Avec la fermeture de l’usine de La Chapelle Darblay, la France perd toute capacité de recycler du papier

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Bastamag

L’usine de papier quasi centenaire de Grand-Couronne, en Seine-Maritime, a mis la clef sous la porte. Un non-sens alors qu’elle était la seule entreprise à produire du papier journal 100 % recyclé de France. Les salariés, soutenus notamment par des organisations écologistes, espèrent encore la sauver. Reportage.

L’ambiance était aux retrouvailles ce vendredi 16 octobre sur le parking de la papeterie de La Chapelle Darblay, dans la banlieue de Rouen. L’usine, désespérément vide depuis quelques mois, accueillait ses anciens employés – surnommés les « Pap Chap » –, des curieux, des syndicalistes des entreprises voisines, des journalistes. Ils répondaient à l’appel du collectif « Plus jamais ça » qui rassemble huit organisations syndicales et associatives : CGT, Attac France, Oxfam France, la Confédération paysanne, la FSU, Greenpeace France, Les Amis de la Terre et l’Union syndicale Solidaires.

Un mélange des genres qui pouvait étonner mais qui a vite fait sens sur l’estrade commune. « La présence de Greenpeace ici fait suite à notre volonté de proposer une transition écologique qui soit juste socialement », a notamment expliqué Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France. « Cette usine est l’exemple des sites industriels que nous souhaitons voir fleurir sur notre territoire », a-t-il continué. Tous les représentants présents ce jour-là étaient unanimes, la papeterie de La Chapelle Darblay est viable et bénéfique pour l’environnement. Où est donc le problème ?

Réunion publique le 16 octobre sur le site de la papeterie à l’initiative du collectif “Plus jamais ça”. © Guy Pichard

Fondée en 1928, cette usine a traversé presque un siècle de turbulences : elle a connu les bombardements de la seconde guerre mondiale, une lutte pour sa survie en 1983, un plan social de plus d’une centaine de licenciements en 2015… pour finir, en 2019, par dégager près de 16 millions d’euros de bénéfices. Toutefois, il semble qu’il en fallait davantage à son propriétaire, le géant finlandais UPM qui a déjà fermé la plus vieille usine de France en 2014, la papeterie du site de Docelles dans les Vosges.

« C’est une très belle entreprise, avec des vertus écologiques, c’est l’avenir ! »

À l’époque, les 163 salariés de l’entreprise songeaient à créer une coopérative pour reprendre l’activité mais le groupe nordique avait alors préféré saboter sa propre usineplutôt que de voir apparaître de la concurrence… Un scénario du pire qu’a voulu éviter l’unique syndicat du site de Grand-Couronne, la CGT. « Nous avons donné notre accord au Plan Sauvegarde Emploi en échange d’une sauvegarde du site jusqu’en juin 2021 », nous explique Julien Sénécal, secrétaire CGT au CSE de l’entreprise. « Si l’usine ne trouve pas repreneur d’ici juin prochain elle sera démantelée. En 1983, l’ancien propriétaire avait décidé de fermer les usines de Grand-Couronne et de Saint-Étienne-du-Rouvray et nos anciens ont lutté contre cela. Cela représentait plus de 100 jours de lutte pour sauver bon nombre d’emplois. Bien sûr que l’on y croit encore ! »

Julien Sénécal : « Si l’usine ne trouve pas repreneur d’ici juin 2021 elle sera démantelée. » © Guy Pichard

Luc a commencé à travailler sur le site normand en 1981, l’année prochaine il aurait « fêté » ses quarante ans d’ancienneté. « L’usine est totalement à l’arrêt et comme tout le monde, j’ai reçu ma lettre de licenciement en juillet », explique-t-il. Une quinzaine de salariés seulement se trouvent encore sur le site, essentiellement pour la maintenance et l’administratif. Comme lui, ils sont plus de 200 à avoir été licenciés cet été et sans proposition pour la suite. « Il est important que quelqu’un retrouve un emploi aux jeunes ici, moi je suis bientôt à la retraite », poursuit-il. « Cette boîte doit trouver un acheteur, même pour un euro symbolique. C’est une très belle entreprise, avec des vertus écologiques, c’est l’avenir ! ».

