Italie. Une transition très compliquée

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : A l'encontre

Première partie

Par Pietro Basso

Pour nombre de commentateurs politiques les résultats des élections régionales et du référendum constitutionnel, ayant tous deux eu lieu les 20-21 septembre 2020, ont consolidé le gouvernement Giuseppe Conte 2 (nommé également Conte bis) et l’actuel cadre politique. Je considère toutefois que la situation politique italienne reste des plus instables, Une instabilité qui tient autant au contexte politique national qu’international, à la situation économique que socio-politique. Ce que démontre le film des événements de ces deux dernières années.

Le gouvernement Conte I: Matteo Salvini, Guiseppe Conte et Luigi Di Maio

Les élections de mars 2018 et le gouvernement Lega-M5S

Les élections politiques du 4 mars 2018 ont été remportées haut la main par le Mouvement cinq étoiles (Movimento cinque stelle, M5S), avec 33% des voix, et par la Lega, avec 17%, après 24 ans d’hégémonie du parti de Silvio Berlusconi (Forza Italia, 1994-2009, devenu Popolo della Liberta, 2009-2013, nommé à nouveau Forza Italia, depuis 2013). Une victoire induite par un mécontentement social diffus, un rejet des «élites» au pouvoir en Italie comme en Europe et l’attente de concessions, de la part de franges importantes des salarié·e·s, après dix ans de politiques d’austérité.

Trois promesses ont principalement porté le M5S et la Lega à la victoire: le revenu de citoyenneté, l’abrogation de la Loi sur les retraites (Loi Fornero) et la flat tax à 15%. Des mesures représentant, d’un côté, un certain soulagement pour les salarié·e·s les plus pauvres et pour les retraité·e·s, d’un autre côté, de réelles concessions pour un conglomérat de couches moyennes productives, commerçants, petits patrons, indépendants, artisans qui représentent en Italie jusqu’à 25% de la population active, un pourcentage plus important que dans le reste de l’Europe. Le tout mis habilement sur le compte de la dette publique, autrement dit aux frais du salariat.

Les élections du 4 mars 2018 ont également signifié l’effondrement du Parti démocratique (PD) de Matteo Renzi et de son (contre) réformisme agressif qui aurait voulu amender la Constitution dans un sens centralisateur (plus de pouvoirs au gouvernement et au premier ministre), avec le référendum du 4 décembre 2016. Forza Italia, de Silvio Berlusconi, s’est également écroulée; depuis 1994, il avait soit gouverné, soit endigué les gouvernements de centre-gauche tout en étant à l’opposition. La classe capitaliste italienne a dû alors prendre acte de la fin de la deuxième République, fondée sur les deux piliers constitués par Forza Italia et le PD, ce qu’elle fit non sans inquiétudes, dans la mesure où le changement de personnel dirigeant n’était pas des plus satisfaisant.

C’est ainsi que la période allant des élections du 4 mars au 31 mai 2018 a connu, pendant 88 jours, la crise politico-institutionnelle la plus longue et compliquée des 70 dernières années, avec à certains moments la coexistence de trois présidents du Conseil (premiers ministres) : Paolo Gentiloni, du PD, démissionnaire, Carlo Cottarelli, indépendant et ex-cadre du Fonds monétaire international (FMI), mandaté pour former un nouveau gouvernement, et Giuseppe Conte, désigné par le M5S pour prospecter les possibilités de former un gouvernement.

Finalement, et après un affrontement en coulisses entre les Etats-Unis et l’Union européenne (UE), est né le gouvernement Lega-M5S, une victoire aux points de Washington sur Bruxelles. Steve Bannon, à cette époque l’un des principaux conseillers du président Donald Trump, a littéralement jubilé, non sans raison: «Rome est désormais le centre de la politique mondiale», a-t-il affirmé, avant d’ajouter «Vous avez frappé au cœur la bête de l’Europe», ce qui pourrait désigner l’Allemagne, et «les diktats de Bruxelles et le fascisme du spread », ce qui pourrait désigner la Commission Juncker.

Ce à quoi le président de la République, Sergio Mattarella, le politicien le plus habile de la bourgeoisie italienne, a été contraint de répondre par une déclaration publique, qui a résonné comme une confession sur la nature de l’Etat: « J’ai la garde des investisseurs italiens et étrangers, des opérateurs économiques et financiers qui détiennent la dette publique et les actions des entreprises.» Il a prononcé ces mots afin de justifier son opposition à la nomination de Paolo Savona au poste de ministre de l’Economie, ce dernier ayant exprimé, à plusieurs reprises, son intention d’abandonner l’euro, une position évidemment inacceptable pour l’UE. Ainsi Savona a été nommé ministre de l’Economie, un mois plus tard, le 1er juin, après avoir été mis en garde par Mattarella, qui devient ainsi le troisième et principal actionnaire du gouvernement Lega-M5S, dans la droite ligne des créanciers de l’Etat italien, les Italiens comme les Européens, qui règnent en maîtres sur les politiques gouvernementales et qui, pour l’heure, sont opposés dans leur majorité à la sortie de l’euro.

Finalement, les élections du 4 mars 2018 ont été marquées par une campagne violente de la Lega contre les immigrés, accusés d’être la cause première de l’aggravation des conditions de travail et de vie des salariés. Un même sentiment profondément raciste est présent, dès l’origine, parmi les fondateurs du M5S, en particulier chez son fondateur Giuseppe Grillo. Mais nous pouvons situer à l’été 2017 un véritable saut qualitatif dans le processus de criminalisation des populations immigrées, avec les décrets du ministre de l’intérieur Marco Minniti.

