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SOURCE : Agitations
En cette période de crise profonde, les politiques de relance budgétaire sont au centre des préoccupations des économistes de tous bords. Paul Mattick Jr nous propose, dans cette traduction, une critique des solutions « inflationnistes » à la crise actuelle.
Toutefois, ce texte reste ancré dans le débat étasunien et ne permet pas de saisir les subtilités de la situation européenne, où les investissements étatiques sont très éloignés des modèles keynésiens. Nous publierons prochainement [c’est fait : ici] un article permettant de revenir sur le plan de relance du gouvernement Macron et la crise pandémique.
Il y a quelque chose de rassurant à constater qu’au beau milieu de la crise économique, médicale, politique et écologique mondiale, la science économique ne se tourne pas les pouces. Dans les premiers jours de la pandémie de COVID-19, on s’est appliqué à évaluer la valeur en dollars des vies humaines qui pourraient être perdues à cause de la maladie ou au contraire sauvées par l’arrêt des industries polluantes. À présent, une question plus cruciale semble être de savoir si la prime hebdomadaire de 600 dollars pour les chômeur·ses, arrivée à son terme fin juillet, « a dissuadé les travailleurs » de chercher un emploi en leur assurant un revenu si important qu’ils ne désiraient plus reprendre des postes sous-payés. La question n’est pas entièrement rhétorique, puisque les différentes réponses apportées alimentent le conflit actuel entre représentants républicains et démocrates au Congrès sur le rétablissement de cette allocation, dans le cadre du nouveau projet de relance à plusieurs milliards de dollars. Que le débat sur l’opportunité de mettre à profit la dépression actuelle pour baisser encore davantage les salaires, limiter les aides sociales et durcir les conditions de travail s’articule autour d’une controverse socio-scientifique — savoir si une mesure d’aide immédiate est susceptible d’éloigner ses bénéficiaires de leur possibles emplois, quand 30 millions d’entre eux ont disparu — nous renseigne davantage sur la nature de l’économie que sur la motivation des travailleur·ses. Cela ne donne que plus de poids, si tant est que ce soit nécessaire, à la description de l’économie comme « science populaire » [folk science] que propose Jerome Ravetz, soit « un ensemble de connaissances tenues pour vraies dont la fonction n’est pas de servir de base à des progrès ultérieurs, mais de confirmer et rassurer un cercle de croyants ».
Dans le cas qui nous occupe, ces croyants regroupent principalement des petits patrons, pour qui, comme le dit un journaliste du New York Times, « l’argument républicain, au plus profond de leurs tripes, fait sens » et qui semblent être, au côté de partisans de la suprématie blanche et de conspirationnistes patentés (catégories qui ne s’excluent évidemment pas mutuellement), les principaux soutiens électoraux du gouvernement étasunien en poste. Si le problème du déficit fédéral croissant est aussi mis en avant, l’argument républicain semble exclusivement destiné à limiter l’aide aux chômeur·ses, non le soutien accru aux entreprises, et certainement pas l’instauration d’un taux d’imposition plus élevé pour les sociétés et les riches (chose qui n’intéresse d’ailleurs pas davantage les Démocrates). Autrement dit, le spectre qui hante les décideurs économiques depuis la dernière Grande Dépression — la crainte d’un emballement de la dette nationale — a cessé de les tourmenter, malgré un déficit sur le point, d’un jour à l’autre, d’égaler, voire d’excéder, le PIB des États-Unis.
Les économistes redoutaient une dette nationale record car ils s’attendaient à ce qu’elle entraîne des niveaux catastrophiques d’inflation, une flambée des taux d’intérêt et une perte de confiance dans le dollar. Ces fléaux ne pointent pas à l’horizon. Par conséquent, et en restant muets sur les raisons d’un tel état de fait, les économistes font montre d’un nouvel enthousiasme sur la question. Par exemple, Olivier Blanchard, anciennement au FMI et aujourd’hui membre éminent de l’Institut Peterson pour l’économie internationale, favorable au libre-échange, a déclaré : « À ce stade, je pense que la dette n’inquiète personne outre mesure. Il est clair que nous nous dirigeons probablement vers des taux d’endettement supérieurs à 100 % [du PIB] dans de nombreux pays. Et ce n’est pas la fin du monde. » Selon Kenneth Rogoff, un expert de Harvard sur la dette publique et la croissance économique, dont le travail a souvent été cité pour étayer la réduction du déficit sous la présidence d’Obama, « toute politique raisonnable va nous contraindre à accroitre le déficit pour un long moment, si possible. Si on l’augmentait de 10 000 milliards de dollars supplémentaires, ça ne me ferait, à l’heure actuelle, ni chaud ni froid. » Les récentes remarques de Maya MacGuineas, présidente de la Commission pour un Budget Fédéral Responsable, étaient peut-être l’incarnation la plus manifeste de cette dissonance cognitive, quand elle disait : « La dette devrait être source de force réflexion et inquiétude, et nous devrions la gonfler davantage ».
