènements qui se répètent autour de nous, seulement altérés par de subtiles oscillations. Le flux et le reflux sont généralement à peine perceptibles et l’espace lui-aussi participe de ce grand rituel économique sur lequel nous n’avons aucun contrôle : le trajet pour se rendre sur son lieu de travail, l’itinéraire de livraison, les nombreuses mémorisations infimes de lieux sans importance ou encore l’ordonnance des rues. Ce ressassement nous rappelle qu’après tout, l’espace et le temps sont liés comme la chair l’est à l’os. Pris individuellement, c’est le cycle essentiel et existentiel de l’expérience vécue. Toutefois, la vie humaine est fondamentalement collective, ce qui signifie que cela, comme beaucoup d’autres choses, ne se voit qu’à une échelle globale — ce que nous appelons le politique, l’histoire, ou le nom donné à une politique qui se déploie sur une période. C’est à cette échelle que nous voyons vraiment comme rien ne se répète jamais à l’identique. Chaque vague ressemble à la précédente, et néanmoins diffère de celle-ci. L’amplitude est parfois plus grande, plus profonde et plus sombre, et sa crête est si haute qu’elle semble griffer le ciel. Nous pouvons être pardonnés si, entraînés dans son ascension, nous ne percevons pas le schéma parabolique et anticipons plutôt un arc de type exponentiel, comme si cette vague était la dernière : l’insurrection à bout de souffle, le déluge qui vient enfin devant les portes du paradis.
C’est ainsi que je me suis retrouvé dans un coin particulier du centre-ville de Seattle en 2020, un jour particulièrement pluvieux de la fin mai. Mes vêtements étaient évidemment trempés, cela va de soi. Les gaz et gels lacrymogènes donnaient à l’air ce parfum familier, qui rappelait des centaines de moments comme celui-là, ici et ailleurs. Ce jour-là à Seattle, le verre brisé crissait sous les pieds comme du sable. L’espace nous faisait écho et la musique retentissait depuis les voitures qui avançaient au ralenti dans la foule, tandis que des acclamations et des slogans tonitruants étaient lancés contre le cordon de policiers qui gardait un carrefour mis à sac. Huit ans plus tôt, lors d’une journée ensoleillée du début du mois de mai, une autre foule masquée s’était précipitée sur ce même carrefour après avoir saccagé les magasins Niketown et American Apparel. Cette fois-ci, Niketown fut épargnée. L’entreprise avait été prise pour cible tous les 1er mai avec une telle régularité des années durant, qu’aujourd’hui, dès les premiers signes de protestations, elle barricadait ses vitrines et engageait des agents de sécurité pour la protéger. Quant à American Apparel, la société avait fait faillite depuis bien longtemps. Ce fut alors au tour du magasin North Face qui se trouvait de l’autre côté de la rue. Ses portes furent forcées et ses vestes polaires passèrent de main en main, pour le plus grand bonheur des jeunes qui se trouvaient là. À l’emplacement du magasin American Apparel, l’enseigne d’une autre marque de vêtements fut saccagée et ses blousons rembourrés furent pillés en quantité. Certains tombèrent d’épaules surchargées et leur tissu brillant tricoté pour l’hiver vint draper des piles de verre brisé qui s’étendaient sur le trottoir tels des amoncellements de glace.
C’est dans les plus petits détails physiques, relatifs à la force et à la quantité, que nous pouvons percevoir les subtils détails qui différencient les itérations d’une même chose. En 2012, une foule d’environ cinq cents personnes, constituée d’une masse compacte de colonnes noires, avala le centre-ville. En 2020, des milliers de gens se dispersèrent en groupes d’environ une centaine de personnes chacun et se livrèrent au pillage. Le 1er mai 2012, des morceaux de verre avaient simplement été saupoudrés sur les trottoirs, ajoutant un certain grain à la circulation fluide de l’argent et des marchandises mais sans jamais vraiment menacer le flux en lui faisant barrage. Les vitres brisées furent calfeutrées et les magasins perdirent à peine une journée de vente. Cependant, en cette fin d’un autre mois de mai, la reprise ne fut pas aussi facile. Le verre brisé nous arrivait jusqu’aux chevilles. Les magasins furent pillés. Même sans la pandémie venue asphyxier les chaînes logistiques mondiales, le réapprovisionnement aurait perturbé l’activité pendant plusieurs semaines. Chacun de ces deux moments se reflétant en miroir vint résonner d’un ton différent au plus profond de nos tripes. L’émeute du 1er mai 2012 survint à la fin d’un mouvement — l’un des nombreux enterrements à la Pyrrhus qui, rétrospectivement, ressemblait peut-être davantage à la combustion d’un pin pyrophyte, semant l’avenir du germe d’une politique à venir. Vinrent ensuite des années sombres, marquées par la répression, l’émigration et un retour général à l’administration atonale et dépolitisée d’un monde se mourant lentement. La vague se souleva de nouveau en 2014 et 2015 à Ferguson, Baltimore et Bâton Rouge mais fut réprimée avec fermeté et rapidité ici et là, les voies rapides restèrent interdites à la circulation pendant un week-end et une centaine de nouveaux entrepreneurs d’ONG vinrent se repaître des restes du festin. Lorsque nous nous sommes trouvés pour la première fois dans ces rues du centre-ville, le sentiment que nous partagions n’avait pas grand-chose à voir avec l’anticipation mais plutôt avec l’adrénaline de la chute. Traînant nos centaines de drapeaux rouges et noirs, nous nous engouffrâmes ensemble dans l’obscurité à travers laquelle, au bout du compte, les drapeaux noirs sombrèrent tandis que les rouges s’éteignaient comme des braises que l’on plonge dans l’eau froide.