La Lega de Matteo Salvini a par la suite radicalisé cette attaque, avec de nouveaux décrets, se servant des immigrés comme cible privilégiée et dérivatif du mal-être social qui frappe notamment les territoires urbains les plus délabrés et les couches de la population les plus livrées à l’insécurité physique et sociale. Le tout s’est déroulé sous le regard passif de la gauche institutionnelle, qui n’a pipé mot sur les coups portés non seulement contre les immigrés, mais aussi contre le droit de grève et les occupations, à travers des normes draconiennes contre les piquets de grève et les occupations d’édifices.

Le gouvernement Lega-M5S est né le 1er juin 2018. À l’hypothèque du Président de la République Mattarella, mentionnée plus haut, s’est ajoutée la mise en garde de Christine Lagarde, à l’époque à la tête du FMI: «J’attends de l’Italie une preuve de réalisme». La preuve, le nouveau gouvernement «souverainiste» l’a donnée sans tarder, en abandonnant aussitôt la revendication de l’effacement de 250 milliards de dette publique détenue par la Banque centrale européenne (BCE, soit le 11% des 2300 milliards de dette publique totale).

Il a dû toutefois tenir certaines promesses électorales. D’une part, en promulguant le revenu de citoyenneté, mais uniquement pour les revenus inférieurs à 780 euros mensuels, avec en outre une série d’embûches administratives et de possibles lourdes pénalités; fin mai 2020, ce revenu concernait 1’171’000 ménages, dont 2/3 dans le Sud du pays. D’autre part, en édictant des mesures de réforme de la législation sur les retraites, rendant possible, entre mi-2018 et mi-2020, le départ à la retraite anticipée de 318’000 salariés qui totalisaient au moins 38 années de cotisations pour la retraite et un âge minimum de 62 ans (loi couramment nommée «Quota 100 », car 38+62=100). La moitié d’entre les bénéficiaires provenait du secteur privé, parmi eux un grand nombre de travailleurs au chômage technique ou partiel; l’autre moitié du secteur public, notamment des enseignants, ou des indépendants.

Quant à la flat tax (ou impôt forfaitaire, un impôt non progressif de x%, touchant une catégorie entière de la population) de 15% promise par la Lega, elle a été mise au rancart pour l’essentiel, ne laissant la place qu’à un impôt de 15% pour les entreprises au chiffre d’affaires situé entre 5’000 et 65’000 euros.

Pourquoi alors un tel gouvernement, porté par un réel consensus populaire n’a duré que 15 mois? Ce n’est pas la rue qui l’a fait tomber, même si plusieurs manifestations ont eu lieu contre les décrets Salvini. C’était des manifestations animées par les SI Cobas (Syndicats indépendants Comités de base), ainsi que par d’autres regroupements syndicaux indépendants des grandes centrales nationales, par des No Borders et diverses autres associations militantes, mais aussi par des démonstrations du mouvement des femmes contre la remise en question des droits acquis. Toutefois, mis à part le secteur des entrepôts de stockage et de la logistique, la conflictualité ouvrière est restée très faible, limitée à quelques protestations contre des fermetures d’établissement, sans jamais atteindre un niveau de contestation politique du gouvernement Lega-M5S, alors qu’il a été un des gouvernements les plus arrogants des dernières décennies à l’égard des syndicats exclus, de fait, des mécanismes de «concertation», pour lesquels les syndicats se sont battus bec et ongles.

Le premier gouvernement de Giuseppe Conte (1er juin 2018-5 septembre 2019) a sombré sous les coups des tensions entre ses trois composantes: la Lega, le M5S et le parti de facto du Quirinal (la présidence de la République, avec le président Sergio Mattarella). Tensions qui ont acquis un caractère explosif autant à cause des pressions de l’UE, qu’à cause de l’empressement de la Lega de Salvini (l’ex-Lega Nord) qui a tenté de s’imposer comme le parti hégémonique, allant jusqu’à revendiquer les «plein pouvoirs». L’Union européenne a vite compris les risques que représentait, dans l’un des pays fondateurs et aussi stratégiques que l’Italie, un gouvernement porteur d’un conflit permanent avec elle, qui se lierait plus fortement encore à Washington, tout en étant prêt à flirter également avec Moscou et Pékin. Ainsi l’UE a multiplié les initiatives pour le mettre en difficulté et le ramener à la raison par tous les moyens, avant tout par des manœuvres autour du spread et par d’insistantes demandes de respecter les normes du Fiscal Compact (le Traité sur la Stabilité, la Coopération et la Gouvernance de l’Union Economique et Monétaire, TSCG ou Pacte budgétaire, un mécanisme complexe de limitation des dépenses publiques par des limitations sur l’emprunt). Or il est clair que ces manœuvres ont été développées autant de l’extérieur, par la Banque centrale européenne (BCE) et son Président Mario Draghi, que de l’intérieur, par le Quirinal, c’est-à-dire le président de la République.

En ce qui concerne les conflits entre la Lega et le M5S, on peut dire qu’ils n’ont pas de réel fondement idéologique, dans la mesure où les deux formations politiques sont coutumières d’une vision hyper-individualiste qui voit dans le petit et moyen entrepreneur non seulement le champion de l’économie nationale, mais aussi de «l’italianité». Leurs bases sociales diffèrent toutefois sensiblement. Malgré sa transformation récente en parti national, la Lega reste avant tout implantée au Nord, tandis que le M5S l’est principalement au Sud. La Lega est plus forte parmi les couches âgées et moins acculturées de la population, le M5S parmi les étudiants et les nombreuses couches qualifiées mais précaires, cela dit sans tenir compte du véritable et récent effondrement électoral du Mouvement. La Lega est davantage présente parmi les patrons et les ouvriers, souvent les plus qualifiés, dans les secteurs plus traditionnels; le M5S dans les nouveaux secteurs liés à l’informatique et aux communications.