On voit bien pourquoi ces « faucons du déficit » sont favorables à une dette aussi élevée que le PIB, et les raisons sont très éloignées de la science économique. L’alternative est une colossale crise financière mondiale, accompagnée d’une plongée brutale dans la paupérisation de masse, d’une ampleur à laquelle les autorités ne sont pas préparées – même si elles s’inquiètent plus de la crise que de la misère. Malgré l’affirmation constante selon laquelle la récession actuelle est le résultat des efforts déployés pour contenir la pandémie, l’économie mondiale était déjà largement engagée sur la voie de la crise avant que le COVID-19 ne frappe. Les mesures de soutien ne sont pas parvenues à générer une relance ; la reprise en V escomptée depuis le début ne s’est pas concrétisé ; le chômage progresse à nouveau alors que les entreprises ferment ou ne rouvrent pas ; la faim et le nombre de sans-abri atteignent les niveaux auxquels on peut s’attendre au cours d’une dépression, tandis que les États et les villes, en manque cruel de rentrées fiscales, opèrent des coupes brutales dans leurs budgets. C’est pourquoi Loretta Mester, président de la Federal Reserve Bank de Cleveland, a déclaré aux journalistes que ses prévisions en matière de reprise économique dépendent grandement des contributions fiscales et que, sans ça, les États-Unis pourraient avoir du mal à s’engager sur la voie d’une croissance durable après la période d’arrêt de l’activité économique.
Bien que Mme Mester ait déclaré « ne pas faire partie de ceux qui considèrent le déficit sans importance », les États-Unis ne peuvent pas se soucier d’accroître la dette au beau milieu d’une reprise balbutiante.
« Ce n’est pas le bon moment pour avoir ce débat », a-t-elle déclaré.
Quel serait alors le bon moment ? Pour l’heure, personne ne s’est prononcé. Ce devrait être, supposément, lorsque la relance finit par démarrer, ce que le credo économiste en vigueur annonce dans un futur proche. Pendant ce temps, le déficit peut être creusé davantage, tout comme peut être étendu le moratoire contre les expulsions, prolongé jusqu’à la fin de l’année, sans annulation des loyers impayés ou impossibles à régler, ni même des frais d’intérêt qui y sont liés.
Si, d’une part, l’accroissement continu de la dette est nécessaire pour prévenir une nouvelle contraction de l’économie (même si tout cela est poliment décrit comme un soutien à la reprise économique), d’autre part, les décideurs politiques s’autorisent à renverser la table si l’inflation depuis si longtemps annoncée ne se manifeste pas. Il s’agit de se demander pourquoi, alors que la théorie des dépenses gouvernementales anticycliques, à savoir le keynésianisme, n’est plus en odeur de sainteté depuis la fin des années 1970 en raison des taux d’inflation élevés que ces dépenses, dans ce temps-là, étaient censées entrainer ; à une époque où Nixon lui-même proclamait : « Nous sommes tous keynésiens à présent ». Au fond, les économistes classiques suivaient le bon sens et s’accordaient à dire que l’inflation était imputable à « trop d’argent pour trop peu de biens. » Les dépenses publiques, au premier rang desquelles l’aide sociale, mettent de l’argent entre les mains du consommateur·ices, dont les achats font monter le prix des biens par le jeu concurrentiel. Cette conception, bien sûr, ne dit pas pourquoi l’accroissement du pouvoir d’achat n’a pas conduit à un accroissement de la productions des biens et des services disponibles, rétablissant ainsi l’équilibre entre offre et demande.
Malgré ce que les économistes veulent bien croire, ce ne sont ni les besoins humains ni la quantité d’argent dans les poches des consommateurs qui déterminent l’échelle de la production, mais le retour sur investissement des transactions monétaires ou des entreprises rentables. Sous le capitalisme, les biens ne sont pas produits parce que les individus en ont besoin, mais parce qu’ils peuvent être vendus à profit. Une récession économique indique une baisse de ce retour sur investissement, ce qui entraîne, chez les entrepreneurs, un désintérêt pour tout nouvel investissement à une échelle suffisante pour employer la population salariée potentielle. L’idée keynésienne était que les gouvernements pouvaient prélever (par le biais de l’impôt) ou emprunter l’argent que les entrepreneurs ne dépensaient pas, pour développer la production, acheter des biens et embaucher directement les travailleur·ses. Ces dépenses supplémentaires, en augmentant la demande, permettraient de « relancer » une économie ralentie, entraînant un retour à la prospérité. Avec le retour de la croissance, l’expansion de la production en vue du profit dégagerait l’argent disponible pour rembourser la dette publique, au moyen de l’impôt.
