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SOURCE : Zones subversives
En 2011 éclate une insurrection dans les pays arabes. Au cours de ce mouvement, les Occidentaux découvrent le « Printemps arabe » et des femmes qui se révoltent loin du cliché de populations soumises. En Tunisie, mais aussi en Algérie et auMaroc, les femmes participent à un renouveau des luttes sociales.
Un numéro de la prestigieuse revue Nouvelles Questions Féministes permet d’analyser les « Féminismes au Maghreb ». Des universitaires et des militantes proposent des réflexions et des analyses sur les féminismes qui existent dans leur pays.
Diversité des féminismes au Maghreb
Amel Mahfoudh et Christine Delphy introduisent cette série d’articles. Les luttes des Tunisiennes émergent avant 2011. Mais ces mouvements sociaux restent souvent mal connus depuis la France. Surtout, l’importance de la participation des femmes semble davantage rendue invisible par les clichés occidentaux. « Il s’agit de revenir sur les périodes clés de ces mouvements en Tunisie, au Maroc et en Algérie, ainsi que de repérer les moments de crise qui peuvent expliquer leur difficulté de plus en plus manifeste à “séduire” les jeunes femmes et les femmes de classe populaire », présentent Amel Mahfoudh et Christine Delphy.
Les pays du Maghreb présentent une unité et des différences. Cette région, entre l’Afrique et l’Europe, suscite les convoitises. Une première colonisation, politique et culturelle, impose la langue arabe et la religion musulmane. Malgré la présence d’une population berbère qui distingue le Maghreb des autres pays arabes. Ensuite, cette région subit surtout la colonisation de la France qui commence en 1830. La population est soumise au code de l’indigénat et au bon vouloir des administrateurs coloniaux. L’Algérie a été occupée et colonisée, avec le pillage de l’économie et la confiscation des terres au profit de la France. Les pays du Maghreb présentent des divergences après la décolonisation. La religion, la famille et les valeurs traditionnelles semblent particulièrement étouffants au Maroc. En revanche, la Tunisie permet davantage de libertés individuelles.
Un féminisme autonome se développe dans les années 1980. Les femmes s’organisent sans attendre que les partis de gauche prennent en compte leurs revendications. Ce mouvement devient donc autonome par rapport aux partis politiques, mais surtout par rapport à l’Etat et à ses instruments. En Tunisie et en Algérie, des groupes se construisent à partir d’une conception universaliste du féminisme avec une critique du patriarcat. Au Maroc, une démarche plus réformiste tente de concilier le féminisme avec la religion. La décennie 1990 marque un reflux, surtout en Algérie. Les associations féministes sont davantage inféodées à l’Etat. La violence contre les femmes et les questions d’égalité deviennent les principaux enjeux du féminisme.
Luttes des femmes en Tunisie
Dorra Mahfoudh et Amel Mahfoudh analysent les luttes femmes en Tunisie. Pendant la révolte de 2011, les Tunisiennes sont au cœur des mobilisations populaires. Mais les luttes des femmes en Tunisie s’inscrivent une histoire plus longue.Dès les années 1920, des Tunisiennes défendent le droit des femmes de décider de leur corps avec le refus du voile, dénoncent l’exclusion des filles de l’école, la claustration des femmes et le mariage forcé. Elles affirment le droit à la liberté.
Jusqu’en 1956, date de l’indépendance, les femmes participent aux organisations nationalistes ou communistes. Elles permettent d’infléchir la dimension conservatrice et religieuse du Néo-Destour, le parti nationaliste. Surtout, elles organisent la solidarité concrète dans les lieux du quotidien, comme le quartier ou l’entreprise. Cette socialisation politique des femmes favorise la structuration de l’action collective et l’émergence des mouvements sociaux. Actives dans les partis communistes, les femmes luttent pour les droits sociaux et politiques. Elles soutiennent les grèves féminines.
En 1956, Bourguiba se veut réformateur et laïc. Les revendications des féministes modérées peuvent aboutir. Des modifications juridiques améliorent la condition des femmes. Par exemple, l’avortement est légalisé et l’enseignement public se généralise. Même si les femmes conservent un statut inférieur dans le cadre du mariage et de l’héritage. « En fait, le respect de la norme patriarcale et sa légitimation par la référence à la religion ont limité la volonté de réformer la société tunisienne et de favoriser l’émancipation des femmes », observent Dorra Mahfoudh et Amel Mahfoudh. De plus, les associations de lutte disparaissent.
Le féminisme d’Etat crée l’Union nationale de la femme tunisienne (UNFT). Cette association bénéficie d’importantes de ressources financières et de relais institutionnels. Mais elle semble peu autonome par rapport à l’Etat-Parti. Elle refuse de remettre en cause certaines valeurs sociales et familiales. Les mouvements d’opposition et de contestation se trouvent alors marginalisés. En 1987, Ben Ali poursuit cette tradition du féminisme d’Etat. Il met en place des infrastructures censées améliorer la vie des femmes. Mais il limite la liberté d’expression des femmes contestataires et peut davantage les réprimer.