Théoriquement, on pourrait imaginer une complémentarité entre les deux ; mais en période de vaches maigres, le fait de devoir répondre aux attentes de secteurs repliés sur un corporatisme aveugle tient de la quadrature du cercle. Se sont ajoutées aussi des divergences autour des grands travaux: le train à grande vitesse Turin-Lyon (TAV), les nouveaux forages pétroliers en mer, l’attribution de nouvelles concessions pour la gestion des autoroutes qui serait graduellement retirée à la famille Benetton, etc. Autant de sujets touchant à l’identité d’un M5S en perte de vitesse, à propos desquels ses dirigeants, Giuseppe Grillo et Luigi Di Maio, n’étaient ni disposés à faire, ni en mesure de faire des concessions, notamment sur les thèmes environnementaux, et sur lesquels, à l’opposé, la Lega, en pleine croissance, n’était pas prête à reculer, ne voulant pas compromettre ses solides liens avec les entreprises impliquées dans ces grands travaux.

Enfin, la posture provocatrice du dirigeant de la Lega, Matteo Salvini, envers la politique migratoire de l’UE a attisé les braises jour après jour, non point à l’égard du M5S, fondamentalement d’accord, mais à l’égard du système bancaire et des entreprises transnationales, opposés à toute confrontation avec l’UE, la BCE et son directeur Draghi, le «grand Italien». La posture provocatrice de la Lega Salvini envers l’UE ne s’exprime pas à proprement parler sur la guerre aux migrants et aux requérants d’asile, à la limite l’accord est ici entier, mais bien plutôt sur les modalités de cette guerre et sur la répartition de ses coûts et de ses bénéfices au sein de l’UE.

Le gouvernement PD-M5S ou le Conte 2

En août 2019, la tentative imprévue de Salvini d’imposer la chute du gouvernement et la dissolution des Chambres à son allié Cinq étoiles, s’est transformée en boomerang. Le gouvernement est effectivement tombé, mais il a donné naissance à une nouvelle alliance PD-M5S, imprévue elle aussi, qui constitue encore le gouvernement en charge. Ce gouvernement, Conte 2, est notamment caractérisé par un rôle de plus en plus important assumé par le président du Conseil des ministres (premier ministre). Néophyte il y a peu encore, il s’est fait la main en très peu de temps, avec une habileté surprenante, ne démentant pas la sentence la fonction crée l’organe. Ou, si l’on préfère, il ne faut pas oublier que l’Italie est le pays de Machiavel et des mille transformismes et que la bourgeoisie italienne a accumulé une expérience gouvernementale très sophistiquée des transformations sociales.

Le gouvernement Conte II

La naissance du gouvernement Conte 2, le 5 septembre 2019, signifie la victoire aux points de l’UE sur les Etats-Unis. Une revanche élaborée, à la fois par les pouvoirs européens et l’aile, majoritaire, la plus européaniste du patronat et de l’establishment italiens. Elle a été favorisée par les prémices d’une nouvelle récession économique, ce qui a induit l’Italie à se rapprocher de ses principaux débouchés, autrement dit l’UE qui constitue le 57% des échanges commerciaux italiens.

Parallèlement, l’offensive protectionniste de l’administration Trump, particulièrement à l’encontre de la Chine, la Russie et l’Iran, a eu de lourdes retombées sur l’économie italienne, sans pratiquement aucune compensation en retour. Enfin, circonstances aggravantes, la combinaison entre le dilettantisme des cadres de la Lega en matière de politique étrangère et l’affairisme trouble de ce parti, ayant encaissé d’importants pots-de-vin de la Russie de Poutine, l’ont exposé aux soupçons de Washington et de Bruxelles, rendant plus aisé encore son limogeage du gouvernement. Eviction qui a reçu la bénédiction du président Mattarella, un ultra-atlantiste certes mais davantage encore un euro-atlantiste, convaincu que les intérêts du capitalisme national peuvent être préservés au mieux en entente avec les Etats-Unis, mais à partir de l’association avec l’Europe et non d’une position isolée.

Le PD, pivot du gouvernement Conte 2, est quant à lui l’expression la plus parfaite de cette position, adoptée y compris par le nouveau ministre des affaires étrangères, le dirigeant M5S Di Maio, au passé marqué comme partisan (2019) de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, puis partisan d’un atlantisme inconditionnel, anti-chinois et pro-israélien, revenu ensuite au bercail.

Sans traiter ici de l’indisponibilité totale des centaines de parlementaires du M5S à mettre fin à leur séjour doré dans la confortable boîte de conserve de Montecitorio, le siège de la Chambre des députés [2], et donc leur refus d’élections anticipées trop risquées, il y a deux principales raisons internes à la chute du gouvernement Lega-M5S, après à peine 15 mois et un démarrage sur les chapeaux de roues. D’une part, la très grande modestie des résultats obtenus en faveur du capitalisme national. Autrement dit si un gouvernement « souverainiste » ne parvient à presque rien en la matière, à quoi sert-il ? D’autre part, l’insoutenable démagogie de ses déclamations face aux risques d’une stagnation ou d’une récession économique. En plus d’une année, le gouvernement n’a su trouver aucun nouveau débouché important pour les marchandises italiennes dans le monde tandis qu’elles perdaient certains débouchés européens.