En 2020, personne n’avait de drapeaux. À la place, les gens agitaient des bras de mannequins arrachés, leurs corps de couleur neutre ayant été extirpés des vitrines et entassés sur l’asphalte au milieu d’un éparpillement d’objets divers qui constituaient malgré eux des barricades de bric et de broc. La ville entière avait reçu plusieurs heures auparavant un SMS du maire imposant un couvre-feu à 17h, et toute personne y dérogeant était susceptible d’être immédiatement arrêtée. Nous étions pourtant des milliers. Dans nos ventres, ce n’est pas ce sentiment de répression imminente que l’on ressentait mais bien la montée de l’extase — une légèreté qui emplissait notre torse quelque part juste sous le cœur et qui faisait soudain apparaître ce monde pesant particulièrement léger. Je n’étais pas le seul à sentir ça. Les yeux excités et perplexes que l’on distinguait sur les visages cagoulés semblaient tous poser la même question : jusqu’où irons-nous ? La réponse se fit connaître lorsque des explosions distantes secouèrent l’acier et le verre tandis que les réservoirs des voitures de pompiers s’enflammaient. Des bûchers noirs s’élevaient comme des signaux de fumée au loin, et guidaient de nouvelles foules errantes au sein du labyrinthe des gratte-ciel. Finalement, la police ne fut plus à même de sécuriser quoi que ce soit, excepté une poignée de carrefours clés. Chaque rassemblement de masse qu’elle dispersait se transformait en bandes indépendantes mêlant émeutes et festivités improvisées. Les flics se contentaient alors de rouler à pleine vitesse à travers les rues bondées. Les sirènes hurlaient et les lumières se brouillaient tandis que la nuit tombait, et tout le monde était ainsi poussé de force hors des rues.
Plutôt qu’une fin, il s’agissait ici d’un début. Les jours qui suivirent, des révoltes très localisées se mirent à proliférer à une telle vitesse et dans une telle variété que les événements devinrent impossibles à suivre dans leur intégralité. La ville voisine de Bellevue fut immédiatement pillée, quand bien même cet équivalent de Seattle, plus riche (il s’agit d’une ville technologique gangrénée par des appartements sans âmes), n’avait jamais été le théâtre de manifestations de grande ampleur. Les autres centres commerciaux de la zone furent ensuite touchés au moment où des pillages tardifs se déclaraient dans tout le pays. Ces derniers furent ignorés ou grossièrement déformés par les principales chaînes d’information et peu relayés par les militants. Ils furent néanmoins rendus visibles par une magnifique et éphémère carte Snapchat, où je pus me délecter de la story d’un adolescent sortir en trombe du magasin Southcenter Target un aspirateur à la main, dans ce qui pourrait être décrit comme un acte de pure reproduction sociale. Pendant ce temps, dans d’autres grandes villes américaines, des escouades partaient en petits groupes vers Santa Monica ou Beverly Hills et saccageaient des centres commerciaux débordant de richesses. On pouvait aussi voir ces groupes sauter sur des trains de marchandises qui avançaient à faible vitesse dans les vastes terrains vagues des terminaux ferroviaires juste après Chicago pour extirper des télévisions à écran plat de conteneurs d’expédition préalablement forcés [1]. C’est à ce moment-là que le sentiment de légèreté précédemment évoqué devint presque inquiétant. Il s’agissait peut-être de la première fois dans la vie d’un jeune que le corps en hibernation de l’insurrection commençait à remuer. Ce sentiment de flottement, attisé par le feu s’échappant des commissariats et des voitures de police, se mua en vertige : le même vertige qui nous parcourt lorsqu’on se dresse au bord d’un précipice, juste au moment où l’on réalise que l’on est sur le point de chuter.
La répression de la révolte fut globale et méthodique. Plus tard la même semaine, les parkings du même centre commercial furent investis par des hommes de la Garde nationale qui se formaient à la maîtrise des foules. Au même moment, la police de nombreuses villes américaines donnait carte blanche aux gangs d’extrême droite, dont les membres furent filmés en train d’agresser jusqu’aux partisans les plus modérés du mouvement, notamment dans le quartier de Fishtown à Philadelphie. À New York, les flics continuaient simplement de se frayer un chemin à travers les foules à coups de poing. Ces formes de répression excessive ne correspondent cependant pas vraiment à la façon dont les révoltes aux États-Unis sont écrasées. Ces forces, bien que dangereuses et violentes, sont pour la plupart déployées uniquement dans des situations particulières pour couper l’herbe sous le pied des franges les plus militantes du mouvement, pour collecter des informations en vue de poursuites ultérieures et pour maintenir une pression constante afin de démoraliser ceux qui battent le pavé. Autrement, ils fonctionnent presque uniquement comme des renforts, patientant dans les coulisses au cas où la répression habituelle échouerait et que la révolte s’avérerait plus difficile à contenir. Nous trouvons alors ici une autre des inévitables répétitions.
ITÉRATIONS
J’ai écrit Hinterland au cours d’une autre période de déclin et de répression, quand le premier cycle de ce qui allait devenir le mouvement Black Lives Matter commença à émerger des incendies de Ferguson avant de s’éteindre dans les livres de comptes de quelque organisation caritative. La majeure partie de son écriture s’est déroulée en 2015 et 2016, alors que l’énergie de la révolte initiale était remplacée par des appels insignifiants à la mise en place de caméras-piétons dans les rangs de la police et d’autres réformes mineures encouragées par les leaders « officiels » du mouvement, qui avaient alors pris l’habitude systématique de se mettre en avant sur les supports de communication en ligne. Tout cela se déroulait tandis qu’un certain nombre de personnes impliquées dans le mouvement depuis le début trouvaient la mort dans des circonstances « étranges » : deux tués par balles, des corps brûlés, plusieurs suicides suspects et une « noyade accidentelle ». [2] À ce stade, la révolte initiale s’était propagée à d’autres villes dans le même cycle de répétition infinie, entraînant des manifestations nationales, des fermetures d’autoroutes et au moins deux autres grands épicentres de nouvelles émeutes, à Baltimore en 2015 et à Bâton Rouge en 2016. Celles-ci faiblirent néanmoins rapidement, entachées par deux attaques isolées contre la police et une récrimination ultérieure au sein du mouvement ainsi qu’une répression depuis l’extérieur. À la fin de l’année, l’attention s’était presque entièrement focalisée sur les conséquences de l’élection de 2016 qui confirma à la fois le caractère profondément raciste de l’État américain et occulta le vrai terrain de la lutte. Des libéraux nouvellement éveillés développèrent une obsession infantile pour le personnage de Trump lui-même, apparemment aveugles au fait que, jusqu’en mai 2020, le plus grand soulèvement de jeunes noirs depuis des décennies s’était déroulé non seulement sous une administration démocrate, mais également pendant le mandat du premier président noir de l’histoire du pays.