Féminisme autonome en Tunisie
Le féminisme autonome se développe en Tunisie dans le contexte des années 1970. Le mouvement étudiant et les grandes grèves favorisent un bouillonnement contestataire. Les luttes féministes rendent publiques des questions qui relèvent jusque là de la sphère privée : garderie, partage des tâches domestiques, inégalités des salaires. Des espaces culturels favorisent l’organisation des femmes. « Le point commun qui reliait toutes les fondatrices était la volonté d’êtres autonomes et critiques par rapport à la politique patriarcale et à la politique d’exclusion des partis d’opposition et en particulier de l’Etat-Parti ; elles refusent notamment le financement de ce dernier », précisent Dorra Mahfoudh et Amel Mahfoudh. Dans les années 1980, les luttes des femmes relient le privé et le public. Elles insistent sur la dimension sociale. Elles dénoncent notamment les inégalités et les rapports de domination dans la famille, l’exploitation dans le travail, le contrôle sur les corps et la sexualité.
La révolte de 2011 amorce un nouveau processus politique. Cette insurrection « a bouleversé le rapport entre l’Etat et la société et a annoncé une transformation dans les modes de pensée et dans l’organisation sociale », analysent Dorra Mahfoudh et Amel Mahfoudh. La société tunisienne bénéficie d’un dynamisme sans précédant. Une multitude de structures se développent avec de nouvelles possibilités d’action collective. Mais ces associations ne s’inscrivent pas dans une remise en cause de l’ordre social.
Des groupes estiment que la démocratie et la citoyenneté peuvent permettre le renforcement du droit des femmes et la lutte contre le patriarcat. Des groupes musulmans apportent une aide concrète et matérielle aux femmes mais sans remettre en cause les représentations inégalitaires et patriarcales. Des groupes islamistes incarnent une dimension réactionnaire avec la soumission de la femme dans la famille. Ils portent un discours misogyne, patriarcal et archaïque pour imposer de nouvelles discriminations et des violences envers les femmes. Le gouvernement islamiste apparaît comme un danger pour le droit des femmes. Des associations s’organisent pour lutter contre la réislamisation de la société. Surtout, en août 2012, des manifestations exprime cette nouvelle lutte pour le droit des femmes.
Contradictions du féminisme en Algérie et au Maroc
Fériel Lalami évoque les difficultés des mobilisations féministes en Algérie. Durant la décennie noire des années 1990, les islamistes commettent de nombreux massacres. Face à une idéologie violente et réactionnaire, notamment pour les femmes, les associations se rangent du côté du régime militaire. Les féministes sont alors soumises à un Etat autoritaire qui limite les libertés publiques. Elles continuent d’interpeller les autorités mais n’ont plus recours aux manifestations de rue.
Rabéa Naciri présente le mouvement des femmes au Maroc en 2006. Les organisations de gauche participent au mouvement pour le droit des femmes. Ensuite, les féministes luttent pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Elles développent également une approche de la démocratie et un regard singulier sur les différents enjeux politiques. « Le féminisme marocain se veut à la fois une vision progressiste de la société et une approche qui tend à transformer cette société et à agir sur elle en conformité avec cette vision », décrit Rabéa Naciri.
Le féminisme marocain émerge durant les années 1980. Des structures autonomes permettent aux femmes elles-mêmes de prendre en charge la transformation de leur condition. L’égalité entre hommes et femmes devient un sujet politique qui n’est plus noyé dans le progressisme de gauche. Le statut de la femme dans la famille devient un enjeu politique central. Cette lutte permet un renforcement démocratiques.
Néanmoins, les associations restent interclassistes et valorisent l’intégration citoyenne des femmes. Au Maroc, c’est le féminisme réformiste qui semble prédominer, avec ses nombreuses limites. Il s’appuie sur les textes religieux pour revendiquer l’amélioration de la condition des femmes. Ensuite, ce féminisme s’adresse surtout à l’Etat et ne cherche pas à mobiliser la population, notamment les jeunes et les classes populaires.
Houria Alami M’Chichi revient sur les féminismes marocains contemporains. En 2011, un mouvement de révolte éclate également au Maroc. « Nées de manière sporadique de diverses revendications, ces révoltes ont fini par aboutir à un mouvement global de contestation porteur d’une dimension utopique partagée et d’une aspiration générale à repenser et à changer le système politique », souligne Houria Alami M’Chichi. Les femmes peuvent alors descendre dans la rue et prendre la parole pour exprimer leur désir de changement social.
Pourtant, les féministes historiques ne participent pas immédiatement à ce mouvement du 20 février. Elles considèrent que cette contestation globale peut noyer les revendications spécifiques des femmes, ce qui n’est pas le cas. Surtout, elles se montrent réticentes à manifester à côté des islamistes. Mais elles participent à ce mouvement qui permet une nouvelle constitution. L’égalité et la parité sont reconnues. Même si la monarchie et la religion restent considérées comme des piliers intouchables. Le discours sur l’égalité est donc vidé de tout contenu concret. Mais le mouvement du 20 février permet surtout de renouveler le féminisme, notamment dans la jeunesse. Les actions ponctuelles par rapport à des problèmes concrets priment sur les longs combats historiques.