La Lega a mené, d’un côté, la guerre aux immigrés et requérants d’asile, les attaques au droit de grève et de manifestation, à travers les décrets sur la sécurité, suscitant l’approbation du patronat. Cependant, d’un autre côté, si «les Italiens d’abord» pouvait fort bien convenir au patronat, en alimentant les antagonismes et la méfiance parmi les salariés italiens et immigrés, les choses devenaient plus problématiques. En effet, dès l’été 2019, Matteo Salvini a commencé à promettre monts et merveilles à certains Italiens, prolétaires, salariés et petits entrepreneurs, enivré qu’il était par le succès obtenu aux élections européennes de mai de la même année – la Lega ayant obtenu 34% des voix (elle en avait obtenu 17% aux élections politiques de 2018) – et son dirigeant commençant à croire que ses bains de foule signifiaient sa prochaine investiture comme premier ministre.

Pour ceux qui détiennent le pouvoir, la plus insensée de toutes les promesses était celle, agitée par les aventuriers-conseillers du chef de la Lega, consistant à réaliser une sorte d’Eden libre d’impôts pour les petits et très petits entrepreneurs, sur le même modèle que l’exemption fiscale dont se sont assurées les multinationales du Web. Une promesse impensable. D’une part, cela creuserait un véritable abîme dans les comptes publics d’un Etat endetté jusqu’au cou et affaibli par une colossale évasion fiscale. D’autre part, cela alimenterait des attentes similaires parmi les salarié·e·s, du moment qu’ils seraient les seuls mis à contribution pour remplir les caisses de l’Etat, et ce d’autant plus qu’aujourd’hui déjà ils paient pratiquement le 90% de l’Irpef (l’impôt sur le revenu des personnes physiques), dans la mesure où la législation fiscale permet aux grandes entreprises d’éluder une grande partie de l’impôt.

Vraisemblablement le Quirinal (la présidence), la principale association patronale (Confindustria), les grandes entreprises du pays (Generali, Banca Intesa, Fiat Chrysler Automobiles, Eni, Enel, Bankitalia, Mediobanca, Luxottica, Unicredit, Finmeccanica, etc.) n’ont pas délibérément décidé de faire tomber le gouvernement Lega-M5S. Par contre ces grands pouvoirs ont laissé tomber le gouvernement, se méfiant des deux partenaires gouvernementaux pour des raisons différentes. C’est alors qu’ils ont décidé de remettre en avant de la scène le PD, pourtant affaibli, afin de normaliser le M5S en le remettant en selle au gouvernement avec le PD, mais aussi de normaliser la Lega, par une abstinence salutaire en termes d’exécutif. Etant entendu que ces grands pouvoirs n’avaient pas – et n’ont toujours pas – la force de normaliser un gouvernement aussi anormal que celui Lega-M5S. Mieux valait alors avancer graduellement, et pour cela se tourner vers le PD, à la fois déjà utilisé et sûr, d’autant plus qu’étant affaibli par ses divisions, il est encore plus facile à mettre sous pression.

Au cours des deux crises gouvernementales mentionnées (mars 2018 et août 2019), on a pu constater, une fois de plus, la relative faiblesse du capitalisme impérialiste made in Italy, dans le contexte de la compétition globale qui oppose les méga-capitaux et les grands Etats et, notamment, les tensions entre les Etats-Unis et l’Allemagne-UE. Dans ces 20 dernières années l’Italie a connu elle aussi un important processus de concentration et centralisation du capital:

  • les moyennes et grandes entreprises ont gagné en poids (elles représentent actuellement le 40% de la valeur ajoutée intérieure totale);
  • l’intégration entre les capitaux industriels et financiers a augmenté;
  • la masse des investissements directs à l’étranger a augmenté fortement, à un taux annuel de 12%, plus que l’Allemagne et la France, compte tenu du fait toutefois qu’ils étaient moindres a priori ;
  • il y a aujourd’hui plus de 23’500 entreprises italiennes transnationales.

Mais, en même temps, la part de l’export italien, en pourcentage mondial, est passée de 4.2% au début des années 1980 à 2.8% aujourd’hui. Et aucun gouvernement n’est encore parvenu à discipliner socialement et politiquement le vaste conglomérat des couches sociales intermédiaires du pays.

Par le passé, j’ai exagérément anticipé la naissance de la troisième République. En réalité, la classe dominante italienne vit actuellement son veuvage d’avec la deuxième République, tout en n’ayant pas encore trouvé un nouveau partenaire hégémonique et une nouvelle structure institutionnelle pour conclure un nouveau mariage d’intérêts. Elle se trouve au milieu du gué et, dans cette complexe transition, les mouvements erratiques, chaotiques, imprévus des gens et des classes moyennes ne l’aident guère. Ce qui ajoute à la désorientation et à la réorientation dans diverses directions d’une masse de salariés et de prolétaires enlisés dans l’inaction et, souvent, immergés dans la méfiance.

Bien que le gouvernement Conte 2 ne soit pas réellement stable, il faut cependant constater que jusqu’ici il joue son rôle efficacement, ayant en particulier réussi à éviter que prennent forme des contestations sociales depuis un an. L’éviction de la Lega du gouvernement a suscité des attentes du côté des immigrés, des travailleurs et des jeunes qui ne se reconnaissaient pas dans l’exécutif Lega-M5S. Il en allait de même du côté aussi des femmes, alarmées par l’apparition en Italie des bandes liées à l’internationale sombre des évangélistes chers à Trump et au néo-Croisé Matteo Salvini.