Cette élection a également donné une drôle de saveur à une bonne partie de la lecture du livre. Fruit du hasard, Hinterland a été publié en même temps que des centaines de textes qui tentaient d’expliquer, à tort, l’issue prétendument inattendue de l’élection comme le résultat d’une « anxiété économique » parmi les Blancs pauvres des zones rurales. Il y a alors eu une volonté compréhensible de faire figurer le livre au sein de ce même sous-genre malgré ses conclusions assez claires qui allaient dans le sens contraire : les deux premiers chapitres soulignent la réalité de l’abstention au sein des zones rurales pauvres, l’illusion d’une « classe ouvrière blanche » est déconstruite et le caractère de classe réel. La dépendance urbaine des grandes banlieues pseudo-rurales et relativement riches est illustrée en détail. Néanmoins, de nombreux lecteurs ont semblé accorder une importance excessive à mon récit sur les campagnes et la rust belt de l’hinterland lointain, puisqu’il s’agissait des parties qui, à condition d’être mal interprétées, étaient assez faciles à intégrer au sein du récit convenu du déclin américain illustré par des portraits exotiques de la déchéance du cœur du pays. De ce point de vue, la montée du mouvement des miliciens décrite dans le livre a été perçue comme le signe d’une opération réussie menée par l’extrême droite grandissante, et trouvant son point d’orgue dans l’élection de Trump. Il s’agissait plutôt — je l’ai démontré — d’un échec brutal mais révélateur et néanmoins important dans la mesure où il laissait entrevoir comment un mouvement d’extrême droite de masse pourrait potentiellement se former dans le futur, à supposer qu’il s’ouvre davantage à une adhésion multiraciale et qu’il s’implante au point véritablement stratégique du conflit de classe aux États-Unis aujourd’hui, à savoir dans les banlieues.
Dans l’ensemble, cette mauvaise interprétation met l’accent sur l’hinterland lointain au détriment de l’hinterland proche. L’hinterland lointain aux États-Unis est assurément important à ses propres yeux, et est le théâtre de nombreuses luttes actuelles — menées par des natifs Américains et des travailleurs en amont et en aval de la chaîne d’approvisionnement alimentaire — de bien meilleure nature que le mouvement des miliciens. Mais c’est dans l’hinterland proche, ces franges urbaines et ces banlieues périphériques intérieures bordant chaque ville américaine, que se trouve le cœur du concept du livre. L’hinterland est, en fin de compte, une zone exclue du noyau d’accumulation et de consommation. Si ce noyau est symboliquement incarné dans le centre-ville creux et grandiose s’imaginant être la demeure postindustrielle des « créatifs » et des administrateurs, alors l’hinterland représente simplement tout ce qui est renié par cette illusion. Il s’agit de ces gens au-delà des murs de la ville centrale, et de tous ceux qui affluent depuis les nouvelles périphéries pauvres pour faire fonctionner ses rouages intérieurs et dissimulés.
Dans l’hinterland lointain, cette exclusion atteint des proportions extrêmes. L’expulsion générale de la population et de l’industrie implique que même les mobilisations politiques les plus réussies ne sont pas seulement difficiles, mais qu’elles ont également peu de poids et ne représentent qu’une menace mineure pour ceux qui sont au pouvoir. Dans l’hinterland proche, cette exclusion est davantage immanente au système, et ainsi bien plus menaçante. Il s’agit des quartiers qui abritent les travailleurs des services de bas niveau, où la pauvreté augmente le plus rapidement, où les nouveaux immigrants venant de l’étranger s’installent en premier, et où les gens poussés hors des villes centrales par la gentrification atterrissent. Plus important encore, ces quartiers opèrent comme les noyaux économiques délaissés des zones métropolitaines majeures des États-Unis, pas seulement en termes de force de travail mais aussi en termes de production. Il s’agit des centres clés de l’infrastructure industrielle mondiale, construits à la hâte pour attirer les réserves de main-d’œuvre bon marché qui existent juste au-delà de la vue du citadin libéral moyen. C’est dans ces banlieues invisibles, ces zones exclues, ces colonies frontalières et ces ghettos nouvellement ségrégués aux frontières de la ville que l’on trouve aujourd’hui le lieu des conflits de classe aux États-Unis.
Il n’en reste pas moins que la première grande révolte qui s’est déroulée aux États-Unis au XXIe siècle a commencé dans une banlieue du Missouri. Le phénomène n’est pourtant en aucun cas limité au pays. En réalité, la géographie changeante de la production américaine est mieux comprise comme un retour à la norme mondiale de l’urbanisation capitaliste. Cela veut dire que ce paysage de conflit de classe retourne lui aussi à quelque chose comme la norme mondiale. Le soulèvement de Ferguson peut être vu comme l’itération locale d’un renouveau mondial de la lutte, qui a pris la forme à de nombreux endroits d’une menace d’insurrection au sens littéral du terme — moment qu’Alain Badiou considère, à juste titre, comme le « réveil de l’histoire ». Cependant, ces luttes ont été presque universellement définies par une contradiction irréconciliable en termes de géographie globale. Même lorsqu’ils impliquent des gens issus de zones prolétariennes périurbaines disposant d’une infrastructure industrielle conséquente, de tels événements ont non seulement eu tendance à ignorer la sphère de production en tant que telle, mais aussi à être attirés dans le centre-ville fortement surveillé. Dans ces centres-villes, les révoltes se transforment en manifestations, et même les plus réussies, par exemple en Égypte, ne peuvent qu’obtenir de fausses victoires car elles se sont opposées au mirage du pouvoir — qu’il s’agisse d’un parti, du parlement ou du somptueux quartier des finances et du commerce — tout en ne faisant que traverser le véritable centre du pouvoir, incarné dans les nombreux nœuds et corridors de l’infrastructure de production mondiale implantée dans les banlieues.
