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SOURCE : RFI
Raconter l’histoire des décolonisations du point de vue des colonisés ? Un pied de nez au récit historique classique qui reflète le regard de l’Europe colonisatrice. C’était le parti pris de trois documentaires intitulés « Décolonisations », et réalisés par Karim Miské, Pierre Singaravélou et Marc ball, diffusés l’année dernière sur la chaîne de télévision franco-allemande Arte. Ces documentaires font aujourd’hui l’objet d’un livre éponyme publié en coédition par le Seuil et Arte éditions. Marc Ball est l’invité de Julie Vandal.
RFI : Vous avez décliné l’excellente série « Décolonisations », avec un « s », en un ouvrage du même nom, un livre qui s’adresse au plus grand nombre et peut-être aussi aux plus jeunes ?
Marc Ball : Oui, tout à fait. La forme et le style du livre et du documentaire s’adressent particulièrement aux jeunes générations parce qu’on sent que c’est une histoire qui a besoin d’être redécouverte. Redécouverte du point de vue de ses principaux acteurs, c’est-à-dire les colonisés, des gens qui ont réussi à se libérer aux quatre coins du monde, en particulier en Asie et en Afrique. Donc oui, c’est vrai qu’on avait envie de donner ce souffle et ce côté positif de cette histoire et de transmettre cela aux nouvelles générations pour leur inspirer un meilleur futur.
D’ailleurs, dans cet ouvrage, vous optez pour la même approche que dans la série documentaire, à savoir synthétiser 150 ans de combats racontés du point de vue des colonisés. Comment est-ce que vous avez procédé ?
Les empires coloniaux ont été de très grands « storyteller », c’est-à-dire que ce sont eux qui racontaient l’histoire coloniale et comment ça se passait sur place. Or, depuis une trentaine d’années, les historiens ont complètement démonté un peu ce récit, notamment d’une paix impériale sur l’Afrique et l’Asie. Nous avons donc puisé dans ces nouvelles recherches pour raconter l’histoire du point de vue des principaux acteurs, c’est-à-dire de la majorité de ceux qui se sont libérés.
On dit une phrase, en début de livre: « La décolonisation commence au premier jour de la colonisation ». C’est pour expliquer que c’est une histoire de la résistance qui commence, dès les premiers jours, et non pas une décolonisation de la période des indépendances où, quelque part, le colonisateur aurait octroyé ces indépendances. C’est vraiment l’histoire d’une longue lutte qui commence, il y a plus d’un siècle et demi dans les deux continents.
Dans le livre vous parlez des grands hommes bien sûr, mais aussi de personnalités plus confidentielles. Je pense notamment à Alice Seeley Harris par exemple qui va documenter le premier scandale humanitaire au Congo, ou encore Wambui Waiyaki. Qui était-elle ?
Elle poursuit, quelque part, l’héritage d’une autre grande militante, Mary Nyanjiru, une femme qui va se révolter, au cours des années 1920, au Kenya. Cette première révolte contre un commissariat et contre l’arrestation d’un de leurs leaders va conduire, trente années plus tard, à ce mouvement des Mau Mau qui est un grand mouvement indépendantiste kényan. Wambui sera ainsi l’une des femmes qui participera à ce réseau, qui partira à Nairobi organiser des actions et qui donc sera au cœur de la lutte, avec de vraies responsabilités. Encore une fois, c’est un exemple d’une femme qui a été très active dans cette libération.
Vous dressez le parcours de beaucoup de femmes dans cet ouvrage. Est-ce qu’il y avait une volonté de remettre, à leur juste place, le rôle des femmes dans cette lutte pour la libération ?
En fait, c’est une volonté mais c’est presque un constat. Les femmes, en effet, ont activement participé à leur propre libération. Il y a eu, après les indépendances, des formes de romans nationaux qui ont été mis en place dans les pays où on avait tendance à mettre en avant les mouvements de libération menés par des hommes. Or, en fait, quand on regarde les faits et quand on regarde l’évolution de la lutte au cours des siècles, on voit que quel que soit le pays, les femmes ont joué un rôle clef.
Dans le livre, on raconte par exemple une révolte du Nigeria qui a été menée par des femmes. On aurait pu aussi choisir en Algérie. En Inde, il y a Sarojini Naidu…
On le fait aussi dans une perspective de sortir du récit des grands hommes qui font l’histoire et de revenir ainsi à une histoire faite par les différentes couches sociales et notamment les couches sociales les plus basses et aussi, à l’intérieur, toutes les personnes qui subissent d’autres types de dominations – dont les femmes – et qui, un peu logiquement, participent à cette libération.
Et comment expliquer, finalement, que le rôle de ces femmes était passé sous silence ?
Il y a un auteur nigérian, Chinua Achebe, qui raconte que si l’histoire de la chasse est contée par les chasseurs, on ne connaîtra jamais le point de vue des lions. C’est vrai pour la colonisation, c’est vrai pour les femmes.
Ce que nous avons voulu montrer, dans ce livre, c’est que ces luttes de libération contre une domination coloniale entraînent aussi des luttes contre les dominations internes. Que ce soit le système de caste en Inde ou la domination masculine sur les femmes, tous les mouvements de libération emmènent, avec eux, d’autres mouvements de libération. Et donc en cela, la libération féministe (celle, on va dire, qui a pu provoquer les décolonisations), c’est une lutte qui continue aussi après les indépendances et après les récits qui ont été faits des indépendances pour remettre le rôle des femmes au cœur de cette histoire.