Le Conte 2 a laissé en place le revenu de citoyenneté, la loi (Quota 100) de correction de la réforme des retraites, la flat tax à 15% pour les petites entreprises et indépendants, en ajoutant en janvier 2020 une légère modification des charges sociale en faveur de certaines catégories de salariés, leur permettant de toucher en moyenne 40 euros mensuels de plus, un grand succès proclamé par les trois centrales syndicales, CGIL, CISL, UIL, alors que cela n’a représenté qu’une dépense de 3 milliards d’euros. Le Conte 2 a également octroyé davantage de crédits pour les crèches et les enfants, il a légèrement atténué les décrets Salvini, il a régularisé une petite partie des sans-papiers (environ 200’000 sur plus de 600’000). Et enfin, dans un élan transformiste, le président du Conseil des ministres Giuseppe Conte a remis en selle sa bonne âme de gauche en recevant au Palais Chigi, siège du gouvernement, les secrétaires des trois grandes centrales syndicales, qui se sont empressés de faire allégeance à l’entreprise-Italie, réception présentée comme une reconquête centrale de la concertation, donnant ainsi naissance à une nouvelle idylle gouvernement-syndicats. (Article reçu le 7 octobre 2020; traduction par Dario Lopreno)

Pietro Basso, sociologue, membre de la rédaction de Cuneo rosso

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[1] Antonello Guerrera, Steve Bannon: Consiglio Lega e anche i 5 Stelle, adesso Roma è il centro del mondo, quotidien La Repubblica, Rome, 02/06/2020. [ndt]

[2] « Nous ouvrirons le Parlement comme on ouvre une conserve de thon. Nous y mettrons à la lumière les intrigues et les manigances », avait promis Giuseppe Grillo, le co-fondateur du M5S; mais dans l’intervalle, les députés Cinq étoiles ont trouvé que le thon du Parlement avait un goût délicieux.


 

Deuxième partie

Par Pietro Basso

Fin janvier arrive officiellement le Covid-19 et, de fin février à début juin, des portions toujours plus étendues du pays ont été mises en lockdown (confinement). Ce qui n’est pas resté sans conséquence sur la stabilisation du nouveau gouvernement qui commençait déjà à prendre l’eau, alors qu’il avait tardé à prendre les dispositions nécessaires malgré les nombreux signaux d’alarme déclenchés sur le plan international.

Arrive alors la pandémie et…

Sans parler ici du Plan national de préparation et de réponse à une pandémie de grippe, adopté par le Ministère de la santé en 2007 déjà et qui est resté dans les tiroirs. Pire même, entre 2007 et 2020, les structures de médecine préventive territoriale ont été démantelées, alors qu’elles sont fondamentales en cas de pandémie, que ce soit pour la prévention ou pour les soins.

L’arrivée et la diffusion du Covid 19 en Italie sont passées par les voies des filières productives qui vont de la région de Bergame, en particulier de la Val Seriana, jusqu’en Chine, filières qui couvrent toute l’agglomération milanaise et que les industriels de l’Assolombarda (l’association patronale du Milanais, membre de la Confindustria) ont catégoriquement refusé de fermer leurs établissements. Même durant les moments les plus graves, en Lombardie, épicentre de l’épidémie, les 3/4 des ouvriers d’usine ont travaillé sans interruption. Le gouvernement Conte 2 a capitulé devant les exigences de la Confindustria. Il a laissé tourner une importante gamme d’activités non essentielles; et malgré cela, Giuseppe Conte est parvenu à se donner une image d’efficacité et d’arbitre au-dessus des parties.

Dans les faits, cette dure période a fait remonter à la surface les conséquences anti-sociales de la dernière décennie en termes de coupes dans le personnel sanitaire du pays, amputé de quelque 100’000 unités, et dans les structures hospitalières, avec la suppression de 70’000 lits et l’amputation du fonds sanitaire national de 37 milliards d’euros, soit 1/4 de son montant de l’époque (autour de 117 milliards d’euros actuellement).

Ainsi les mesures urgentes prises par le gouvernement Conte 2 ont consisté, pour l’essentiel, à masquer les inefficacités et les vides résultant de cette politique, qui au demeurant a particulièrement frappé la Lombardie, où la privatisation et la rentabilisation de la santé ont été plus importantes qu’ailleurs, tandis que les instruments de la prévention et de la médecine territoriale ont été pratiquement mis à bas.

Et les résultats sont là. L’Italie détient le deuxième record européen en nombre de morts (plus de 36’000) alors qu’elle est au cinquième rang en termes de contaminations. Et il faut préciser que seules les grèves organisées par les syndicats indépendants SI Cobas dans le secteur de la logistique et les grèves spontanées qui ont éclaté dans les fabriques de la métallurgie et des machines ont permis de poser la question des mesures de sécurité urgentes à prendre sur les lieux de travail.

La détermination des patrons à ne pas fermer les usines et les entrepôts a prévalu et, malgré l’inexistence de statistiques sociales en la matière, on peut affirmer sans crainte de se tromper qu’outre le personnel hospitalier, ce sont les travailleurs de l’industrie et leurs familles qui ont payé le tribut le plus lourd. La diffusion de la pandémie et les peurs que cela a suscité dans la population ont été instrumentalisées par le gouvernement et par les appareils d’Etat pour imposer aux salarié·e·s et à la population en général un climat de cohésion nationale, obtenu par le biais de mesures apparemment rigides pour tous, passant par un contrôle physique capillaire sur toute la population par le biais des polices, de la protection civile, des carabiniers, de l’armée, en interdisant aussi toute forme de mobilisation sociale, depuis les manifestations du 8 mars jusqu’à celles de début juin. Giorgio Agamben est trop emphatique, lorsqu’il affirme qu’entre mars et mai les gouvernants ont « suspendu et violé les droits et les garanties constitutionnels qui n’avaient jamais été mis en question, même pas au cours des guerres mondiales et du fascisme ». Il n’en reste pas moins que les autorités ont cueilli au vol l’occasion fournie par la diffusion du Covid pour réaliser une grande répétition générale prolongée de l’état d’urgence ou d’exception [3].