Ferguson a été précédé non seulement des émeutes de banlieues très similaires en France en 2005, dans le détroit de la Rivière des Perles en 2008 et 2014 [3], à travers l’Angleterre en 2011, mais aussi par le mouvement mondial anti-austérité. Celui-ci n’est pas né dans le monde arabe, contrairement à la croyance populaire, mais en Thaïlande en 2010 quand les chemises rouges occupèrent le quartier commerçant de Ratchaprasong dans le centre-ville de Bangkok. L’exemple thaïlandais fut particulièrement révélateur du casse-tête géographique, puisqu’il impliqua le transport en bus de nombreux habitants de l’hinterland lointain et agricole (en particulier les régions pauvres de l’Isan, au nord-est du pays) et la participation massive de travailleurs migrants plus pauvres encore et vivant dans la périphérie industrielle de la ville. L’afflux massif de personnes habitant l’hinterland dans le noyau urbain eut pour effet de paralyser la ville, de faire naître le spectre imminent d’une insurrection populaire et de perturber le bon déroulement de l’administration politique. Mais le processus dans son ensemble impliqua très peu de grèves ou autres actions industrielles, et ne causa pas de menace de saisie massive de terres. Il s’agit du parfait exemple d’une lutte où les doléances fondamentales — et souvent économiques — des personnes impliquées furent redirigées vers des demandes de changement politique, puisque le mouvement lui-même s’était organisé autour de la défense d’un parti d’opposition populiste interdit, dirigé par le milliardaire des télécoms Thaksin Shinawatra (et, plus tard, par sa sœur Yingluck) [4]. Pendant ce temps, malgré le fait que les manifestants venaient des fermes et des quartiers industriels qui formaient l’épine dorsale de l’économie thaïlandaise, leur révolte fut attirée hors de ces grandes artères économiques pour se dérouler dans le terrain de jeu à la fois non-essentiel et particulièrement visible de la consommation, où elle devint moins menaçante mais plus spectaculaire. Ce schéma allait se répéter encore et encore partout dans le monde au cours des années suivantes
NUANCES DE JAUNE
Chaque itération tend cependant à porter en elle une certaine mémoire des échecs passés. La spirale de lutte s’élargit à mesure qu’une population croissante est entraînée avec elle. Aujourd’hui, peu importe le pays ou le conflit, les événements commencent à déborder leurs anciennes limites. Alors que le même chemin continue d’être emprunté encore et encore, de plus en plus de jeunes constatent, non sans une certaine frustration, que les modèles posés par ceux qui les ont précédés se limitent tous à un cercle névrotique d’indignation pure, pacifique et impuissante qui doit être violemment brisé si une véritable révolte devait naître. Le changement de tactique peut être assez rapide, prenant presque toujours les militants par surprise. J’ai donné quelques conférences dans des petites galeries d’art de gauche et dans des librairies de Hong Kong au cours des étés 2014 et 2015, juste avant que ne débute le mouvement des parapluies mais aussi juste après, tout en assistant à quelques-unes des manifestations régulières qui se déroulaient en juin et en juillet dans la ville. Il s’agissait à l’époque des manifestations les plus pitoyables et les plus assommantes que j’ai vues, et ce malgré leur taille importante. Des milliers de personnes couvraient les trottoirs du quartier de l’Amirauté durant les nuits estivales chaudes et humides, et la foule se rassemblait autour de grandes plateformes de discussions dont les propos étaient dominés par le langage de la non-violence et les conseils des conservateurs pan-démocrates accompagnés de groupes d’étudiants et de membres d’ONG. Il s’agissait exactement du genre de « mouvement social » dont les militants professionnels américains rêvaient depuis longtemps, où chaque groupe d’intérêt apportait sa propre « lutte » sur la table et discutait — au cours de longues réunions et moments d’éducation populaire dirigés par les libéraux — de la façon dont toutes ces luttes pourraient converger en un seul corps de coalition [5].
Les discours que j’ai prononcés dans ce contexte, toutefois, constituaient une préfiguration de certains des thèmes principaux d’Hinterland, avec un accent mis sur les émeutes et la condamnation féroce des mouvements sociaux, jusqu’à leur logique la plus fondamentale. Je posais la question simple et concrète du pouvoir face au discours, à la prise de conscience et à la convergence des points de connexion des différentes identités et de leurs luttes distinctes. Lors d’une conférence de 2014, alors que j’abordais la question de la révolte et de l’insurrection et que je suggérais que des émeutes pourraient se produire de nouveau à Hong Kong, mes propos furent accueillis avec incrédulité. Les militants locaux m’expliquèrent que « les habitants de Hong Kong étaient bien trop courtois pour se livrer à de telles pratiques ». En 2015 cependant, après l’échec du mouvement non-violent des parapluies, une nouvelle forme de politique avait commencé à naître à l’abri des regards. Pendant ces conférences, le public reconnut tout de même qu’une fracture tactique avait néanmoins commencé à s’opérer au sein du mouvement juste avant qu’il ne s’éteigne, entre ceux qui soutenaient la « grande scène » (大台) mise en place par les groupes d’étudiants et les pan-démocrates d’une part, et ceux qui appelaient à « démolir cette grande scène » (拆大台). La plupart des membres de la gauche locale considérait cependant les actions les plus agressives qui avaient émergé à la fin du mouvement comme de simples actions isolées et impopulaires perpétrées par une poignée de jeunes durs à cuire encouragés par les localistes d’extrême droite de la ville, qui, à l’époque, offraient l’un des seuls soutiens publics à ceux qui avaient tenté de briser les vitres du parlement [6]. Cela, plus qu’autre chose, obscurcit la vision du mouvement social sur ce qui allait arriver.
Quatre ans plus tard, je me trouvais dans ces mêmes rues, accablé par cette même chaleur humide. Cette fois cependant, il n’y avait pas de plateformes de discussion. La foule se tenait debout, et son principe de base, traduit en anglais par « décentralisation », voulait littéralement dire « sans grande scène » (无大台). Ce slogan sonnait comme la condamnation ouverte de l’unité fondamentale du « mouvement social » [7]. Au lieu de nombreux groupes d’identités différentes se rencontrant et partageant les points communs entre leurs luttes diverses, il y n’avait cette fois-ci qu’une seule vague noire armée de lasers, de marteaux et coiffée de casques jaunes. Nathan Road fut recouverte de pavés arrachés au pied de biche et de panneaux de signalisation, le tout enveloppé d’une pâle couche de graffitis dénonçant la police et le déclin de la ville. Des jeunes grimpaient sur des passerelles pour piétons, puis lançaient des insultes en cantonnais à bonne distance de la police anti-émeute qui les insultait à son tour. La police avait, à ce stade, perdu toute illusion de l’ordre qu’elle avait un jour considéré. Elle sprintait d’une intersection à l’autre pour former, sous la panique, des lignes de fortune et assurait la circulation de manière hasardeuse dans le but de dégager des couloirs de trafic, avant de les abandonner quelques minutes plus tard sous la pression de la foule. Les émeutes n’avaient pas seulement fait leur retour en force à Hong Kong, elles étaient devenues inhérentes à la ville. Le mécontentement général était si largement répandu parmi la population que les manifestants pouvaient aisément se camoufler dans le tissu urbain. Plus important encore, chaque étape de l’escalade de l’émeute menant à cette situation fut conduite par des jeunes ayant peu d’implication dans une éthique politique antérieure. Beaucoup d’entre eux venaient des banlieues de la ville nouvelle situées dans l’hinterland proche, et tous étaient nés pendant les échecs des mouvements passés. Exclus du noyau urbain par les coûts exorbitants, ils savaient qu’ils seraient confrontés à une stagnation économique générale pour le reste de leur vie. Ils se politisèrent rapidement, non par le biais d’une prise de conscience militante mais plutôt par le simple fait qu’ils n’avaient aucun espoir en l’avenir. Ainsi, ils abordèrent le mouvement avec tactique sans aucun scrupule théorique ni engagement politique, mais plutôt en affrontant de front la question pragmatique du pouvoir.