Luc, 39 ans d’ancienneté : « Il est important que quelqu’un retrouve un emploi aux jeunes ici, moi je suis bientôt à la retraite ». © Guy Pichard

C’est bien là une grande partie de l’ineptie de cette fermeture. La papeterie de La Chapelle Darblay est en effet pionnière dans le recyclage et l’économie circulaire, elle est ainsi la seule et dernière papeterie en France à fabriquer du papier journal à destination des groupes de presse dans l’Hexagone et à l’international. Elle fournissait environ 25 % des besoins des imprimeries françaises en papier journal. Ces dernières vont maintenant devoir s’approvisionner à l’étranger. Cette situation va totalement à contresens des discours du gouvernement au sujet de la délocalisation des entreprises et la défense des projets industriels qui conjuguent enjeux sociétaux et environnementaux…

« 30 % du recyclage du papier en France c’était nous ! »

Un parallèle se fait pendant la réunion publique avec l’usine de masques de protection en Bretagne, qui se réorganise en coopérative, la « Coop des masques » représentant une cinquantaine d’emplois. « De notre côté, l’idée de la coopérative a aussi été évoquée mais n’a pas abouti, UPM ne voulant clairement pas d’un concurrent », détaille Julien Sénécal. « Il y a quelques jours, un comité technique de la commission industrielle s’est déroulé à Rouen et ils ont relancé Business France et l’agence Développement Normandie avec les études de marché que nous avons réalisées. C’est notre plus grand espoir actuellement, d’autant que nous sommes prêts à faire évoluer notre activité s’il le faut », ajoute-t-il.

L’immense bâche de la CGT se veut claire : sauver l’usine est un geste écologique. © Guy Pichard

Quand l’usine a été mise en vente l’année dernière malgré des investissements massifs ces dernières années pour se moderniser, UPM a justifié cela par la « non-compétitivité » du site ajoutée au déclin structurel du papier de presse. C’était le puissant cabinet d’audit Ernst & Young qui était chargé de trouver un acquéreur, en vain. Un échec lourd de conséquences pour les employés de l’imprimerie, incrédules devant ce qui est entendu comme un prétexte. « L’excuse annoncée par UPM est la baisse du marché de la presse papier », continue Luc, l’ancien employé avec 39 ans d’ancienneté. « Au fond, nous savons que c’est pour optimiser les profits. L’entreprise va vers des productions en Chine ou en Uruguay », se lamente-t-il.

Si l’on ne peut pas parler de délocalisation, UPM opère toutefois une migration de son activité en créant notamment un projet colossal en Uruguay, la construction d’une deuxième usine de pâte à papier qui suscite des craintes de la part de la population locale, surtout d’un point de vue écologique. Un comble quand on sait que le groupe finlandais a bénéficié en France, en 2006, de l’appel d’offres gouvernemental et a engrangé des millions d’euros d’aides publiques pour construire une chaudière sur le site normand et profiter du rachat d’électricité verte ainsi produite… De plus, avec son raccordement au rail et son accès à la Seine, le site de La Chapelle Darblay recyclait 250 000 tonnes de déchets papiers par an, venus essentiellement du Grand Ouest et de la région parisienne. Tous ces déchets vont devoir voyager ailleurs, en France mais surtout à l’étranger. « Le site était rentable ici, 30 % du recyclage du papier en France c’était nous ! Où va aller tout ce que les Français jettent dans leur poubelle jaune ? », s’insurge Luc…

L’usine est totalement à l’arrêt. Une quinzaine de salariés seulement se trouvent encore sur le site pour assurer la maintenance. © Guy Pichard

Une course contre la montre

Si cette réunion publique n’a pas débouché sur des solutions concrètes, chacun garde espoir que cette mobilisation unique de huit organisations syndicales et associatives mettra en lumière le combat des « Pap Chap » pour sauvegarder leur usine. Avec des personnalités présentes comme Philippe Martinez, patron de la CGT, ou encore Cécile Duflot, ancienne ministre et patronne d’Oxfam France, tous espèrent que les politiques réagiront. « Ce genre de journée montre que notre soutien ne se limite pas à la CGT et cela peut aider les politiques à se pencher sur le sujet. Les collectivités locales nous soutiennent mais n’étaient pas présentes aujourd’hui », constate le syndicaliste Julien Sénécal.

Au-delà de la classe politique locale, c’est bien le ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Lemaire, qui est visé, lui qui en juin dernier pensait « trouver une solution de reprise » avec le groupe belge VPK Packaging qui n’avait toutefois pas fait d’offre. Depuis, en septembre, le ministre s’est dit « mobilisé […] pour relancer l’activité de l’usine dès que les conditions économiques le permettront ». La fermeture du site de La Chapelle Darblay entraînerait dans sa chute plus de 600 entreprises extérieures, selon le collectif « Plus jamais ça ». En attendant un éventuel dénouement heureux, les machines restent ventilées, sous tension, prêtes à repartir immédiatement, avec comme couperet juin 2021. Le temps presse.

texte et photos : Guy Pichard

Photo de une : Réunion publique le 16 octobre sur le site de la papeterie à l’initiative du collectif « Plus jamais ça ». © Guy Pichard


Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut