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SOURCE : Reporterre
Pourquoi ne crions-nous pas pour exiger que tous les moyens nécessaires à la lutte contre la pandémie soient immédiatement donnés à l’hôpital ? Pourquoi nous interdisons-nous de questionner les mesures autoritaristes comme le couvre-feu quand nous savons que la question n’est pas là ?, s’interroge l’autrice de cette tribune. Avec deux autres réalisatrices, elle interpelle les représentants politiques.
Marina Déak, réalisatrice, est notamment l’autrice de Poursuite et de Et si on te donne un château, tu le prends ?.
Au centre, l’hôpital : comme le nez au milieu de la figure. À toutes les questions qu’on peut se poser sur la raison — et l’irrationalité — des mesures prises face à la gravité de la pandémie, à toutes les lectures qu’on peut avoir de la situation, il y a une réponse commune, unanime, et en permanence éludée : donner des moyens à l’hôpital.
Le danger du Covid est énorme ? On le réduit d’abord en donnant des moyens à l’hôpital. Le danger du Covid en tant que tel n’est pas si énorme, mais le risque de noyer l’hôpital est, lui, un danger énorme pour tous les malades et pour la société dans son entier ? Même réponse. Les conséquences économiques, sociales, politiques, psychiques des mesures prises pour lutter contre la pandémie sont énormes ? Même réponse.
La réponse qui, elle, n’a pas lieu : « Il n’y a pas assez de lits, de personnel, de matériel, les soignants sont épuisés. » Tout cela est vrai. Mais on pourrait, on aurait pu depuis huit mois, on pourrait encore aujourd’hui, former du personnel, y compris des gens qui ne sont pas des soignants qualifiés – et il n’est pas vrai qu’on ne pourrait pas trouver assez de gens motivés, compétents, efficaces, et disponibles ; pour peu qu’on s’en donne les moyens, notamment en relevant de manière conséquente le salaire de tous ces soignants. Ceux qui nous soignent, qui sont épuisés d’être si seuls, parce que, ils le crient, il leur manque des bras !
Je ne parle même pas des lits, des infrastructures, etc., tout le monde sait qu’on peut dégager de la place physique au-delà de l’hôpital. Là encore : il suffit de s’en donner les moyens. Je ne suis ni spécialiste en création d’hôpitaux d’urgence, ni en formation de soignants ; mais j’écoute, je lis, je réfléchis. Les soignants le savent, et le disent : c’est possible, ça l’aurait été en commençant à temps, ce le serait encore aujourd’hui, et ce n’est pas fait. Du tout. L’alpha et l’oméga, et l’on n’y touche pas. La folie de la chose !
Donner des moyens durables à un secteur non marchand, aujourd’hui, c’est comme renverser les valeurs du monde
Le cri collectif de protestation que nous devrions tous pousser ! Pourquoi ne réclamons-nous pas chaque jour, dans chaque prise de parole, d’abord et avant tout des moyens pour l’hôpital ? Quelle sidération nous en empêche donc ?
Bien sûr, nombre de gens, les hospitaliers en premier lieu, réclament des moyens ; mais, dans le discours collectif, c’est comme si c’était une bataille perdue d’avance, qu’il ne valait pas la peine de mener. Collectivement, c’est comme si nous avions incorporé cette phrase : « Il faut faire avec le manque de moyens de l’hôpital. » Les opposants au gouvernement eux-mêmes nous y enjoignent, qui fustigent les comportements insouciants, en appellent à une attitude responsable, revenant toujours pour finir à l’argument que le manque de moyens est structurel, qu’on ne peut pas les inventer d’un coup, ces moyens, même si, « bien sûr, c’est déplorable »… Bref, « l’hôpital n’aurait pas assez de moyens pour supporter un afflux de malades Covid, et il faudrait donc tout faire pour empêcher cet afflux ».
Ça va contre toute raison. D’où, peut-être, la sidération.
« Il faut faire avec le manque de moyens de l’hôpital. » Au nom de cette phrase, on peut plonger dans la pauvreté des millions de gens, faire grandir dans la peur et la restriction de libertés grandissante des millions d’enfants et d’adolescents, écraser des pans entiers de la société, soutenir à coups de milliards des industries qui s’effondrent, plonger dans la psychose et la dépression des millions de personnes fragiles… la liste est longue. Et, cette phrase, il est interdit de l’interroger.
Nous suivons plus ou moins allègrement le joueur de flûte, comme des enfants, vers le désastre. Hypnotisés au point de ne plus voir l’évidence… Logique de noyade exactement identique à celle à l’œuvre face au réchauffement climatique. Pourquoi ne réclamons-nous pas l’indispensable ?
Pour deux raisons. D’abord parce que donner des moyens à l’hôpital, aujourd’hui, donner des moyens durables et prioritaires à un secteur non marchand, c’est comme renverser les valeurs du monde… Et parce qu’on ne s’autorise pas à interroger le rapport à la pandémie : toute mesure pour lutter contre elle est-elle légitime quand la première de toutes n’est pas prise ? Crise sanitaire : réponse sanitaire. Pas de réponse sanitaire ? Alors, en effet, la crise est politique, sociale, économique. Et la société endure les dégâts collatéraux. Qui n’ont plus rien de collatéraux mais deviennent la véritable catastrophe.
Avec le couvre-feu, nous avons franchi une limite
Samedi 17 octobre, dans ce pays, nous avons franchi la limite entre une politique de précaution (quoi qu’on pense de celle-ci, et de ses raisons et modalités) et le pur autoritarisme. Une bascule. Masque en extérieur, couvre-feu, décisions au mieux dérisoires pour arrêter la circulation du virus — voire inutiles, voire délétères, puisque provoquant nouveaux clusters et comportements à risque. Mise au pas de la société très nette, en revanche : les moyens qui ne sont pas donnés à l’hôpital le sont à la police. L’ordre est-il justifié pour arrêter la pandémie ? Peu importe, ce qui compte, c’est que nous y obéissions.
À la suite de la manifestation des soignants, le 15 octobre, nous, Marina Déak, Estelle Fredet et Mariana Otero [toutes trois réalisatrices], avons rédigé un texte pour protester contre les décrets liberticides et autoritaires de la loi d’urgence sanitaire. Nous l’enverrons aux représentant.e.s et élu.e.s de partis politiques, pour les inciter à se mettre en mouvement, ensemble, rapidement et publiquement. C’est leur responsabilité, il faut le leur rappeler.
Retrouvez le texte écrit par les trois réalisatrices sur ce post Facebook ou dans l’espace blog de Mediapart.