Il en a résulté l’un des conflits politiques urbains les plus organisés, les plus compétents et les plus étendus géographiquement de notre génération, malgré une conscience politique limitée — symbolisée par la présence de drapeaux américains et les appels à l’aide naïfs adressés aux États-Unis (qui, soit dit en passant, formèrent la police hongkongaise pendant des années), les exhortant à intervenir au nom de la « liberté et de la démocratie ». Ce manque de conscience politique n’avait cependant rien d’une coïncidence. En réalité, ce fut uniquement grâce à une dépolitisation rigoureuse que les actions radicales purent remplacer les discussions sans fin et les sempiternelles performances des militants radicaux. À tous les égards, le langage libéral de la liberté et de la démocratie fut dépassé par le vrai mouvement surgissant du dessous et qui, dans un tel moment, ne pouvait être muet et rejetait tout discours. Il est alors normal qu’une ville faisant figure de capitale mondiale de la société civile et de l’organisation des mouvements sociaux soit parmi les premières à voir le mouvement social s’éteindre avant d’être remplacé par un conflit ouvert. L’épisode de Hong Kong ne fut cependant pas le premier du genre. Le jaune des casques ressemblait en effet à s’y méprendre à celui des gilets ayant déferlé sur la France l’année précédente, et l’incendie de Hong Kong n’était ni plus ni moins que la reconstitution d’un Paris baptisé à nouveau dans les flammes.
Si quelqu’un devait prendre la logique générale établie dans Hinterland et, à l’aide d’une sorte de magie noire, l’enfermer dans la chair d’un véritable mouvement politique de masse, je pense qu’un tel golem serait vêtu d’un gilet jaune. Alors que je regardais à distance les événements de 2018 se dérouler, je fus frappé par un sentiment, saisissant et plein d’espoir, de déjà vu : l’étincelle à l’origine du mouvement en France ressemblait précisément au conflit sur les loyers qui incarne une grande partie de l’expérience de classe dans l’hinterland. Il s’agit là de la situation difficile de l’hinterland lointain des États-Unis, où je soutiens que les luttes se cristallisent autour de la question des impôts et des redevances précisément parce que les gens vivent essentiellement l’exploitation comme une question de loyers plutôt que de salaires. Ces zones étendues sont également éloignées des infrastructures publiques, ce qui veut dire que leurs habitants sont majoritairement dépendants de la voiture et que la vie est synonyme de longs trajets. Dans ce contexte, une taxe sur le carburant est doublement accablante. La géographie précoce de la révolte n’est donc pas une surprise :
[…] Le mouvement s’est répandu à travers la France à l’exception, au départ, des riches mégapoles et de leurs périphéries. Il fut particulièrement important au sein de ce que l’on appelle la « Diagonale du vide », un territoire qui s’étend à travers la France du nord-est au sud-ouest, mais aussi, de manière générale, dans les banlieues distantes et les zones rurales où la voiture est devenue au fil des années une nécessité vitale [8].
Le conflit n’est cependant pas resté confiné dans l’hinterland lointain. Au lieu de ça, il a rapidement envahi le complexe urbain lui-même, et généré une constellation de nouveaux territoires rebelles s’étendant des centres-villes coquets jusqu’au banlieues prolétariennes. Cela a non seulement marqué une rupture avec la géographie établie de la protestation, mais a aussi complètement brouillé les coordonnées politiques antérieures du pays.
Dans un contexte presque identique à celui de Hong Kong un an plus tard, les groupes de gauche gardèrent d’abord leurs distances avec le mouvement, car sa composition sociale, jugée « problématique », ne reflétait pas ce qu’ils avaient anticipé :
C’est précisément parce que les Gilets jaunes sortaient de nulle part, ou alors d’un endroit où les slogans et autres bondieuseries de la gauche étaient inexistants, que certains radicaux restèrent suspicieux, voire hostiles quant à la tournure des événements. L’opposition aux impôts et taxes s’inscrit difficilement dans la grammaire des revendications portées par la gauche radicale. Si elle ne rentre pas dans les cases, il faut alors lui apposer une autre étiquette politique : populiste, de droite, fasciste, etc [9].
Le résultat, c’est que ces vétérans des mouvements sociaux décrièrent au départ les mobilisations, et les imaginèrent même contrôlées, de façon presque complotiste, par l’extrême droite. Paradoxalement, ces critiques portées par l’extrême gauche et s’appuyant sur la notion d’identité furent rapidement reprises par l’État lui-même pour justifier la répression du mouvement quand celui-ci se répandit à travers l’ensemble du pays. Entre-temps, ce rejet précoce de la part de militants établis — dont beaucoup d’anarchistes et communistes revendiqués — ne suffit pas à stopper le mouvement ou à le faire basculer à droite. Au lieu de cela, il fut poussé vers l’avant par la participation massive de prolétaires relativement dépolitisés, dont l’approche basique et pragmatique de la question du pouvoir, sans débat concernant les questions d’éthique politique, permit une rapide expansion des tactiques.
En plus de l’occupation des ronds-points et des mobilisations au sein des villes de l’hinterland lointain, qui amenèrent littéralement le mouvement aux portes du prolétariat français, les manifestants menèrent des attaques qui pénétrèrent le cœur de la ville :
[Ils] prirent d’assaut l’Arc de Triomphe et les boulevards environnants, puis forcèrent les policiers anti-émeutes à battre en retraite, faisant passer les actions du black block français, en comparaison, pour une tranquille partie d’échecs. Les Gilets jaunes pillèrent les quartiers commerçants des VIIIe et IXearrondissements, ces quartiers chics de Paris, sabrant le champagne devant les façades dévastées des banques [10].
