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SOURCE : Acrimed
Le mercredi 14 octobre, le président de la République devait « s’exprimer » en prime time pour annoncer de nouvelles mesures de lutte contre la propagation du coronavirus. À cette occasion, les deux vedettes de l’information qui « interrogeaient » Emmanuel Macron – à savoir Gilles Bouleau de TF1 et Anne-Sophie Lapix de France 2 – ont été à peine plus pugnaces que l’habituel prompteur des allocutions solennelles. Alors que le débat est vif autour des mesures prises pour endiguer l’épidémie et appréhender ses conséquences, les deux journalistes se sont contentés de dérouler un tapis rouge au président.
La bande annonce de l’interview présidentielle
Comme chacun de ses faits et gestes, l’intervention télévisée du Président a fait l’objet d’un battage médiatique par anticipation. Suspendues à la communication de l’exécutif, les rédactions n’ont eu de cesse de relayer les bruits des couloirs élyséens, afin d’assurer la promotion du prochain blockbuster présidentiel. Qu’allait-on bien pouvoir annoncer ? À quelle heure prendrait effet le couvre-feu qui semblait, désormais, inévitable ?
Mais d’ailleurs, le président allait-il bien employer le terme de « couvre-feu » ? La question a longtemps hanté les journalistes de la rédaction de BFM-TV. Et leurs sources étaient formelles :
Au cours de son interview de mercredi soir, Emmanuel Macron ne prononcera pas le terme de « couvre-feu » mais parlera de « confinement nocturne », selon nos informations. (18h49, sur le site de BFM-TV)
Encore raté !
Même tendance sur Europe 1, où les astuces langagières du sacro-saint discours ont occupé tous les esprits :
Des journalistes porte-micro
Tout pour la forme, rien sur le fond : c’est la feuille de route qu’ont à leur tour (et comme d’habitude) respectée à la lettre les deux « élus » de la profession, Anne-Sophie Lapix et Gilles Bouleau, au moment de l’interview [1]. Parler d’ « allocution » serait d’ailleurs sans doute plus approprié, ainsi que le soulignait Samuel Gontier au lendemain de « l’événement ».
Car ne faisons pas durer plus longtemps le suspense : aucune relance, moult pincettes, périphrases et autres guillemets dès lors qu’il fut question de relayer l’ombre d’une critique « faite à l’encontre » du gouvernement, selon la formule consacrée… Sans compter un festival de sourires bienveillants et un carnaval de hochements de têtes complaisants.
Au-delà de leur attitude mielleuse, les deux journalistes n’ont posé aucune question embarrassante pour le Président, à deux exceptions près (les tests et l’application mobile « Stop Covid »). Et encore… Concernant les tests de dépistages, l’intervention d’Anne-Sophie Lapix était si imprécise, si alambiquée et si peu documentée qu’Emmanuel Macron a eu vite fait de détourner la conversation, écartant la question des politiques publiques naufragées pour mieux noyer son auditoire dans des considérations techniques :
Anne-Sophie Lapix : On a l’impression que la situation que vous avez décrite, et qui nous amène à imposer ce couvre-feu, elle était prévisible, elle était même prévue. Prévue par les avis du conseil scientifique. On a vu en juin, en juillet : ils parlaient même de la pression sur ces métropoles, sur le danger que le virus soit plus virulent à la rentrée. Tout cela était prévisible. Et puis, il y a eu l’échec de la politique du dépistage. D’abord, on a attendu longtemps ces tests, on les a attendus en mai, en juin, en juillet ça a commencé à arriver. Et puis après, on n’arrive pas à comprendre comment on a pu prévoir l’amont, c’est-à-dire tous les tests, et pas l’aval, c’est-à-dire pas l’examen de ces tests, pas les moyens pour traiter ces tests en moins de deux jours… Parce que au-delà de deux jours, c’est de l’argent jeté par les fenêtres.
On a connu des interpellations plus intelligibles… et plus directes !
Concernant l’application mobile « Stop Covid », Gilles Bouleau a beau quant à lui souligner « l’échec cuisant » de l’initiative gouvernementale, il échoue à relancer le Président lorsque ce dernier affirme sans sourciller : « Je ne prendrais pas ce chiffre pour dire que c’est un échec ; ça n’a pas marché ». Misère…
Et le reste n’est que débâcle : de la propagation du Covid dans les établissements scolaires et universitaires, il ne sera même pas question. De même, les journalistes resteront évasifs concernant le télétravail et les protocoles sanitaires adoptés en entreprise. Ils n’évoqueront même pas la question de l’organisation des hôpitaux et du recrutement de nouveaux personnels, alors même qu’une grève nationale dans la santé et le social est annoncée… le lendemain.
En revanche, auront la part belle les questions tapageuses sur un potentiel recours à l’armée pour faire respecter les règles, ou des interrogations existentielles sur la possibilité ou non d’aller au restaurant ou de prendre un Uber à 22h15.
