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SOURCE : Blog de mediapart
Une formule revient souvent dans la bouche de nos politiciens lorsqu’ils parlent de laïcité : ne respectent à leurs yeux la laïcité que celles et ceux qui placent la loi de la République au-dessus de la loi de Dieu.
Sous cette forme catégorique, générale et absolue, une telle affirmation est de toute évidence totalement inacceptable pour un croyant convaincu, qu’il soit chrétien, juif ou musulman ; pour qui tient que Dieu existe, elle est en vérité une inconséquence logique.
En effet, comment la loi d’une communauté terrestre particulière, soumise de ce fait aux aléas de l’histoire, exposée par nature aux mutations, aux dévoiements, à la corruption et au déclin qui attendent toute chose ici-bas, comment une telle loi pourrait-elle être supérieure à la loi posée par un Être transcendant, éternel, tout-puissant, créateur du ciel et de la terre ? Pour un vrai croyant, admettre qu’en cas de conflit la loi de la République doit être préférée à celle de Dieu serait proprement absurde : si une contradiction surgit entre les deux lois, c’est la loi de Dieu qui doit en saine raison l’emporter, par ce qu’elle exprime la volonté d’un Être dont le « poids ontologique » est infiniment plus grand que celui de n’importe quelle communauté humaine.
Bien entendu les choses ne sont pas si simples.
La loi de Dieu, telle qu’elle est exprimée dans les diverses religions, se manifeste par des interprétations différentes, dont la fidélité est matière à discussion. C’est que ces interprétations ne sont pas entièrement libres : n’importe quelle prescription ne peut pas être présentée comme appartenant à la loi de Dieu. Du fait même qu’elle émane d’un Être bon, juste et miséricordieux, la loi divine, dans quelque interprétation qu’elle se présente, ne peut pas ordonner le crime, ni plus généralement le mal, qu’il soit moral ou social. Par exemple, une loi qui inviterait à multiplier les sacrifices humains, comme cela fut le cas chez les Asante comme chez les Aztèques, ne saurait traduire la volonté d’un Dieu bon. Manifestement, il y aurait là une interprétation illégitime.
Une seconde limite peut être posée : comme la philosophie l’a reconnu depuis Aristote, l’être humain est un être social, Dieu ne saurait donc lui commander des attitudes ou des actes incompatibles avec la vie en société. Par exemple, une loi qui interdirait de façon générale les rapports sexuels et la procréation ne saurait provenir de Dieu, parce qu’elle entraînerait à brève échéance la disparition de l’espèce. Or Dieu ne peut pas vouloir détruire ce qu’il a lui-même créé.
De son côté, la loi humaine se heurte, elle aussi, à certaines limites.
D’un mot, compétente pour les choses de la terre, elle ne l’est pas pour celles du ciel. Autrement dit, la croyance et plus généralement le spirituel échappent à son emprise. Il faut le souligner : il s’agit là, non pas d’une norme, mais d’un fait : l’être humain est souverain maître de son « for intérieur » ; en conséquence, il est libre en toute circonstance de penser et de croire ce qu’il veut. La loi humaine ne peut donc viser que des actes et des comportements.
D’une certaine manière, la laïcité telle que l’ont comprise les auteurs de la loi de 1905 n’est rien d’autre que la reconnaissance de ce fait : la République laisse entière la liberté de croire ou de ne pas croire ; si elle ne favorise ni ne soutient aucun culte, c’est qu’elle refuse de choisir entre les religions. En d’autres termes, elle reconnaît l’existence d’un espace – le religieux, ou plus généralement le spirituel – dont elle s’interdit l’accès.
De fait, la loi de 1905 présuppose une sorte de division du travail ; selon elle, la loi divine et la loi humaine n’opèrent ni sur le même plan ni dans les mêmes domaines. Même si elle leur demande parfois de s’assembler, la loi de Dieu s’adresse en dernière instance aux consciences individuelles, et elle énonce les conditions de leur salut, quelle que soit la définition de celui-ci. La loi humaine organise, elle, la vie sociale, la coexistence pacifique des individus ; le cas échéant, elle les unit autour d’un projet social ou politique, mais celui-ci ne déborde pas les limites de l’horizon terrestre. Du fait d’un tel partage, la loi divine et la loi humaine ne devraient jamais se rencontrer ; elles ne sauraient donc entrer en conflit ni se contredire.
Une telle conclusion est manifestement un peu optimiste.
En effet, la loi divine commande non seulement des croyances et des pensées, mais aussi des actions et des conduites ; dès lors elle peut interférer avec la loi humaine, et il suffit que l’une ou l’autre des deux lois franchisse abusivement les bornes qui lui sont opposées pour que le conflit éclate.
En revanche, si ces bornes sont respectées, les collisions devraient être l’exception. Si la loi divine, ou plutôt l’interprétation qui en est donnée, est conforme à l’essence de Dieu – encore une fois d’un Dieu bon, juste et miséricordieux ; si la loi humaine respecte la liberté du for intérieur, la plupart des conflits seront, on peut l’espérer, évités.
On peut l’espérer, mais rien ne garantit que nul conflit n’éclate jamais. Qu’advient-il en pareil cas ?
Prenons un exemple historique assez lointain pour qu’on puisse en débattre sans passion : celui des persécutions romaines contre les chrétiens, aux II° et III° siècles de notre ère. On en connaît l’origine ; les autorités de Rome ont institué le culte impérial : des victimes doivent être immolées devant la statue de l’empereur. Les historiens s’accordent pour dire que le culte impérial n’implique aucune croyance particulière ; il s’agit simplement d’un rituel symbolisant l’allégeance des citoyens à l’empire ; par ce rituel, les pouvoirs espèrent renforcer l’unité et la cohésion du monde romain contre les menaces de désagrégation qui le guettent. À la limite, l’équivalent moderne du culte impérial serait le salut au drapeau et la station debout lorsque résonne l’hymne national.
Mais pour les chrétiens, il s’agit là d’un geste idolâtre ; un tel hommage ne saurait être rendu qu’à Dieu. Faire semblant de se plier à la règle serait à la fois une lâcheté et une hypocrisie ; pas d’autre voie que le refus. Mais aux yeux des gouvernants, ce refus traduit une volonté de dissidence, ou, comme dirait M. Macron, un séparatisme inacceptable, et presqu’une trahison : la répression est donc inévitable.
Est-il possible de trancher ?
En pareil cas s’affrontent, me semble-t-il deux exigences et deux démarches aussi légitimes l’une que l’autre. L’État romain est fondé à rechercher les moyens de renforcer sa solidité ; de leur côté, en s’abstenant du culte impérial, les chrétiens ne font que rester fidèles à leur foi. Pour nous, le débat est donc indécidable ; chacune des deux parties a raison ; tout au plus peut-on reprocher à l’État romain les cruautés inutiles de la persécution.
C’est ici le lieu d’évoquer un texte fondamental en la circonstance, l’écrit de Martin Luther sur « la liberté du chrétien »1. La thèse de Luther est simple : parce qu’il est lié à Dieu par la foi, le chrétien est placé au-dessus de tous les pouvoirs humains et de toutes les lois qu’ils pourraient promulguer. Autrement dit, pour lui, aucune décision terrestre n’est sans appel et aucun commandement sans recours ; même si c’est le roi ou l’empereur qui a parlé, le dernier mot appartient toujours à Dieu, et à la conscience individuelle dès qu’elle est imprégnée par l’esprit de Dieu : c’est en cela que le chrétien est libre, le plus libre des êtres humains ; il ne se soumet aux autorités établies que s’il le veut bien et pour autant que sa foi le lui permet.
Écoutons Luther : « La foi suffit à un chrétien, il n’a besoin d’aucune œuvre pour se justifier. S’il n’a besoin d’aucune œuvre, il est certainement délié de tous les commandements et de toutes les lois. S’il en est délié, il est certainement libre. Telle est la liberté chrétienne, c’est la foi seule qui la crée… » Et encore : « Un chrétien est libre en toutes choses et supérieur à toutes choses ».
Cette liberté du chrétien, Luther lui-même l’a superbement incarnée à l’occasion de la Diète de Worms, le 18 avril 1521, lorsque, sommé de se rétracter par l’assemblée des princes d’Allemagne et des légats du pape, il a jeté à la face de la chrétienté son célèbre « Je ne peux pas »2.
Le raisonnement de Luther s’applique aux fidèles de Yahweh et d’Allah comme à ceux du Christ. On parlera donc désormais de la liberté du croyant.
De fait, la Foi donne à celui qui la vit une liberté souveraine, à la fois inflexible et irréductible. Dès lors, comment procéder si l’on se propose de faire évoluer le croyant, si on veut l’amener à modifier sur tel ou tel point sa pensée ou son comportement ?
De toute évidence, il est vain, et le plus souvent contre-productif, de recourir à la contrainte ; chez un croyant convaincu, elle ne peut provoquer que la révolte et la résistance, ou, pire encore, une hypocrite soumission. Or la loi, qui pose une obligation assortie d’une sanction, est manifestement une contrainte ; elle est donc à proscrire.
Il faut regretter ici le fétichisme français de la loi, je veux dire l’illusion selon laquelle, pour régler n’importe quel problème, il suffit d’édicter une loi.
Or il y a quantité de problèmes dont la solution ne passe pas par la loi, et c’est bien le cas de celui qui nous occupe.