Ces attaques contre la propriété empêchèrent l’extrême droite de monopoliser le mouvement et le centre gauche de le récupérer, tous deux se consacrant, tout compte fait, à la préservation du marché et à la protection de la propriété privée. Ingéniosité politique absente à Hong Kong et réprimée par les forces politiques en place aux États-Unis, le concept de « pillage comme pratique antifasciste » prit ici ses marques [11]. Cette fidélité envers l’action radicale (le serment) et non envers les prétendus acteurs radicaux, les éléments de langage ou la symbolique (le programme) garantit la trajectoire politique de ces luttes. À l’aube de ce siècle qui laisse présager un terrifiant conflit de classe, il semble que le rouge du communisme ne brille que faiblement à l’horizon, et que les premières lueurs s’élèvent dans des nuances de jaune.
LA FIN DE TOUT
J’aime à croire que sous les vagues qui déferlent, il existe une sorte de marée montante ou même quelque chose comme la montée progressive du niveau de la mer, peut-être un peu comme le déluge terriblement lent qui menace de noyer la moitié de la terre et de recouvrir le reste sous un désert galopant. Si cette inondation s’avère être la véritable apocalypse — notre enfer assurant enfin la fin de tout dans le suicide spectaculaire du capitalisme — l’inondation dont je rêve à la fin d’Hinterland ressemble plutôt à un torrent ravageur. Il s’agit de la constatation du fait que si le temps est une vague qui déferle, c’est néanmoins une vague qui pourrait surfer sur le flot d’une histoire renaissante, destinée à submerger cet enfer fumant, à noyer ses milliardaires tout en maintenant à flot les milliards, vers quelque chose qui pourrait ressembler au moins un peu au communisme. L’Histoire, cependant, est fondamentalement accidentelle. Il s’agit de quelque chose bâti par les gens, et non d’un destin disposé en étapes. Peut-être que l’espoir ne rend pas tout à fait compte de l’effet ici, car ce que je préconise, après tout, c’est un serment. Il faudra des gens qui s’engagent à ouvrir davantage les possibilités d’un conflits de classe croissant en général et à construire le communisme, car une société communiste ne sera jamais le simple produit automatique des agitations les plus avancées du « mouvement réel », que je désigne sous le nom de parti historique.
La vague est toujours là, peu importe au-dessus de quoi elle se trouve. Même lorsqu’elle déferle, nous voyons les mêmes formes prendre corps et nous sommes témoins, peut-être, de reflets épars de vagues similaires s’écrasant ailleurs dans la vaste étendue des eaux. Un jour, alors que nous quittions avec un ami cette étrange et brève tentative de « zone autonome » en plein cœur de Seattle, nous sommes tombés sur un van arborant des drapeaux français et des gilets jaunes, garé près des barricades. Nous avons alors jeté un œil autour de nous pour en trouver le conducteur, sans succès. Les gilets flottaient librement, tel un mème Internet décrivant des cercles autour du monde comme une braise à la dérive. À ce moment-là, le mouvement semblait s’estomper ici aussi, et la défaite de son premier acte fut beaucoup plus rapide et plus décisive qu’en France. Alors qu’elle semblait annoncer l’inverse, la naissance de la zone autonome était elle-même un symptôme de l’asphyxie initiale du mouvement. Si elle a donné une certaine impulsion spectaculaire aux événements qui se déroulaient ailleurs et a offert une brève expérience transformatrice à une petite poignée de personnes, elle a également gravé dans la roche toutes les régressions tactiques qui avaient déjà pris forme lorsque le mouvement social s’est déplacé pour étrangler le véritable mouvement sous-jacent. En effet, cette révolte nationale déclenchée par l’étincelle d’un commissariat en proie aux flammes connut une fin symétrique à son premier acte lorsque les manifestants refusèrent de brûler un autre commissariat qui leur avait été cédé par une retraite policière similaire.
Nul besoin de rentrer dans les détails ici, puisqu’il s’agit d’une description d’événements en cours qui peuvent encore changer, et que l’on se trouve en présence d’une répétition de tragédies similaires décrites dans Hinterland, administrées par les mêmes personnes au cours de la dernière décennie [12]. La vague, bien sûr, déferle. Cependant, on a au moins le sentiment qu’il pourrait s’agir d’un simple tourbillon plutôt que d’une fin définitive. Au lieu de cela, nous assistons peut-être au commencement d’un deuxième acte déclenché par la décision de déployer les forces de police fédérale dans plusieurs grandes villes américaines, ce qui a conduit à la rapide montée en puissance du militantisme dans des agglomérations comme Portland et Seattle. C’est dans ces deux villes, aux côtés d’Atlanta, que nous assistons au début extrêmement progressif de ce qui pourrait ressembler aux « frontliners » de Hong Kong ou au cortège de tête français, où même les membres les plus pacifistes des grandes manifestations comprennent le rôle central de ceux qui s’engagent dans l’action militante et refusent, au bas mot, de condamner de telles activités. Souvent, ils vont même au-delà et s’engagent alors dans un réel travail de soutien. Cela serait particulièrement important dans le contexte américain, puisque le mouvement social et ses adhérents ont fait partie intégrante du cycle de répression de chaque ville. À Seattle, par exemple, cela fut très clair.
Lors de ce premier week-end à la fin du mois de mai, la seule force répressive présente était la police. Le rassemblement n’avait pas été appelé par des militants « professionnels » et il n’était donc pas organisé de quelque façon que ce soit, ni orienté vers tel ou tel symbole de pouvoir particulier. L’énergie n’était pas émoussée par de longues prises de paroles et autres fastidieuses discussions conduites depuis la scène. Grâce à cela, elle put se concentrer en une rage pure et ardente contre la police et tout l’édifice de l’enfer qu’elle représente. Rapidement dépassés lors des premiers jours, les flics réemployèrent rapidement leurs tactiques de longue date : attaquer par rafales, céder du terrain, tirer des gaz lacrymogènes à distance et espérer que les protestations se calment. Entre-temps, toutes les procédures de répression douce se mirent en branle, alors que l’armée d’activistes et de progressistes commençait à se mobiliser pour la semaine suivante. Il est important de souligner qu’il n’y a ici aucun complot opérant en coulisses. Si les informateurs et les infiltrés sont évidemment mis à contribution plus tard, ils sont rarement impliqués dès le départ [13]. Au lieu de cela, la répression douce complète souvent la répression classique de manière autonome, notamment au début. À un stade plus avancé, les deux sont finalement réconciliées et combinées sous la forme de concessions et de réformes conduites par la municipalité, mais de manière à ce que le mouvement social, qui emploie la répression douce contre le mouvement réel, voit en ces concessions des « victoires » remportées face à la police et au pouvoir. Ce qu’il est important de noter ici, c’est que la police ne travaille pas avec les militants de la ville, pour la plupart, tout simplement parce qu’elle n’en a pas besoin. Ces derniers nourrissent consciencieusement le mouvement d’un ensemble de compétences, d’une expérience et d’une « analyse », et sont ainsi convaincus qu’il leur appartient. Cela ne les empêche pas de renier constamment cette propriété et de souligner, à la hâte, « l’absence de leadership » précisément dans les moments où leur rôle de leader a du mal à passer inaperçu. Peu importe la gymnastique mentale dont ils font preuve, ils se considèrent sincèrement utiles au mouvement, quand bien même ils participent à son asphyxie.
