Librairies: le “click and collect” est-il une solution ?

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SOURCE : L'humanité

En application des décisions gouvernementales portant sur le nouveau confinement, nos librairies font l’objet depuis le 30 octobre d’une fermeture administrative, a priori jusqu’au 1er décembre prochain au moins. Le premier confinement avait déjà gravement affaibli les librairies indépendantes dont nous sommes. Grâce à la confiance et au soutien des lecteurs, il est vrai que l’activité avait bien repris depuis la réouverture de nos magasins en mai dernier. Mais la suppression des manifestations où nos stands de livres avaient leur place, puis cette nouvelle fermeture en fin d’année vont de toute évidence accroître nos difficultés, voire mettre en péril les plus fragiles d’entre nos librairies.

Les mesures d’urgence que nous avons prises ou dont nous avons bénéficié (report ou exonération de cotisations ou parfois de loyers, subventions, souscriptions, et peut-être emprunts garantis…) et celles qui pourront être mises en œuvre face à cette nouvelle épreuve ne pourront compenser une diminution du chiffre d’affaires qui rendra improbable la couverture normale de nos frais.

Et pourtant nous sommes toujours là, et nous comptons bien continuer encore longtemps d’exercer notre métier de libraire dans nos librairies indépendantes ! Alors, comment pouvons-nous passer ce cap ?

Nous n’évoquerons pas ici la campagne, sous forme de déclarations, d’appels, de pétitions en faveur de la réouverture de nos magasins, car cette quasi-unanimité (de l’extrême droite à la gauche) pour déclarer ceux-ci comme des commerces « essentiels » nous semble occulter bien des questions touchant à la conception qu’on peut avoir des besoins culturels dans une société marquée par les oppositions de classes et les inégalités sociales, par la place accordée à la parole des intellectuels, journalistes et politiciens au détriment des « sans-voix », par les intérêts économiques d’éditeurs ou de distributeurs parfaitement intégrés dans l’économie capitaliste néolibérale, sur fond de phénomènes de concentration croissante, par les conditions d’exploitation dans ce secteur d’une force de travail parfois soumise à un patronat bien éloigné de l’image du petit patron paternaliste… Et comment entend-on l’adjectif « essentiel » pour qualifier le livre, en un temps où on estime qu’un million supplémentaire de personnes ont basculé dans la pauvreté du fait des conséquences de la crise sanitaire ? Les cinq millions de pauvres statistiquement décomptés n’ont-ils pas aussi d’autres besoins « essentiels » que la lecture ?

Cela dit, parmi les pistes évoquées pour surmonter les effets négatifs de la fermeture de nos magasins, la mise en place du fameux « click and collect » est assez largement approuvée et elle est explicitement présentée par le gouvernement comme une solution à généraliser. Nous y avons réfléchi, et nous pensons que ce serait une erreur que de s’engager dans cette voie.

Il est déjà évident qu’un tel dispositif ne peut, loin de là, compenser les pertes dues à la fermeture, et n’aurait donc qu’un effet marginal quant à la capacité de survie de nos librairies, quand bien même l’illusion d’un fonctionnement presque « normal » pourrait séduire certains.

Il est vrai que les chaînes d’approvisionnement de nos librairies continuent, dans l’ensemble et pour le moment, de fonctionner, contrairement à ce qui s’était produit lors du premier confinement : il est donc possible pour les clients non seulement de réserver les livres présents dans nos rayons, mais également de passer commande pour le reste. Bref, chacun est censé pouvoir continuer à étancher sa soif de lectures sans pour autant se ruer sur ce prétendant à l’hégémonie qu’est Amazon. Mais le « click and collect » n’est-il pas justement l’acceptation de l’idée que tout serait à portée immédiate de click, ou devrait le devenir, un signe de l’accoutumance à un mode de consommation précisément promu par les plateformes comme Amazon, donc taillé sur mesure pour ceux qui en ont fait leur unique argument de vente… et qui seront irrémédiablement plus forts, dans ce domaine-là, que nous ne le serons jamais ?

Dans ce sens, le ministre de l’économie veut d’ailleurs « accélérer la numérisation » des petits commerces et clame sur France Inter « profitons de cette crise pour accélérer les transformations qui sont nécessaires ! ». On comprend bien que les nouvelles « mesures d’accompagnement » prévues pour « remédier » à la crise porteront sur cet aspect. Nous sommes donc enjoints de nous transformer pour offrir toujours plus de services dématérialisés ; tous les propos officiels nous incitent à nous « adapter » à cette nouvelle économie pour perdurer.