Le gouvernement Conte 2 a manœuvré habilement, sans brutalité manifeste, en étendant à la société entière les modalités d’une gouvernance just in time, moyennant une avalanche de décrets du président du Conseil des ministres et du gouvernement. En appliquant à toute la population les méthodes utilisées depuis des années pour gouverner contre les émigrants et les immigrées, à travers un «infra-droit de type administratif» qui ne cesse de générer des normes extra-légales ou anti-légales, à imposer des interprétations particulières de lois existantes ou des normes se substituant aux lois, réorientant ainsi les pratiques quotidiennes des institutions et des acteurs de l’immigration.

De cette manière, observe Iside Gjerji, les organes des exécutifs ou des administrations s’arrogent un double pouvoir, celui de disposer (pouvoir législatif de fait) et celui d’ordonner (pouvoir de contrôle, exécutif de fait), parvenant ce faisant à satisfaire plus rapidement les exigences propres du système [4]. C’est cette même dynamique qui était à l’origine du projet de réforme du premier ministre Matteo Renzi et de la ministre Maria Elena Boschi (dite réforme constitutionnelle Renzi-Boschi, en 2016, soumise à référendum), une tentative de concentrer les pouvoirs dans les mains du chef du gouvernement, qui a été refusée par votation référendaire en décembre. Mais elle est devenue réalité avec le gouvernement Conte 2. C’est une réalité tissée d’autoritarisme, qui permettrait à un scientifique d’invoquer à la télévision l’emploi de l’armée sur grande échelle, pour faire respecter les prescriptions du binôme gouvernement-science…

L’autre opportunité saisie au vol par le Conte 2 réside dans la décision de l’UE de suspendre les normes dérivées du Fiscal Compact, afin de permettre de dépasser le déficit budgétaire sans limites, et qui va être porté à 10.8% cette année. Cela a permis à l’exécutif d’édicter trois décrets budgétaires (nommés Cura ItaliaRilancio e Agosto), totalisant 100 milliards d’euros d’endettement supplémentaire, avec une dette publique totale qui est passée à 160% du Produit intérieur brut (PIB). Plus de la moitié de cette fortune a fini dans les caisses des entreprises ou a été dépensée en leur faveur, essentiellement pour des allégements fiscaux ou des exemptions de charges, des contributions à fonds perdu, des garanties publiques pour des financements bancaires. D’après des estimations syndicales, c’est 60% de ces dépenses qui seraient allées aux entreprises, contre 36% aux salariés et indépendants [5].

En ayant mobilisé cette somme gigantesque, qui vient s’ajouter au déficit public, et en profitant du climat de peur amplifié par plusieurs médias qui distillent de manière obsessionnelle des décomptes sur les contaminations, l’exécutif PD-M5S est parvenu à ce jour (6 octobre) à limiter au maximum les conflits sociaux après les grèves de mars. Les résultats favorables des récentes élections régionales et communales reflètent la capacité de la coalition gouvernementale à gérer cette situation inédite, voire peut-être à parvenir à une baisse du PIB inférieure à la moyenne européenne et, du moins pour l’heure et apparemment, à une seconde vague moins virulente qu’au Royaume-Uni, en France et en Espagne.

Carlo Bonomi, le nouveau patron de la Confindustria
… Bonomi

En plein milieu de la double crise sanitaire et économique a été nommé le nouveau président de la Confindustria, Carlo Bonomi, un industriel du secteur de la santé, élu par 99.99% des voix, faisant partie du noyau des industriels qui se sont opposés avec virulence à toute fermeture des usines. Son discours d’intronisation a bien exprimé la détermination féroce du patronat à retrouver ses profits après ce qui n’a pas été un effondrement économique pour tout le monde. Citons de larges extraits du blog Il pugnolo rosso [6].

«Avec la sortie [de la Confindustria] de la Fiat de Marchionne (en 2011) et dans les années suivantes celles de Finmeccanica, UnipolSai, Salini Impregilo, Luxottica, etc., l’association historique des industriels, autrefois sponsor du fascisme, puis de la Démocratie chrétienne, a perdu de son influence politique, en même temps que le secteur bancaire montait en puissance. Carlo Bonomi veut en faire aujourd’hui le vrai parti politique des capitalistes. Dans cette logique, il ne préconise plus aucune forme de délégation à l’adresse des partis politiques, notamment gouvernementaux, victimes selon ses propos d’un  »fort préjugé anti-entreprises ».

«Le programme de Bonomi peut se résumer ainsi: tout aux entreprises, tout pour les entreprises, tout à travers les entreprises. Tout aux entreprises parce que Bonomi repousse l’idée d’étaler le paiement des impôts et défend la remise des compteurs à zéro, revendique une fiscalité des entreprises qui soit un  »levier de croissance » et plus légère: avances à fonds perdu, défiscalisation du capital, grands investissements publics en donnant la priorité à l’industrie 4.0 et à la finance 4.0. Tout pour les entreprises, dans le sens où l’Etat doit intervenir comme acteur de la dépense et de l’endettement, sans toutefois  »redevenir gestionnaire de l’économie », tâche revenant exclusivement aux capitalistes. Tout à travers les entreprises, car  »elles seules et les marchés peuvent procurer des revenus et du travail à des millions d’Italiens », et personne ne peut les remplacer dans cette noble mission.

«Et les syndicats ?  »Ils doivent changer » et accepter, par exemple, qu’à la table des négociations ce sont les patrons qui présentent leurs revendications et les objets des négociations. Ce qui signifie, premièrement l’accroissement de la productivité, deuxièmement la prédominance des contrats collectifs d’entreprise sur ceux nationaux (le coup de grâce au contrat collectif national), troisièmement l’assujettissement au carcan des contrats signés:  »il faut respecter les engagements » (mettant fin à la lutte revendicative offensive).

