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SOURCE : Là bas si j'y suis
« Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes », disait Henri Calet. Le pays entier est sous le choc, et faire ce métier de comprendre et de faire comprendre est impossible aujourd’hui. « Expliquer, c’est excuser ». La raison n’est pas de saison, il y a un temps pour la décence et le silence.
Mais les profiteurs d’abîme n’attendent pas. Les gros médias se surpassent et d’importants personnages politiques, des sanglots dans la voix, ne reculent devant rien pour racoler des voix en enfonçant une haine profonde dans la gorge du pays. Les réseaux sociaux débordent d’injures et de menaces à partir d’un mot, d’un titre, sans avoir lu, sans avoir écouté. Pourtant, il y en a qu’on peut écouter en ce moment : les profs. C’est un prof qui a été assassiné. Juliette Keating est prof de français depuis vingt ans dans la banlieue parisienne, à Montreuil actuellement, dans un collège populaire. Elle a écrit ce texte bref et clair que nous vous proposons. Elle ressemble à des milliers de profs, elle ressemble à Samuel.
Les mains sales de la récup’
Le respect dû au défunt abominablement assassiné n’aura donc pas assourdi les braillements des tartuffes de la laïcité. On aurait pu attendre un peu de décence devant l’insoutenable, mais nous sommes en période électorale et il convient de faire feu de tout bois pour racler dans la fange quelques suffrages de cette opinion publique si avare d’approbation en ces temps difficiles pour chacunE. L’opportunisme reste le trait commun à tout le spectre politique le plus en vue : l’occasion est trop belle, le crime trop parfait dans son horreur, pour ne pas en « profiter ».
De tous ces défenseurs subits des professeurEs, de toutes ces zélatrices soudaines de l’éducation nationale, on retiendra les larmes de crocodiles versées sur le cadavre de l’homme qui devrait aujourd’hui profiter, lui, de vacances bien méritées. Mais leur regard est ailleurs et leur cœur bat pour d’autres combats que d’améliorer les conditions de travail des professeurEs, de donner les moyens d’un enseignement public ouvert et diversifié, de lutter contre les inégalités scolaires et les discriminations qui pourrissent de longue date le climat du pays plongé depuis des mois dans la crise économique et sanitaire.
Plutôt que d’offrir à chacun et chacune de nos enfants les outils culturels et intellectuels qui leur permettent de s’armer contre tous les fanatismes, de résister aux manipulations et de penser par elles-mêmes, les irresponsables au pouvoir réduisent le nombre d’heures de cours, ferment des classes, augmentent les effectifs, refusent de recruter des enseignantEs supplémentaires. Doit-on rappeler que l’assassin de Samuel Paty est un jeune adulte que l’on a vite renvoyé à son identité « tchétchène », alors que, réfugié à six ans, il a fréquenté nos écoles, nos collèges, comme tous les enfants de France ?
Mais de ceci, quelle importance, puisqu’il s’agit de capitaliser sur la « guerre » contre l’islamisme et de fourbir un nouvel arsenal répressif bon teint qui satisfera les braves gens évidemment sidérés devant l’atrocité du crime ? On trouve des coupables partout, surtout parmi celleux qui pensent et disent que l’opprobre jeté aux musulmanEs à chaque nouvel attentat, la défiance généralisée qui en découle alimentent le ressentiment des unEs contre les autres, désunissent les populations qui vivent ensemble dans les mêmes quartiers, partagent le même quotidien. On ne fait pas d’amalgame, nous rétorque-t-on. Mais alors pourquoi, quand une représentante de l’UNEF se joint au rassemblement d’hommage au professeur assassiné, est-elle insultée parce qu’elle porte le voile ? Dans la grande leçon nationale sur la sacralité de la liberté d’expression, on accepte donc les musulmanEs pourvu qu’ielles soient invisibiliséEs et contritEs.
La récupération politique d’un crime ajoute à l’horreur du crime lui-même, et la nausée vient devant le spectacle de tant de lâcheté collective face aux desseins des extrêmes droites : conquérir les esprits et les cœurs pour plus facilement s’emparer du pouvoir. À ce terrible jeu, il n’y aura que des perdants.