C’est exactement ce qui avait commencé à se produire à la fin de cette première semaine de protestations, quand plusieurs manifestations importantes furent appelées par les organisations militantes les plus respectées de la ville. La plupart d’entre elles avaient conservé leur crédibilité radicale tout au long du dernier cycle de manifestations liées au mouvement Black Lives Matter et ne cessaient de parler de la menace du « complexe industriel à but non lucratif ». Les acteurs politiques et leurs positions attestées n’ont cependant aucune importance. Seules les actions ont une force pour eux, et c’est dans l’action que nous pouvons juger de la véracité des positions politiques réelles et matérielles des gens. Dans la rue, les lâches ne deviendront jamais des communistes. Quelles étaient, alors, les actions visées par ces groupes de militants, dont le soutien à ce moment se comptait en milliers de personnes quand bien même ils prétendaient n’exercer aucune influence ? Il s’agissait en réalité d’une simple série de marches, parfois en direction de lieux symboliques tels que l’hôtel de ville lorsqu’elles ne restaient pas sur place, décrivant des cercles au milieu des quartiers chics qui arboraient tous déjà, bien évidemment, de grandes pancartes « Black Lives Matter ». La grande scène était ensuite montée après une confrontation performative face au mirage de pouvoir choisi, puis la « prise de parole » ou la « leçon d’éducation populaire » systématiquement pédante commençait. Les semaines suivantes, les rangs diminuèrent et la fréquence des actions déclina. La création de la zone autonome sembla brièvement donner au mouvement un regain d’attention alors que les gens affluaient au sein de son atmosphère carnavalesque, mais le projet bascula cependant dans une énième répétition du passé, bien plus lourdement armée cette fois-ci. La police isola l’occupation, envoya des informateurs et travailla avec certains des « leaders » du mouvement pour s’assurer qu’ils continueraient de s’opposer à la destruction du commissariat autour duquel elle était postée. Pendant ce temps, la ville gagnait du terrain, supprimait les barricades — ce qui conduisit d’ailleurs à une série de fusillades —, organisait des réunions avec ces mêmes « leaders » autoproclamés et répandait de fausses nouvelles. Il s’agissait là des mêmes schémas décrits des années plus tôt. Tout se répète.
Chaque itération, cependant, se transforme. Alors que les particularités de la politique raciale américaine ont toujours assuré une entrée facilitée pour le mouvement social répressif, les fondations de la procédure commencent à s’éroder du fait de l’ampleur croissante des troubles et de la crise grandissante dans le processus de racialisation lui-même. Les divisions de classe au sein des diverses « communautés » raciales deviennent quant à elles plus marquées sur le terrain alors même que tous les côtés les plus écrasants de l’expérience raciale se durcissent pour les classes inférieures de ces mêmes « communautés », qui sont de plus en plus souvent jetées dans de nouveaux ghettos hyper-diversifiés et éloignés du centre urbain [14]. Aujourd’hui, ceux qui exigent un respect à l’égard du « leadership noir » sont confrontés à la réalité de révoltes extrêmement multiethniques qui ne prétendent pas du tout représenter « la communauté noire ». Entre-temps, ces soulèvements ne s’opposent pas seulement aux meurtres continuels de personnes noires par la police, mais vont plus loin et s’opposent clairement et vocalement à la police en général, tout en incluant des revendications sociales et économiques encore plus larges [15]. Même aux États-Unis, berceau de la vieille logique de la « nouvelle gauche » qui consiste à relier les points entre les différentes luttes, le parti historique formé à partir du mouvement réel et agonisant des soulèvements incendiaires commence peut-être à se débarrasser du mouvement social qui a longtemps agi comme son parasite nécrotrophe.
L’émergence d’une éthique de première ligne sera absolument essentielle à ce processus. Elle donne aux militants « radicaux » du mouvement social une porte de sortie, et leur permet de soutenir l’action militante en paroles et à distance, en marchant loin derrière. Elle fournit également un rempart contre les progressistes et les libéraux, qui tentent activement de récupérer le mouvement au sein de l’administration municipale. Dans les débuts de ce deuxième acte, ces gens ont au moins la présence d’esprit de se taire pendant le déroulement d’actions militantes, tandis que la foule autour d’eux scande : « je ne vois rien ! Je ne dis rien ! ». Cela constitue une défense considérable contre la répression. Puis, au fur et à mesure que le temps passe, même les participants les plus conservateurs finissent par réaliser la valeur de cette éthique, car des réformes auparavant impensables sont rapidement acheminées jusque dans les salles du conseil municipal — mais seulement après que les feux ont été allumés. Tout au long de ce processus, un front de jeunes récemment radicalisés progresse rapidement, faisant avancer les événements au sens propre comme au sens figuré. Dans ce livre, j’ai fait référence à ces gens en les désignant sous le nom d’ultras (d’après les supporters de football « ultras » présents durant le Printemps arabe) et je tente de souligner leur intérêt relativement dépolitisé et pragmatique sur les questions du pouvoir dans la rue, qui ne revêt un caractère politique particulier qu’après coup. Aujourd’hui, la dynamique est à peu près la même. En surface, de nombreuses figures du mouvement — agissant tous en première ligne et dont aucun n’est un militant reconnu — font preuve de positions politiques extrêmement informes et en constante évolution. Ils ne partagent aucun programme commun, mais sont unis, à la place, sur un plan tactique. Ils sont liés par un serment les engageant à entreprendre toute action susceptible de favoriser les troubles, d’ouvrir grand la brèche au sein de la société et de semer des potentiels politiques.
Au bout du compte, les réformes tant attendues qui s’entassent soudainement aux pieds des militants ne constituent pas un but en soi. Peu importe les lois adoptées, la police continuera à assassiner des gens, et ce malgré les restrictions budgétaires. La crise économique va quant à elle s’aggraver avec le temps, et la police sera, de fait, bien plus agressive et s’attaquera à la population des régions où l’assiette fiscale s’est de nouveau effondrée à cause de la pandémie. Pendant ce temps, la dévastation de l’environnement va encore s’aggraver avant d’aboutir à une extinction massive. Alors peut-être que pendant que les militants restants seront occupés et que la police fera face, finalement, à un mécontentement public croissant, davantage de jeunes de l’hinterland ramasseront une partie de ces braises tombées qui, depuis des années, font le tour du monde. Il s’agira peut-être d’un gilet ou d’un casque jaune, quelque chose qui sera à même de rassembler le prolétariat fragmenté et de l’unir, ne serait-ce qu’un instant, au moins suffisamment longtemps pour lancer un premier assaut sur les piliers qui soutiennent cet enfer. Ce que j’ai écrit il y a plusieurs années de cela, à la fin d’un cycle similaire, et dans des termes aujourd’hui répétés par des gens que je n’ai encore jamais rencontré, reste vrai : notre avenir a été pillé. Il est grand temps de riposter.
[1] Le pillage à Beverly Hills et à Santa Monica fut largement médiatisé. La vidéo d’une foule pillant un train en marche à Chicago est disponible à l’adresse suivant : https://www.youtube.com/watch?v=hB6lIqYoamo
[2] EJ Dickson, « Mysterious Deaths Leave Ferguson Activists ‘On Pins and Needles’ », Rolling Stone, 18 mars 2019. <https://www.rollingstone.com/cultur…>
[3] Les émeutes chinoises ont fait couler moins d’encre, mais sont tout aussi importantes. Elles présentent également une remarquable similitude avec les émeutes anti-police qui ont eu lieu ailleurs. La principale différence réside dans la façon dont elles se sont produites parallèlement à une vague croissante de luttes ouvrières au cours de ces mêmes années. Pour plus d’information sur ces événements, voir : « No Way Forward, No Way Back », Chuang, Issue 1 : Dead Generations, 2016. <http://chuangcn.org/journal/one/no-…>
[4] L’occupation de 2010 et les événements ultérieurs sont trop complexes pour être décrits en détail ici. Pour un très bon résumé, voir : NPC, « The Solstice : On the Rise of the Right-Wing Mass Movements, Winter 2013/2014 », Ultra, 27 avril 2014. <http://www.ultra-com.org/project/th…>
[5] Ce dont il est question dans cette section s’inspire fortement des concepts développés dans un excellent ouvrage politique sur les Gilets jaunes, qui inclut une terminologie similaire : Paul Torino et Adrian Wohlleben, « Memes with Force – Lessons from the Yellow Vests », Mute, 26 février 2019. <https://www.metamute.org/editorial/…>
[6] Pour en savoir plus sur le mouvement des parapluies, voir : « Black vs. Yellow : Class Antagonism and Hong Kong’s Umbrella Movement », Ultra, 3 octobre 2014. <http://www.ultra-com.org/project/bl…>
[7] Pour plus de détails sur les dynamiques et le fonctionnement de cette décentralisation, et notamment le rôle du « frontliner » dans les manifestations, voir : « Welcome to the Frontlines : Beyond Violence and Non-Violence », Chuang, 8 juin 2020. <http://chuangcn.org/2020/06/frontlines/>
[8] Jacqueline Reuss, « Yellow Vests in a New Social Landscape : Who are they, anyway ? », Brooklyn Rail, octobre 2019. <https://brooklynrail.org/2019/10/fi…>
[9] Zacharias Zoubir, « A Vest that Fits All », Commune, 25 janvier 2019. <https://communemag.com/a-vest-that-…>
[10] ibid
[11] Torino and Wohlleben, 2019.
[12] Il est ici question de Jenny Durkan, actuelle maire de Seattle et ancienne procureur fédéral en chef pour l’ouest de Washington pendant Occupy et le premier mouvement Black Lives Matter. C’est en cette qualité elle a contribué à développer la panoplie d’outils répressifs utilisés par l’État local. Pour donner un bref aperçu, ses responsabilités quotidiennes consistaient notamment à approuver une série de raids de police dans toute la région et à faciliter l’enquête du grand jury sur la gauche radicale dans le Nord-Ouest Pacifique. Plusieurs personnes — sans qu’aucune d’entre elle ne soit accusée ni même soupçonnée du moindre crime — furent placées en isolement dans une prison fédérale pendant des mois dans le but de dresser une carte des réseaux anarchistes de la région. Elle fut également à l’origine de l’infiltration de la scène radicale de Seattle par un informateur rémunéré qui se trouvait être également un délinquant sexuel reconnu doublé d’un pédophile. Non seulement elle n’a jamais nié ces accusations, mais elle est allée jusqu’à les justifier à plusieurs reprises dans des déclarations publiques. Tous ces événements ont été documentés en détail dans une série d’articles rédigés par Brendan Kiley pour le magazine hebdomadaire local The Stranger.
[13] C’est donc le schéma exactement inverse de la conspiration du mouvement sans tête, qui soutient que ce sont en fait des infiltrés (ou même des policiers en civil) qui brisent toujours les premières vitres.
[14] Cette crise de la racialisation aux États-Unis, provoquée par les transformations des processus matériels qui ont sous-tendu la production de la race, reste globalement sous-théorisée. Même ceux qui enseignent une théorie critique de la race et discutent en détail du processus de racialisation au niveau théorique s’appuient souvent sur des données incorrectes ou dépassées, ou cèdent trop d’arguments aux paradigmes libéraux antiracistes (tels que la conférence « The New Jim Crow » qui traite de l’incarcération de masse proposée par Michelle Alexander) et identifient ainsi mal soit ses dimensions économiques intégrales soit la crise provoquée par le changement continu de ces coordonnées économiques. Pour une excellente analyse des données réelles sur les caractéristiques fondamentales de la racialisation et de son évolution dans le temps, voir John Clegg et Adaner Usmani, « The Economic Origins of Mass Incarceration », Catalyst, Vol. 3, No. 3, automne 2019. <https://catalyst-journal.com/vol3/n…>
[15] Dans les villes faisant parties de rust belts où le profil démographique est encore majoritairement blanc et noir, la dimension de classe est encore plus visible, car les classes supérieures et moyennes noires alignées sur l’appareil du parti démocrate (ou même dotées de services de police et de systèmes judiciaires) sont chargées de réprimer à grande échelle une révolte des prolétaires noirs et blancs, souvent dans des banlieues nouvellement appauvries ou des villes secondaires de l’hinterland, en périphérie des complexes méga-urbains.