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SOURCE : Frustration
Les centaines de licenciements qu’annonce Danone sont décrits par des journalistes comme une “stratégie de modernisation pour améliorer les performances de l’entreprise”. Non seulement on parle très peu des milliers de licenciements dans toute la France, mais quand c’est le cas, les journalistes reprennent les mots du patronat dans un habituel grand souci de “neutralité”. On nous annonce généralement l’ouverture des “négociations avec les partenaires sociaux” comme le moment où tout va s’arranger. L’occasion pour nous de publier un extrait de notre livre “La Guerre des mots” au sujet du mythe bourgeois du “dialogue social”.
Dialogue social : Ensemble des démarches menées à l’échelle de l’État, des collectivités ou des entreprises visant à mettre en scène une discussion ouverte et permanente entre secteurs de la société, y compris entre les personnes qui ont des intérêts divergents. Ce faisant, les artifices du dialogue social renvoient le conflit à quelque chose de négatif et de répréhensible, tandis que le “dialogue” est valorisé, même s’il est inégalitaire, inefficace et vain. Les gouvernements néolibéraux et les entreprises les plus socialement régressives se sont faites les chantres du “dialogue social”, pour aboutir au paradoxe suivant : plus on dialogue, plus ils décident. Il n’empêche que le dialogue social est l’alibi ultime de l’ordre dominant, celui qui permet à ses partisans d’affirmer que tout reste ouvert, tout est sujet à consultations et à grands débats, et qu’il n’y a donc pas matière à s’énerver.
“Muriel Pénicaud, le dialogue social pour méthode” : avec un titre enthousiaste, Le Journal du dimanche nous présentait la nouvelle ministre du Travail, en mai 2017, sous son meilleur jour. “Le parcours de la ministre du Travail Muriel Pénicaud est constitué d’allers-retours entre le public et le privé. Avec un leitmotiv : le dialogue social”, nous prévenait l’introduction de l’article. On apprend dans ce “portrait” qu’elle est issue de la “société civile” parce qu’elle n’a pas fait que de la politique mais qu’elle a aussi été directrice des ressources humaines. “C’est chez Danone que Muriel Pénicaud assoit sa réputation de femme ouverte au dialogue social”, nous indique l’article.
Ouverte au dialogue social… ou au plan social ? Quelques années plus tôt, en 2013, Muriel Pénicaud avait réalisé une belle plus-value de 1,3 millions d’euros sur ses stocks options, après avoir orchestré le départ de 900 personnes. En effet, comme tous les hauts cadres récompensés pour leur fidélité aux actionnaires, elle disposait de stock-options qui prirent de la valeur grâce à ce dégraissage en règle, lui rapportant plus d’un million d’euros. Cette vilaine polémique n’est pas parvenue à ternir l’image médiatique de la ministre DRH fan du “dialogue social”. Pas plus que ses ordonnances réformant le Code du travail, qui ont réduit d’un tiers le nombre de représentants du personnel en France. Il peut sembler contradictoire de réduire les capacités de négocier des salariés face à leur employeur tout en prônant le dialogue social. C’est pourtant tout à fait cohérent. Muriel Pénicaud, reine du dialogue social, a su pousser cet art bourgeois à son apogée. Elle a inspiré le reste du gouvernement, qui n’a de cesse d’organiser des grandes consultations, des grands débats, tout en maniant la matraque et l’état d’urgence avec fermeté. Le dialogue social est le simulacre de démocratie qui donne son supplément d’âme à l’autoritarisme bourgeois, la comédie qu’il nous rejoue à intervalles réguliers pour éviter le conflit. Cette comédie a des acteurs, un script, une chute (toujours la même) et des coulisses.
Les acteurs : des syndicats jaunes aux “membres de la société civile”
Les débuts du capitalisme n’eurent pas besoin de faire semblant de parler avec les travailleuses et les travailleurs : ordre répressif contre le mouvement ouvrier, absence de droit du travail, élections qui ne donnaient voix au chapitre qu’à une minorité de la population (les personnes modestes et les femmes en étaient exclues)… La monarchie constitutionnelle, régime parlementaire bourgeois mis en place à l’issue de la Révolution de 1789, fait passer une loi très explicite pour empêcher l’action collective des travailleurs : connue sous le nom de loi Le Chapelier, elle précise dans son article 8 que “tous attroupements composés d’artisans, ouvriers, compagnons, journaliers, ou excités par eux contre le libre exercice de l’industrie et du travail […] seront dissipés par les dépositaires de la force publique, sur les réquisitions légales qui leur en seront faites, et punis selon toute la rigueur des lois sur les auteurs”.
