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SOURCE : ACTA
Partie de Naples, la vague de révolte populaire contre les nouvelles mesures de couvre-feu et la gestion gouvernementale de la crise sanitaire s’est étendue à plusieurs autres villes d’Italie. Des émeutes ont ainsi éclaté à Turin, Milan, Rome ou encore Trieste. Nous avons traduit deux textes, l’un de nos camarades d’Infoaut, l’autre du collectif Milano in Movimento, revenant à chaud sur les affrontements qui ont embrasé Turin et Milan dans la nuit de lundi à mardi. Il en ressort notamment une composition sociale hétérogène et contradictoire, dont la disponibilité à l’antagonisme se cherche encore une articulation stratégique.
Nuit de rage à Turin
La nuit qui vient de s’écouler a été marquée par un niveau de mobilisation et de conflictualité diffuse à travers le territoire que l’on n’avait pas vu depuis longtemps.
De Milan à Naples, de Turin à Trieste, de Cosenza à Terni, des milliers de personnes sont descendues dans la rue en réponse au nouveau décret ministériel. Des foules extrêmement composites, pleines de contradictions, qui donnaient le sentiment qu’un bouchon avait explosé, qu’une médiation s’était consumée. La médiation consistait à accepter les contraintes du premier confinement au profit d’un bien supérieur : la santé collective de la société. Se priver à juste titre d’une partie des libertés individuelles (ainsi que d’une partie importante de ses revenus) pour défendre sa propre santé et celle des autres. Cette médiation a tenu jusqu’à l’apparition de la deuxième vague et jusqu’à la découverte soudaine (malgré plusieurs signes) que rien n’avait changé depuis le confinement. Le « rien ne sera plus comme avant », affiché pendant des mois à la télévision et dans les journaux, était en fait un mensonge. Tout est resté identique, les seuls intérêts protégés ont été ceux de la Confindustria, tandis que peu, sinon rien, n’a été fait pour les chômeurs, les travailleurs, la ligne de front engagée dans la bataille au sein des hôpitaux, et bien d’autres catégories qui ont vu leur conditions économiques et sociales s’aggraver avec la crise. Dans cet intervalle, dans ce « rien n’est allé comme il fallait », a mûri une grande colère pleine de contradictions et d’ambiguïtés.
Cette colère a explosé comme une cocotte-minute sans soupape. L’absence, dans la crise, de soutien au revenu comme de toute protection adéquate a été le détonateur.
À Turin, deux manifestations exprimaient cette colère, de manières différentes. D’un côté la piazza Vittorio où se concentraient les commerçants et les restaurateurs, de l’autre la piazza Castello où l’on trouvait une composition beaucoup plus hétérogène : ultras, jeunes prolétaires métropolitains de la banlieue, secondes générations d’immigrés, employés de la restauration et du spectacle.
Dix minutes avant le début du rassemblement officiel sur la Piazza Castello, les premiers affrontements avaient déjà eu lieu. La police est intervenue immédiatement et brutalement devant les premiers pétards et fumigènes. La charge a repoussé les manifestants vers Via Roma et Via Cernaia, où les affrontements se sont poursuivis pendant plusieurs heures avec une intensité et une détermination croissantes. Si au début l’antagonisme semblait dirigé contre le siège de la Région, face à la gestion confuse de la préfecture les affrontements se sont multipliés et se sont concentrés sur les cordons de police et de carabiniers, ainsi que sur les vitrines des avenues commerçantes.
Entre-temps, après quelques moments de tension y compris sur une Piazza Vittorio complètement verrouillée par la police, a commencé le long meeting des commerçants et des restaurateurs. Les interventions sont variées, mais beaucoup insistent sur la « liberté de pouvoir travailler ». Ici, les intérêts sont plus clairs et plus homogènes, le discours qui donne le ton est celui des petits entrepreneurs en détresse. Hormis de rares interventions plaçant le problème à une autre échelle, comme celle qui met ouvertement en accusation le néolibéralisme, les autres identifient le gouvernement Conte comme leur adversaire et suivent la dynamique des commerçants qui peut difficilement parler aux compositions moins proches de celles qui sont majoritaires sur cette place. Le va-et-vient entre les deux places est constant : ceux qui, pour échapper aux gaz lacrymogènes, se joignent au rassemblement de la Piazza Vittorio, ceux qui, par ennui ou par curiosité, regardent vers l’autre place.
L’impression que l’on a est que les deux événements se déroulent en partie indépendamment l’un de l’autre, que sur la Piazza Vittorio se trouve le corps politique de la manifestation, celui qui a clairement ses objectifs, sa position de classe et ses revendications corporatives, alors qu’on trouve sur la Piazza Castello une composition plus magmatique, variée, n’ayant pas les mots appropriés ni les revendications adéquates pour exprimer sa colère, pour la transformer en fait politique. Les (rares) paroles sont donc empruntées aux autres.
Des jeunes des banlieues, des travailleurs de la restauration descendus dans la rue en tablier, des chômeurs et des ultras qui interprètent l’espace ouvert par les commerçants comme une opportunité pour exprimer leur colère, pure, sans pouvoir l’articuler, car alors c’est l’autre place qui, matériellement, parle, qui les parle, qui occupe la scène et attire les caméras en ce qui concerne le discours public.
Le message fort des jeunes de la Piazza Castello ressort plus fidèlement dans l’image de la vitrine brisée de Gucci, dans le revers de la réalisation par la consommation, dans l’appropriation de la richesse. Au cours de cette scène mineure se manifeste l’antagonisme inconscient entre les intérêts des différentes compositions qui se trouvent aux mêmes endroits mais ne marchent pas ensemble.
C’est l’alliance de notre époque, une alliance entre des gens hostiles dont la rupture n’est pas encore arrivée à maturité, parce que tout simplement il ne semble pas y avoir d’autres options, d’autres possibilités qui soient en capacité de féconder réellement cette volonté de conflit, de donner des perspectives crédibles d’opposition à ceux qui vivent à cinq dans soixante mètres carrés, avec un seul salaire (quand les choses vont bien). L’alliance entre les « non garantis » et la classe moyenne qui a investi sur elle-même et qui, désormais, souffre. De l’autre côté il y a les grandes entreprises, la Confindustria, il y a le grand capital qui, pour continuer à prospérer, doit soustraire des possibilités aux premiers comme aux seconds. À la fenêtre se trouve la partie supérieure de la classe, ces prolétaires qui ont encore la « possibilité » d’espérer que le tremblement de terre à l’horizon ne soit pas si terrible, mais qui, ces derniers mois, ont manifesté de premiers signes d’impatience. Que faire alors dans ce contexte ?
Nous n’avons pas de certitudes, nous savons très bien que pour construire des réponses il est nécessaire de vivre la réalité qui est devant nous, d’en connaître les contradictions et de penser à des itinéraires qui bouleversent matériellement les structures et les contextes actuels, dans la perspective que la phase plus générale que nous vivons, celle d’une pandémie qui fait ressortir toute la violence de ce système opposant la santé à la possibilité du revenu, permettra de mieux préciser les prochaines étapes.
Affrontements à Milan : « on a l’impression d’être au zoo »
Sembra di stare a Thoiry
sembra di stare allo zoo.
Beaucoup a été dit et sera écrit sur la manifestation sauvage d’hier à Milan.
Souvent de manière inappropriée.
Il suffirait de lire le communiqué de la Préfecture de Milan ce matin sur les 28 personnes arrêtées (accusées de dégradations et de violences à l’encontre de personnes dépositaires de l’autorité publique) suite aux affrontements pour mieux cibler les choses. Sur ces 28 personnes, 13 sont des mineurs. 18 sont italiens et 10 d’origine étrangère. Certains d’entre eux ont un petit casier judiciaire.
Cela permettrait déjà de déconstruire l’analyse (du clavier) dominante qui évoque une manif aux mains des fascistes et des criminels.
Mais laissons parler quelqu’un qui y était et qui en sait quelque chose sur les dynamiques de rue. Voici les données fondamentales qui émergent :
- Un cortège très jeune et énervé, prêt à « foutre le bordel » et à « lancer un cri de colère ».
- Beaucoup d’immigrés de deuxième génération.
- Désorganisation au sommet et spontanéité à balle.
- Un fort désir de recommencer.
- Les fascistes étaient invisibles, et s’ils étaient là, ils étaient bien camouflés et ultra-minoritaires.
Bien sûr, il s’agit d’une manif loin de nos schémas organisationnels et mentaux. On pourrait la définir comme une manif iconoclaste, que beaucoup perçoivent aujourd’hui comme « martienne », précisément parce que, peut-être, ils connaissent mal une certaine agrégation juvénile, informelle et métropolitaine, de Milan.
Mais ce n’est pas pour autant que tout cela est à vouer au mépris et au pilori (y compris judiciaire).
Peut-être que ceux qui se disent de gauche devraient au moins avoir la curiosité intellectuelle de comprendre ce qu’il se passe dans les rues – ces endroits qu’ils visitent évidemment peu.
Car en réalité, c’est le Milan des rues et des bandes qui est descendu manifester. D’ailleurs, pour le comprendre, nous vous invitons à lire le texte lucide de Roberto Maggioni de Radio Popolare qui, plus que beaucoup d’autres, semble avoir compris la véritable nature de l’émeute d’hier.
Une dynamique métropolitaine donc, très proche de celle si mythique des banlieues parisiennes ou de la révolte de Londres en 2011.
Nombreux sont ceux qui seront mis à genoux par cette deuxième vague épidémique, surtout parmi les invisibles, c’est-à-dire ceux qui travaillent (et ils sont nombreux) au noir, ceux qui vivent de l’économie informelle et ceux qui sont précaires. Un monde sans paroles et sans représentation qui n’a pas reçu et ne recevra même pas un demi euro du gouvernement.
Il convient de mentionner le comportement de la police milanaise qui a géré en « mode Expo », n’étant pas présente ni sur la place de départ ni durant le parcours, mais observant par l’arrière pour se présenter devant le siège de la Région en faisant usage de gaz lacrymogènes, puis en opérant une demi-charge pour disperser les manifestants et les poursuivre lentement jusqu’au Corso Buenos Aires.