Si nous considérons que tel ou tel comportement du croyant est contraire à nos valeurs, pas d’autre issue que de lui démontrer que ce comportement ne reflète pas la volonté de Dieu. Par exemple, un Dieu juste ne peut pas vouloir que les femmes soient regardées (et traitées) comme inférieures aux hommes. Plus généralement, pas d’autre moyen que la pédagogie, la discussion, la persuasion.
Nous aurions intérêt, en la circonstance, à nous inspirer d’autres traditions que les nôtres, et par exemple de la tradition confucéenne.
Pour Confucius et les penseurs qui le suivent, la loi n’est qu’un pis-aller, à n’utiliser qu’en dernier recours. En effet, elle sévit après coup, alors qu’il serait préférable de prévenir ; elle traite de façon uniforme des situations différentes ; mettant l’accent sur les châtiments, elle étend et renforce la violence qu’elle prétend combattre ; enfin, elle joue sur ce sentiment négatif qu’est la peur de la sanction, et non pas sur une adhésion positive ; du coup elle produit la conformité extérieure et non pas la conviction intérieure.
Un pouvoir sage ne légifère donc que de façon exceptionnelle ; il gouverne avant tout par l’exemple et par l’éducation ; Il se pose donc comme un modèle, et son action se ramène à la diffusion d’un rayonnement, à l’exercice d’un ascendant, au déploiement d’une influence ; Confucius la compare au souffle invisible du vent qui vient courber l’herbe.
Soit dit en passant, on voit à quel point les mesures envisagées présentement par notre gouvernement sont éloignées des recommandations confucéennes : il n’est question que d’interdictions, de fermetures, de contrôle, de surveillance ; rien sur la pédagogie, rien sur le dialogue, sans lesquels aucun progrès réel ne sera possible.
Cependant ce dialogue ne pourra s’engager que si une condition préalable est remplie : le respect mutuel entre les interlocuteurs.
Pour introduire cette notion de respect, je me réclamerai d’un texte juridique qui, de façon étrange, est totalement passé sous silence dans nos débats actuels sur la laïcité. Il s’agit de l’article premier de la Constitution, aux termes duquel « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale […] Elle respecte toutes les croyances » (souligné par moi E.T.).
Il faut prendre ce texte au sérieux ; on peut, me semble-t-il, en tirer trois conclusions.
En premier lieu, le texte dit : « La France […] respecte toutes les croyances ». Il ne dit pas « tolère » ni « admet », il dit « respecte ». Or si le respect n’est pas incompatible avec la critique, il exclut en revanche l’insulte. Insulter une religion, quelle qu’elle soit, est donc contraire à l’article premier de la Constitution.
En second lieu, beaucoup de commentateurs insistent sur la distinction qu’il conviendrait d’introduire entre l’insulte envers la croyance, qui serait licite, et l’insulte envers les croyants, qui ne le serait pas. Outre que cette distinction est bien abstraite – car un croyant authentique s’identifie à sa croyance et la considère comme une partie essentielle de lui-même – l’article premier de la Constitution ne la retient pas : ce sont bien les croyances qui doivent être respectées.
En troisième lieu, qui est obligé par ce texte ? La France – ou la république, ce n’est pas seulement l’État ou le gouvernement, c’est la communauté des citoyennes et des citoyens, donc chacune et chacun d’entre nous.
En conséquence, lorsque la jeune Mila déclare que l’islam est « une religion de merde », elle viole l’article premier de la Constitution. Cela ne justifie pas le traitement qui lui a été infligé sur les réseaux sociaux, mais cela ne permet pas non plus de la transformer en Jeanne d’Arc de la laïcité.
Quand les dessinateurs de Charlie Hebdo caricaturent et recaricaturent le Prophète Mohammed, pratiquent-ils vis-à-vis de la croyance musulmane le respect prescrit par la Constitution ? Ceux qui revendiquent le droit au blasphème respectent-ils les croyances chrétiennes, juives ou musulmanes ? La question mérite au moins d’être posée.
Une dernière précision, pour éviter – si faire se peut – tout procès d’intention : personnellement, je ne suis pas croyant ; à mon avis, cependant, la coexistence pacifique entre incroyants et croyants suppose que les uns s’efforcent de comprendre les autres et de se mettre à leur place. C’est ce que j’ai voulu tenter dans le présent texte.
Emmanuel Terray
PS.
Le texte qui précède a été écrit avant l’horrible attentat qui a coûté la vie au professeur de Conflans Samuel Paty. Ce crime abominable appelle de notre part une condamnation unanime et sans appel mais, à mon sens, il n’enlève rien à la pertinence des questions que j’ai posées ; il ne fait que les rendre plus pressantes.
1 Luther : La liberté du chrétien, dans Les grands écrits réformateurs, édition de Maurice Gravier, Aubier-Montaigne, Paris, s.d.
2 Luther : op.cit, p.265 et 275