Comme on le sait, ça ne s’est pas passé ainsi. Les dépenses publiques n’ont pas d’elles-mêmes augmenté la profitabilité du capital privé, puisque l’argent que le gouvernement a distribué aux entreprises privées pour des biens tels que les avions de combat et les bombes a été prélevé sur les bénéfices d’entreprises déjà existants, par le biais de l’impôt ou d’emprunts. Ce que ces dépenses pouvaient produire de mieux, en remettant en circulation les fonds non investis, c’était de minimiser les difficultés rencontrées par les entreprises et les travailleur·ses, alors que les processus du cycle économique — principalement, la dévaluation du capital investi, y compris la liquidation des dettes d’entreprise impossibles à régler, ainsi que la baisse des coûts de la main-d’œuvre à mesure que le chômage augmentait — ont ouvert la voie à une augmentation de la profitabilité et au retour de la prospérité. Dans le même temps, le remboursement de la dette et de ses intérêts nécessitait l’imposition des bénéfices des entreprises, ou un nouvel emprunt sur le marché des capitaux, augmentant les taux d’intérêts, un coût supplémentaire pour les sociétés. Les entreprises ont défendu leurs bénéfices en relevant leurs prix ; les travailleur·ses ont lutté pour obtenir des augmentations de salaires et ainsi défendre leur niveau de vie, généralement plus lentes que les hausses des prix auxquelles ils répondaient. Les prix ont augmenté dans l’ensemble de l’économie tandis que différents secteurs d’activité luttaient pour faire endosser les coûts de la dette aux autres : la redoutable inflation induite par les mesures de relance.
Même si Ronald Reagan a martelé le caractère nuisible des dépenses publiques, la faiblesse persistante de l’économie capitaliste n’a pas permis d’y mettre un terme définitif — en réalité, la dette fédérale a atteint des niveaux record sous sa présidence. Mais l’intervention économique gouvernementale a changé de modalité, glissant vers le subventionnement direct de certaines sociétés, se préoccupant moins de maintenir le « plein emploi » (un indicateur de toute façon régulièrement révisé à la hausse). L’inflation était l’ennemi. Dans le monde entier, les gouvernements ont réagi au déclin régulier de la croissance capitaliste par la réduction des dépenses d’État (santé, aides sociales, éducation, assurance chômage) soit directement, soit par le biais de « privatisations », transférant ainsi certaines prérogatives gouvernementales telles que la poste ou l’éducation à des entreprises privées.
Parallèlement, la mécanisation continue de la production a conduit au déclin de la part de l’industrie dans l’activité économique, un effet particulièrement marqué dans les pays capitalistiquement développés, lorsque la production manufacturière s’est déplacée vers les zones à bas salaires comme l’Amérique centrale, la Chine, l’Asie du Sud-Est et l’Europe de l’Est. La spéculation financière sur une variété d’actifs a pris sa place et s’est développée comme un terrain sur lequel gagner de l’argent. La croissance de cette spéculation a régulièrement été interrompue par diverses crises bancaires, immobilières, boursières et autres ; lorsque celles-ci ont menacé l’ordre politique et social de centres économiques importants, les gouvernements et les agences internationales ont décidé d’apporter un soutien direct au système financier en y injectant de l’argent. Ce système, testé par la Banque du Japon en réaction à l’apparition d’une situation de quasi-dépression dans les années 1990, s’est imposé comme la principale arme des banques centrales aux États-Unis, en Europe en Chine pour lutter contre la Grande Récession de 2008. Toutefois, et à l’inverse des dépenses déficitaires classiques, l’argent utilisé dans le cadre de l’« assouplissement quantitatif » [quantitative easing] n’était pas obtenu par la fiscalité — ce qui irait à l’encontre de l’objectif de soutien aux entreprises — ou par emprunt auprès de propriétaires privés. Au lieu de cela, les banques centrales — dans le cas des États-Unis, la Réserve Fédérale — ont simplement étendu leur passif (« création monétaire » [printing money] [1]) pour acheter des obligations, tant en bons du Trésor qu’en dettes privées, comme les obligations adossées à des créances hypothécaires, émanant d’institutions financières privées. Cela a immédiatement injecté de l’argent dans le système financier et a fait monter le prix des obligations, ce qui, en faisant diminuer les rendements obligataires, a poussé les investisseurs vers le marché boursier. En substance, tout cela ne coûte rien aux entreprises, tandis que la hausse des cours boursiers profite de manière disproportionnée à la petite minorité extrêmement riche qui possède une part démesurée des actions, de sorte qu’il n’y aucun intérêt à augmenter les prix [des marchandises] — surtout dans les conditions déflationnistes d’un ralentissement mondial de l’économie — produisant ainsi une expansion sans inflation [2].
Il est évident que les responsables des politiques économiques restent préoccupés par le long terme, même s’ils n’entrevoient pas d’autre option que de poursuivre sur cette voie. L’absence d’une théorie économique sur laquelle s’accorder trahit sans doute l’incertitude générale à propos de la suite des évènements. Il existe bien sûr une théorie pour rationaliser la nouvelle normalité, une doctrine du tournant du XXe siècle appelée « Chartalisme », qui renaît sous le nom de « Théorie monétaire moderne » [Modern Monetary Theory] — dorénavant TMM. La démonstration théorique de la TMM selon laquelle le déficit peut être creusé indéfiniment a été repris avec enthousiasme par la gauche du parti Démocrate, qui y a vu la caution théorique d’une politique de dépenses sans augmentation des impôts susceptible de surmonter certains effets de l’inégalité économique sans redistribuer substantiellement les revenus. Tout comme Keynes a fourni un théorie (fort peu convaincante) pour expliquer des mesures déjà mises en œuvre par Roosevelt et Hitler, la TMM doit sa récente célébrité à l’attention portée aux mesures engagées par les banques centrales, et non l’inverse. Néanmoins, il semble peu vraisemblable que l’argent puisse être imprimé et distribué indéfiniment sans accroc.
Le soupçon que manifestent les experts économiques et les responsables gouvernementaux tient à ce que le système financier sur lequel ils concentrent l’essentiel de leurs efforts est lui-même partie intégrante d’une économie qui doit continuer à produire des biens et des services. En dernière instance, la viabilité de la finance dépend de la capacité des entreprises capitalistes à réaliser des profits sur la vente de ces biens, dont une partie peut être investie afin d’élargir le système tandis que l’autre est versée aux détenteurs des diverses formes de dette. Si, par exemple, les capitalistes ne peuvent gagner suffisamment d’argent pour que les salaires de leurs travailleur·ses couvrent leurs loyers ou les hypothèques de leurs maisons, les obligations hypothécaires et les investissements de capital-risque dans l’immobilier ne généreront aucun profit. Et, au-delà de la circulation de l’argent à travers le système dans le but de son accumulation entre les mains des propriétaires du capital, il y a la question de l’existence physique du prolétariat, de plus en plus incapable de payer la nourriture, le logement et les soins médicaux tandis que les opérations de relance déposent l’argent nouvellement créé sur des comptes sélectionnés. Les Démocrates souhaitent leur envoyer encore, pour quelques mois, des chèques de 600 dollars, alors que les Républicains rechignent et veulent les limiter à 200 ou 300 dollars. Mais les uns comme les autres supposent que la situation va simplement et prochainement se résoudre d’elle-même, par un retour à la prospérité, facilité par des actions gouvernementales capables d’anticiper les profondes perturbations sociales qu’ont connu les dépressions précédentes. La contradiction interne du discours politique, pris entre le Scylla de la dette sans cesse galopante et le Charybde de l’effondrement de la société, révèle l’incapacité de la science économique à ne serait-ce qu’expliquer les événements en cours, sans même parler de les dominer ou les façonner. Si elle était en mesure de les expliquer, elle devrait fatalement conclure qu’il n’est rien à y faire : la société devra faire face aux misères que lui impose le fonctionnement de la machine économique, en subissant des décennies de destruction nécessaire au rajeunissement, temporaire, du système, ou en abolissant enfin les rapports sociaux du capital et du travail salarié sur lesquels repose toute la machinerie.
[1] Contrairement à la création monétaire pour rembourser la dette de l’Etat, comme l’a fait le gouvernement de Weimar – dette elle-même gonflée par des paiements de réparation insoutenables – il s’agit ici de créer de la monnaie pour augmenter la dette de l’Etat, afin qu’elle puisse être injectée dans l’économie.
[2] Ce n’est pas tout à fait exact, puisque les prix des actifs échangés au sein du système financier, tels que les actions, l’immobilier et les œuvres d’art, connaissent eux-mêmes une forte inflation.