En résumé, rien d’étonnant à cette interview, représentative des biais récurrents du journalisme politique tel qu’il est pratiqué dans les médias dominants, et par ses têtes d’affiche. Un « journalisme » à base de sensationnalisme, donnant la primeur aux annonces choc et aux petites phrases, reflétant d’abord et avant tout les préoccupations des journalistes eux-mêmes, et de la classe sociale qu’ils représentent. Et leur art premier : ne pas déranger.
On ne posera jamais assez la question : quel intérêt, pour ces journalistes, d’accepter l’exercice, s’ils n’en profitent pas pour poser les questions qui fâchent ? Et l’on ne répétera jamais assez la réponse : leur fonction de passe-plat est indissociable de la position dominante qu’ils occupent, en tant que présentateurs de la grand-messe du 20h. Choisis précisément pour leur absence totale d’impertinence, ils maintiennent, au-delà des sympathies partisanes pour tel ou tel gouvernement, le « bon » cours de l’ordre social et s’il le faut, sa pente autoritaire. Récompensés en retour par le prestige symbolique, ces journalistes entretiennent le simulacre d’une démocratie qui « débat » : à l’heure où les parlementaires (censés incarner la fameuse « représentation nationale ») ont été privés de toute discussion concernant le couvre-feu, le monologue d’un Président seul à table aurait sans doute fait un peu tache. Et même si cette « confrontation » aux journalistes est, au bout du compte, revenue au même, elle aura donné l’impression du « dialogue ». L’impression, seulement.
Vincent Bollenot et Pauline Perrenot
Annexe : l’intégralité des interventions des deux journalistes
…ou de l’art de « critiquer » par médias interposés
Anne-Sophie Lapix : « Les Français sont inquiets, ils sont parfois déboussolés par des injonctions qui semblent contradictoires. […] Est-ce qu’on a perdu le contrôle de l’épidémie ? »
Gilles Bouleau : « On reviendra dans un instant sur la situation de… des lits de réanimation. Les Français ont vécu de longues semaines de confinement, et face à cette vague qui semble inexorable et qui monte, vous aviez plusieurs options : re confiner tout le pays, re confiner comme certains voisins européens l’ont fait une ville, une agglomération, ou instaurer un, ou des couvre-feux. Il se dit depuis plusieurs jours que vous avez opté pour cette option-là, le couvre-feu. Est-ce que c’est le cas ? »
Anne-Sophie Lapix : « Et il durera combien de temps ? »
Gilles Bouleau : « Pour être clairs et concrets : à 21 heures, dans toutes ces villes, ça doit faire 18 ou 20 millions d’habitants, j’ai fait l’addition approximative, tous les cinémas, tous les théâtres, tous les restaurants, tous les bars seront vides, tout le monde est chez soi ou sur le chemin du retour vers chez soi ? »
Anne-Sophie Lapix : « Donc 21 heures c’est important parce qu’il y a des conséquences évidemment sur les restaurants, sur les bars, déjà très affectés par les précédentes mesures, sur les théâtres, sur les salles de spectacle, est-ce que vous avez prévu de nouveaux dispositifs pour venir en aide à ces commerces, à ces professions ? »
Anne-Sophie Lapix : « Il y a des restaurants qui vont fermer hein… »
Anne-Sophie Lapix : « Comment on améliore alors, justement, leur aide ? »
Gilles Bouleau : « Je voudrais qu’on revienne, très concrètement, aux restrictions de libertés individuelles qui vont nous être imposées Va-t-il y avoir des exemptions, des exceptions ? J’ai compris que je ne pourrai pas me promener à 22h15 sans motif valable. Y aura-t-il des attestations comme pendant le confinement ? Y aura-t-il des applications sur téléphone portable ? Comment ça va se passer ? […] Et dès samedi matin 00 heures ? […] Il va y avoir des attestations dès samedi ? »
Anne-Sophie Lapix : « Et qui fera respecter ce couvre-feu ? Est-ce qu’il y aura la police ? Est-ce qu’il y aura des militaires ? Qu’est-ce qu’on peut imaginer ? »
Gilles Bouleau : « Y aura-t-il des contraventions dressées ? »
Anne-Sophie Lapix : « Elle [l’amende]sera de combien d’ailleurs ? […] Mais on va mobiliser tous nos policiers… ? »
Anne-Sophie Lapix : « Et pourtant, le rapport que vous évoquez, il parle aussi d’infantilisation. Il vous reproche une certaine infantilisation, et est-ce que le couvre-feu c’est pas aussi ça ? […] Elle [l’Allemagne] est plus prudente et elle a moins de morts aussi. »