«Quant aux prolétaires de l’industrie, Carlo Bonomi leur dédie une citation de Luigi Einaudi expliquant la décadence de l’Empire romain. Selon ce libéral-esclavagiste,  »à force de faire des promesses politiques, ceux qui exerçaient le commandement sur les citoyens romains les ont amenés à dédaigner leur statut de travailleurs-soldats, poussés qu’ils étaient par l’illusion d’être pris en charge par l’Etat ». Or seules les entreprises peuvent être entretenues par l’Etat! Ainsi Bonomi a donné son accord au prêt, garanti par l’Etat, de 6.3 milliards d’euros en faveur de Fiat Chrysler Automobile (FCA), à condition qu’ils soient investis en Italie».

Après son entrée en fonction, le nouveau président de la Confindustria a alterné des attaques encore plus dures contre les travailleurs – pas d’augmentations salariales dans les contrats! – et des appels au gouvernement, sans rien lâcher de son message «simple et révolutionnaire», selon ses chantres. Le message de ce patron de la sidérurgie galvanise le patronat. Il a eu un premier effet avec la rupture des négociations (qui devenaient factices) autour du contrat collectif de l’industrie de la métallurgie et des machines, entre l’association patronale Federmecanica et les centrales syndicales du secteur: FIOM, FIM et UIL. Cela a donné naissance à une proposition de Pacte pour l’Italie, un vrai pacte léonin. On peut le rattacher au précédent Pacte pour la fabrique que la Confindustria avait imposé, le 9 mars 2018, aux trois grandes centrales syndicales nationales, CGIL, CISL et UIL. Il s’agissait de «moderniser» le système des relations industrielles, «afin d’améliorer la compétitivité à travers l’accroissement de la productivité des entreprises», pour «permettre ainsi aux entreprises italiennes d’affronter les défis résultant de marchés toujours plus globalisés».

C’était là de solides repères pour bloquer toute revendication salariale ou normative en cas d’incertitudes ou de crise économique. Or, même dans les secteurs qui continuent à assurer des profits, la Confindustria veut que le salaire devienne une variable totalement subordonnée aux besoins de l’entreprise, aux exigences d’une compétitivité devenue des plus rudes sur le plan international. Comme dans les manuels, le capital veut ici transformer sa propre crise en crise du travail. «Nous ne sommes plus dans les années 70», est le funeste commentaire de Bonomi, qui n’envisage tout au plus, comme seule concession salariale, le welfare d’entreprise [7], qui lie davantage le salarié à l’entreprise et fait avancer l’œuvre de démolition des systèmes de santé et de retraite.

Dans cette optique, le Pacte pour l’Italie et les contrats collectifs à zéro augmentation de salaire (le dernier contrat de la métallurgie et des machines s’est conclu sur une augmentation salariale moyenne de 7 euros…) sont une manière d’entériner des décennies de «concertation» qui ont vidé les contrats nationaux et anéanti l’organisation ouvrière au sein des fabriques. En guise de compensation, les syndicats CGIL, CISL et UIL ont obtenu des règles sur la représentation des salariés dans les négociations, règles qui barrent définitivement la route à tout syndicalisme différent et combatif, ne permettant plus qu’une négociation pour les couches supérieures techniquement les plus aguerries. Après des décennies de guerre de classe, le patronat adopte des positions extrêmement dures, provoquant des échec et mat.

Les grandes inconnues du Conte 2

Or, qui sème le vent ramasse la tempête, dit-on. C’est la première grande inconnue pour le gouvernement. La seconde inconnue réside dans la reprise de la pandémie qui, si elle se fait virulente, mettra en évidence le fait que rien d’essentiel n’a changé depuis l’urgence du printemps, sinon un modeste accroissement des postes de travail en soins intensifs. La troisième inconnue consiste dans les retombées, sur la population et sur la consommation, de nouvelles et plus rigides mesures de confinement. La quatrième inconnue provient des tensions militaires qui se multiplient dans le Bassin méditerranéen de la Libye au Caucase. La cinquième est liée au résultat des élections aux Etats-Unis et, avec l’éventualité d’une victoire de Jo Biden, par le durcissement de la Maison blanche envers la Chine et la Russie, Biden ayant répétitivement accusé Donald Trump de faiblesses à ce sujet. La sixième inconnue ressort aux conflits non résolus internes à l’UE, autour des rythmes et des modalités de démarrage du Recovery Fund et de la dispute sur le Mécanisme européen de stabilité. Enfin, la septième inconnue pourrait venir d’une scission du M5S et de ses conséquences sur la coalition gouvernementale. Tout cela alors que s’annonce, pour fin novembre 2020, la fin du blocage des licenciements pour les salarié·e·s sous contrat de durée indéterminée et, pour fin décembre 2020, l’échéance des délais supplémentaires accordés au chômage partiel.

Voilà pourquoi les estimations qui considèrent le gouvernement Conte 2 comme stabilisé, suite aux dernières élections régionales et locales, me semblent superficielles. Ces élections ont certes signifié l’échec de l’assaut de la Lega de Salvini visant la région Toscane, après avoir essuyé une défaite analogue en Émilie-Romagne. Mais elles ont également été le théâtre de l’effondrement du M5S, devenu à la fois le parti de la majorité relative au Parlement et un parti lacéré par une vraie guerre interne qui, pour l’heure, ne le fait pas exploser uniquement parce que les appétits gouvernementaux ont le dessus. Par ailleurs le gouvernement doit faire face à ce que l’on nomme le «parti des gouverneurs», acclamés par les médias comme «les nouvelles stars de la politique», personnalisant la tentative des secteurs les plus habiles de la classe dominante de régionaliser au maximum la classe des salariés et de contenir le pouvoir de disposition du gouvernement sur les 209 milliards d’euros provenant du Recovery Fund de l’Union européenne.