Féminismes et luttes sociales
Ce numéro de la revue Nouvelles Questions Féministes jette un regard historique et politique sur des luttes féministes méconnues. Cette revue aspire à montrer la diversité des féminismes sans se contenter de sa version occidentale et démocratique. L’approche historique de ces articles, particulièrement bien informés, permet de montrer l’évolution des féminismes et de les restituer dans leur contexte politique.
Néanmoins, le féminisme intersectionnel de la revue peut alimenter la confusion politique. Cette approche permet de s’attacher au contexte dans lequel se développe le féminisme. Elle défend une approche pragmatique des luttes. Les femmes doivent s’organiser de manière autonome et lutter avec les moyens qui sont mis à leur disposition. Néanmoins, cette approche valorise un certain relativisme culturel.
Le rapport à l’islamisme révèle de nombreuses ambigüités. Les articles montrent bien la dimension réactionnaire de l’idéologie islamiste. Mais certains passages valorisent le féminisme réformiste qui s’appuie sur la religion. Les fameusesféministes islamiques sont sans doute courageuses et luttent avec leurs faibles armes.
Néanmoins, la réflexion politique consiste également à se projeter au-delà des contraintes immédiates pour proposer des perspectives émancipatrices et révolutionnaires. Les luttes concrètes et les revendications immédiates se révèlent indispensables. Mais elles doivent aussi permettre de s’inscrire dans une perspective de rupture avec le patriarcat et le capitalisme.
Il manque également une analyse de classe. Les associations féministes sont même trop valorisées par la revue par rapport aux mouvements sociaux. Ces groupes semblent peu implantés dans la jeunesse et les classes populaires. Ce sont surtout les femmes des classes aisées qui dirigent ces groupes. Surtout, les associations se tournent avant tout vers l’Etat et semblent soumises aux institutions.
La revue Nouvelles Questions Féministes se focalise également sur le féminisme historique. Les nouveaux féminismes qui surgissent avec les soulèvements de 2011 sont peu évoqués. Le rôle des femmes dans ces mouvements et leurs pratiques de lutte sont également peu analysés. Mais la gauche française connaît surtout les vieilles associations progressistes du Maghreb qui semblent déconnectées des révoltes de 2011. La spontanéité et la créativité du mouvement semble difficiles à saisir pour des universitaires. Pourtant, de nombreuses femmes se sont politisées à travers ces révoltes qui bouleversent tous les aspects du quotidien.
Source : Amel Mahfoudh et Christine Delphy (coord.), « Féminismes au Maghreb », Revue Nouvelles Questions Féministes, Volume 33 N°2, Antipodes, 2014
Extraits publiés dans le portail Cairn
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Vidéo : Anissa Daoud, Notre femme dans la société et la politique, documentaire diffusé en 2015
Vidéo : Féministes ; Voix et Voie-s | Episode 5 – Dorra Mahfoudh, mis en ligne le 30 juillet 2020
Vidéo : De quelle Algérie rêvez-vous ?, mis en ligne sur le site du journal Le Monde le 16 avril 2019
Vidéo : Dorra Mahfoudh, Aperçu sur les sciences sociales en Tunisie, conférence mise en ligne le 1er mars 2019
Vidéo : 2016 : “Femmes et éducation : quelles actions pour l’émancipation ?”, colloque mis en ligne le 3 février 2017
Radio : émissions avec Feriel Lalami Fates diffusées sur France Culture
Radio : Feriel Lalami et Akram Belkaïd, émission diffusée sur France Inter le 10 mars 2019
Radio : émissions avec Christine Delphy diffusées sur France Culture
Radio : Les luttes des femmes des années 1968 – Christine Delphy, émission mise en ligne sur le site Sortir du capitalisme
Abderrahmane Moussaoui, « Nouvelles Questions Féministes, vol. 33(2), 2014, Féminismes au Maghreb, coordination éditoriale de Christine Delphy, Amel Mahfoudh. », publié dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranéen°139 en juin 2016
Dounia Hadni, Comment être féministe et musulmane ?, publié sur le site du journal Libération le 19 décembre 2017
Conférence : Femmes en révolutions de l’Algérie au Soudan, publié sur le site de l’association Humans for Women le 6 novembre 2019
Nadir Dendoune, « Le féminisme n’est pas une guerre contre les hommes, mais contre leurs privilèges », publié sur le site du journal Le Courrier de l’Atlas le 26 juin 2019
Abir Kréfa et Amélie Le Renard, Genre et féminismes au Moyen-Orient et au Maghreb. Un extrait, publié sur le site de la revue Contretemps le 15 mai 2020
Articles d’Amel Mahfoudh publiés sur le portail Cairn
Articles de Christine Delphy publiés sur le portail Cairn
Articles de Dorra Mahfoudh publiés sur le portail Cairn
Articles de Feriel Lalami publiés sur le portail Cairn