Or, si un tissu vivace de librairies indépendantes continue de se maintenir dans notre pays, c’est précisément parce qu’elles ont autre chose à offrir, quelque chose avec lequel Amazon est impuissant à rivaliser. Chacun le sait : les librairies sont des lieux physiques, chaleureux, ouverts sur la rue et sur le monde. Des lieux où flâner à la découverte de territoires familiers ou inconnus, à la recherche de petits plaisirs de lectures qu’aucun algorithme et aucune campagne de publicité ne sauraient nous faire connaître. Et, suivant le mot heureux de l’ami Éric Hazan, « peut-être n’y trouvera-t-on pas le titre que l’on est venu chercher mais peu importe, on sortira avec sous le bras de la photographie, de la philosophie, un roman mexicain ou les souvenirs d’un révolutionnaire oublié ».

Plus encore, les librairies sont des lieux vivants, bruissants, propices à la rencontre, non seulement avec les livres mais encore avec les libraires et les autres usagers du lieu. Elles permettent l’expression et la diffusion d’une pensée critique dans un temps marqué par l’injonction au consensus. Là, de pratique individuelle, la lecture s’ancre et s’inscrit dans du collectif. Les librairies, comme d’autres commerces de proximité indépendants, et comme les équipements culturels publics, sont des lieux de vie, de rencontre et de sociabilité. Elles favorisent l’apparition de liens qui nous permettent de faire société. Par conséquent, contribuer à entériner comme

« normalité » l’absence de lieu physique, de conseil et d’échanges, à laquelle nous contraint la fermeture actuelle, c’est renforcer le risque de transformer les librairies en d’étranges « relais colis », et les libraires en préparateurs de commandes.

En parlant de préparateurs de commande, eux vont devoir continuer à bosser, pour approvisionner les plateformes de vente en ligne, tout comme les librairies qui proposent du « click and collect ». Et il en va de même pour les chauffeurs-livreurs, et pour toutes celles et tous ceux, intérimaires ou non, dont le travail contribue à assurer l’acheminement des livres. Aucun d’entre eux ne sera donc à l’abri de possibles contaminations, d’autant plus qu’il est permis de douter que leurs conditions de travail, dans les entrepôts logistiques notamment, permettent un respect des mesures sanitaires qui devraient s’imposer. Les syndiqués CGT de la Fnac ne disent pas autre chose, en substance, eux qui demandent, dans leur récent communiqué de presse,

« que la santé prime sur l’économie ». Maintenir les commandes comme à l’ordinaire, dans une période où tous les voyants sont au rouge écarlate, reviendrait donc à fragiliser un peu plus, en termes d’exposition au virus, l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre, ainsi que les libraires eux-mêmes, et, in fine, les usagers.

Enfin, il nous semble que mettre en place le « click and collect » autorisera les gouvernants à se dédouaner de leurs responsabilités, plutôt que de mettre en œuvre de véritables mesures d’accompagnement et de soutien économique aux indépendants, en allant chercher les sous là où ils sont, c’est-à-dire notamment chez les plateformes de vente en ligne. Jeff Bezos, lui, s’est déjà goinfré en avril de plus de 24 milliards de dollars, du seul fait des profits générés par la pandémie ! C’est pourquoi nous partageons les demandes de la CGT des salarié.e.s de librairies, qui exige, dans un communiqué publié le 2 novembre, « que les pouvoirs publics (…) compensent les pertes de CA induites » et « que le secteur de la librairie soit enfin éligible à la prise en charge à 100 % du chômage partiel, pour limiter les conséquences sociales pour des salariés déjà bien trop faiblement rémunérés ».

Voilà donc les raisons qui nous conduisent à ne pas mettre en place de « click and collect ». Et nous espérons que les ami.e.s de nos librairies qui pouvaient nous inviter à le faire en comprendront le bien-fondé. Par ailleurs, si certains des signataires se trouvent, dans l’immédiat, contraints d’instaurer ce dispositif, ils souscrivent néanmoins pleinement aux arguments développés ici.

Enfin, nous n’entendons pas rester les bras croisés en attendant la fin de la crise. Amoureux de notre métier, encouragés par le soutien qui se manifeste et conscients de nos responsabilités, nous allons œuvrer pour reprendre dès que possible notre activité, notre travail avec et pour les usagers de nos lieux de culture et de vie.

Premiers signataires :

Librairie coopérative Envie de lire (Ivry-sur-Seine, 94) – Librairie Le Point du Jour (Paris 5 e) – Librairie Libre Ère (Paris 11e) – Librairie Dealer de livres (Saint-Denis, 93)


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