Ce sont là les principales nouveautés issues des élections des 20 et 21 septembre de cette année. Pour le reste il est désormais clair qu’environ 40% des personnes ayant le droit de vote ne l’exercent pas et qu’il s’agit principalement de salariés. Dans quelques cas s’est produite une légère remontée des taux de participation, globalement de 3 ou 4%, par exemple en Vénétie et en Campanie, cependant la participation reste entre 53% en Ligurie et 62% en Toscane, où s’est déroulée la campagne électorale la plus incertaine et la plus agitée. C’est une information trop souvent oubliée dans les bilans électoraux qui redimensionne les «triomphes» que l’on attribue à certains gouverneurs: celui qui a recueilli le plus de suffrages, Luca Zaia, en Vénétie, a obtenu un spectaculaire 76.8% des votes mais, calculé sur le total des votes et des abstentions, cela devient 46.2%. À la même date on votait sur le référendum de réduction des parlementaires (réduction d’1/3 des membres des Chambres), avec un taux de participation de 54%, soit 11% de moins que lors du référendum de 2016 sur un sujet relativement similaire. Le oui l’a emporté à 69%, un vote clairement favorable dans les circonscriptions populaires, défavorable dans les zones urbaines plus riches.

Les grandes manœuvres

De grandes manœuvres sont également en cours. Il est clair que les secteurs les plus importants de la classe dominante, une fois acquise la normalisation du M5S, sont à l’œuvre pour normaliser la Lega de Salvini, travaillée aujourd’hui par de fortes pressions favorables à un tournant vers le centre, en matière de politique européenne et italienne. Il s’agit aussi d’être prêt, en cas d’urgences nouvelles et plus graves, à participer à un gouvernement d’unité nationale, conduit ou non par Mario Draghi, ex-vice-président de Goldman Sachs, ex-gouverneur de la Banque d’Italie et ex-président de la Banque centrale européenne. La droite est en pleine phase de restructuration, avec une montée en puissance de Fratelli d’Italia, de Giorgia Meloni, qui pourrait être à même d’obtenir, dans relativement peu de mois, l’adoubement européen comme celui du Pentagone, tous deux en quête d’une nouvelle référence qui puisse combler, au moins partiellement, le vide laissé par le crépuscule de Silvio Berlusconi. Pour l’heure le PD est le parti de confiance du grand capital, tant européen qu’états-unien, mais cela ne va pas suffire à garantir la stabilité lors des turbulences à venir.

D’autres grandes manœuvres se déroulent dans le domaine financier, avec un repositionnement de l’Italie aux côtés de l’Allemagne, en butte à la France déloyale, mais en même temps aux côtés des Etats-Unis en garantissant inconditionnellement à leur appareil militaire l’usage du territoire national du Nord au Sud. Bref, tout est en mouvement, les dotations en armements atomiques sur le plan mondial, les situations économiques nationales et internationales, avec le début d’une crise historique du capitalisme, de profondes transformations socio-politiques.

Dans ce contexte, sur le plan interne, l’exacerbation des contradictions sociales est probablement l’inconnue majeure pour la stabilité du gouvernement en place, comme pour les prospectives de la domination capitaliste de la société. Le contexte est inquiétant, constitué par l’accroissement massif du chômage (on estime qu’il peut atteindre les 2 millions d’unités, qui s’ajouteraient aux 3 millions de chômeurs officiels et aux 3 millions de sans emplois), par les formes les plus extrêmes de précarité, par l’aggravation de la charge de travail professionnel et de care pour les femmes [8], par les tentatives de généraliser le travail à domicile partout où cela est possible, présenté dans ce cas comme smart working, par l’inadéquation de plus en plus grave entre mesures d’austérité (le gouvernement a d’ores et déjà annoncé la prochaine fin de Quota 100, le correctif à la dureté de la loi sur les retraites, ainsi que des diminutions du revenu de citoyenneté), par les carences structurelles devenues vraiment critiques des systèmes sanitaire et scolaire, par les atteintes dévastatrices à l’environnement et au territoire. Il est hors de doute que ces contradictions finiront par se coaguler de manière explosive, redonnant un rôle de premier plan à la classe des travailleurs. (Article reçu le 7 octobre 2020; traduction par Dario Lopreno)

Pietro Basso, sociologue, membre de la rédaction de Cuneo rosso

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[3] Giorgio Agamben, Stato di eccezione e stato di emergenza, 30/07/2020, sur https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-stato-di-eccezione-e-stato-di-emergenza

(4) Iside Gjergji, Immigrazione e infra-diritto: dal governo per circolari alla tweet-governance, en voie de publications dans la revue Etica e politica, Trieste.

[5] Carlo Di Foggia, Il “Sussidistan” è il paese della Confindustria, Il fatto quotidiano, 01/10/2020. Le terme « Sussidistan » a été utilisé en premier par le président de l’association patronale Confindustria, pour qualifier l’Italie comme pays aux subsides «excessifs» octroyés aux salariés.

[6] Carlo Bonomi (Confindustria): li vogliamo lavoratori-soldati, blog Il pungolo rosso, 23/05/2020, sur https://pungolorosso.wordpress.com/2020/05/23/bonomi-confindustria-li-vogliamo-lavoratori-soldati/.

[7] Le welfare d’entreprise ou welfare contractuel consiste dans des augmentations salariales octroyées principalement sous forme de prestations patronales pour la prévoyance et la santé, mais aussi pour nombre d’autres prestations en nature, y compris des prestations de retraite hors système de retraite, inscrites dans le contrat collectif complémentaire de travail. [ndt]

[8] Le donne nella tempesta della crisi, Il pungolo rosso, 10/05/2020, https://pungolorosso.wordpress.com/2020/05/10/le-donne-nella-tempesta-della-crisi


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