Gilles Bouleau : « Encore une question très pratique : il y aura, dans ces villes, dans ces agglomérations sous couvre-feu, autant de transport en commun ? Je pourrai prendre un train de Lille à Paris qui arrive à Paris à 22h15 ? Il y aura autant de taxis ? Autant de VTC ? Ou vous allez mettre un peu le couvercle (sic) ? »
Anne-Sophie Lapix : « Mais ça, certains vont avoir du mal à le comprendre, parce que ces vacances de la Toussaint, c’est le moment des rassemblements familiaux, les plus jeunes vont retrouver sans doute les grands-parents, est-ce qu’il n’y a pas un danger justement à permettre ces vacances, à inciter même à prendre ces vacances de la Toussaint, c’est ce qu’a fait le secrétaire d’État au tourisme alors qu’on est en pleine crise, alors que certains enfants viendront aussi de régions, de métropoles, où effectivement l’épidémie est à un très haut niveau. […] Donc en fait on va soulager les métropoles en permettant d’aller en vacances ? »
Gilles Bouleau : « Et vous n’allez pas généraliser le port du masque dans des départements, des régions où le virus circule peu ? »
Gilles Bouleau : « Et pas plus de six dans la rue non plus ? »
Anne-Sophie Lapix : « Y compris les jeunes ? Parce que… je parle des jeunes parce qu’on a l’impression que le couvre-feu vise aussi une population jeune, qui sort, qui fait la fête, qui a beaucoup d’interactions ? Est-ce que… ? »
Gilles Bouleau : « Vous-même et vos ministres vous dites depuis quelques jours, quelques semaines, que la règle, dorénavant, sans qu’on sache jusqu’où cette règle nous mène, c’est le télétravail pour le plus grand nombre possible. À quel étiage : 50% du temps ? 80% ? 100% ? Et puis il y a le privé, sur lequel vous n’avez pas le droit directement d’intervenir, et la fonction publique : qu’est-ce que vous dites aux cinq millions et demi de fonctionnaires : restez chez-vous le plus possible ? »
Gilles Bouleau : « Et ils ne vont pas refermer les bureaux de postes qui ont fermé en mars/avril ? »
Anne-Sophie Lapix : « On a l’impression que la situation que vous avez décrite et qui nous amène à imposer ce couvre-feu elle était prévisible, elle était même prévue. Prévue par les avis du conseil scientifique, on a vu en juin, en juillet, ils parlaient même de la pression sur ces métropoles, sur le danger que le virus soit plus virulent à la rentrée. Tout cela était prévisible. Et puis il y a eu l’échec de la politique du dépistage. D’abord, on a attendu longtemps ces tests, on les a attendu en mai, en juin, en juillet ça a commencé à arriver. Et puis après on n’arrive pas à comprendre comment on a pu prévoir l’amont, c’est-à-dire tous les tests et pas l’aval, c’est-à-dire pas l’examen de ces tests, pas les moyens pour traiter ces tests en moins de deux jours, parce que, au-delà de deux jours, c’est de l’argent jeté par les fenêtres. »
Gilles Bouleau : « Pas forcément le plus efficacement… »
Anne-Sophie Lapix : « Parce que c’était gratuit, parce qu’on n’avait pas besoin d’ordonnance… »
Anne-Sophie Lapix : « Je ne dis pas ça, c’est prévoir les moyens pour analyser les tests. »
Gilles Bouleau : « Ce que “Stop Covid” n’a jamais permis de faire. C’était un échec cuisant, les derniers chiffres nous disent que “Stop Covid” a permis d’alerter à ce jour 493 personnes. »
Anne-Sophie Lapix : « L’un des enseignements de cette crise sanitaire, c’est que statistiquement, ce sont les plus défavorisés qui en ont été le plus victimes, des victimes sanitaires, des victimes économiques également. Certaines associations, heu, certaines associations caritatives, le responsable aussi de la CFDT demande l’augmentation des minimas sociaux, du RSA, et demande également que les 18-25 ans puissent bénéficier du RSA. Est-ce que vous dites “oui” ? »
Gilles Bouleau : « Monsieur le président, il nous reste juste quelques instants : je voudrais poser une question qui tombe sous le sens j’imagine pour de nombreux Français. La description de ce que vous nous nous faites, de l’avenir du virus qui va durer sans doute jusqu’à l’été prochain, heu de plusieurs villes, 20 millions d’habitants qui vont être un petit peu quand même sous cloche de 21 heures à 6 heures du matin… C’est assez sombre, est-ce qu’il y a une raison, une raison d’espérer qu’on ait 20 ans, 65 ans ou plus ? »
Gilles Bouleau : « Voilà, c’était le mot de la fin, merci beaucoup monsieur le Président de nous avoir reçu, Anne-Sophie… »
Anne-Sophie Lapix : « Merci Gilles »
[1] Lire nos articles sur les précédentes interviews présidentielles, en avril 2018, en décembre et octobre 2017.