Tout au long du XIXe siècle, le combat contre les monarchies et les empires rassemble les partisans de la république bourgeoise, celle qui protège les affaires et le commerce contre l’arbitraire des rois et les guerres des empereurs, et la république sociale, celle qui libère la classe ouvrière du joug qu’elle subit dans la rue comme dans les usines en s’en prenant aux propriétaires de moyens de production. Ce front éclate en 1848, et les débuts de la République française telle qu’on la connaît continuent de bafouer les droits des ouvriers pendant plusieurs décennies. Par conséquent, en l’absence de possibilité de s’exprimer sur la scène publique, les représentants du mouvement ouvrier s’organisent dans la clandestinité, et le rapport de force vis-à-vis des possédants s’exerce par la grève d’un côté et par la répression de l’autre.
Les choses changent en 1884, quand la loi instaure la liberté syndicale. Il est désormais possible de se rassembler et de mener des combats collectifs sur son lieu de travail. La loi de 1901 qui consacre la liberté d’association constitue aussi un grand progrès dans notre histoire sociale. Mais aussi une nouvelle donne à laquelle le patronat doit s’adapter. En 1899, après une longue et dure grève au Creusot, dans les usines Schneider, le gouvernement accorde ainsi aux employeurs le droit de former leurs propres syndicats. C’est l’industriel Eugène Schneider qui est le premier à s’en saisir, en créant un syndicat que le préfet de Saône-et-Loire de l’époque décrit comme “composé d’ouvriers favorables au patron et n’[ayant] d’autre but que d’entraver l’action du premier syndicat, organisé après la première grève dans un but d’émancipation ouvrière”. L’appellation de syndicat “jaune” en opposition aux syndicats “rouges” se diffuse au début du XXe siècle, et devient rapidement une insulte désignant par extension les salariés qui refusent de rejoindre une grève lorsqu’elle est déclenchée.
La pratique du syndicalisme jaune est toujours très répandue dans les entreprises françaises. Dans une enquête sur les stages de formation de DRH, le sociologue Baptiste Giraud rapporte les propos d’une responsable des ressources humaines étant parvenue à “affaiblir un délégué syndical avec qui elle entretient des relations très conflictuelles, en créant de toutes pièces une liste concurrente (sous le sigle de la CFTC) composée de salariés recrutés par ses soins en échange d’une promesse de promotion professionnelle, et dont elle a su faciliter la victoire aux élections professionnelles”.
Le script : consulter, dialoguer, diviser et bien faire ce que l’on veut
Que cela soit au plan national comme local ou dans les entreprises, des mécanismes bien rodés de gestion de la colère sociale ont été mis au point pour faire avaler la financiarisation de l’économie et les brutales “réformes” liées à la logique néolibérale. De telle sorte qu’il est possible de distinguer un scénario préconçu, une tactique de liquidation du débat tout en lui donnant une apparence démocratique, qui se répète systématiquement.
Face à la colère et à la défiance, “nos portes sont grandes ouvertes”, ne cessent de répéter gouvernements et directions d’entreprise. Parler, échanger, dialoguer : tout est possible. Ainsi, il n’est pas une loi néolibérale qui ne passe pas par un intense processus de concertation des “partenaires sociaux”. Ce terme désormais consacré dans le discours managérial et la politique est lui-même porteur de négation des divergences d’intérêt entre salariés d’un côté et patronat et actionnaires de l’autre. “Partenaires” de fait, ils n’ont a priori pas intérêt au conflit, puisqu’ils veulent la même chose : la réussite de l’entreprise. Cette vision de l’entreprise comme un lieu de concorde n’a rien de novateur. Elle a connu son heure de gloire sous le gouvernement du maréchal Pétain, qui avait instauré le 1er mai, journée de commémoration importante du mouvement ouvrier, hommage à des ouvriers tués par la police aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, comme “fête du Travail et de la Concorde sociale”. L’idée forte portée par Pétain et ses sbires était d’affirmer, contre le mouvement ouvrier, que l’entreprise était un lieu d’intérêts convergents, où la hiérarchie devait être acceptée et valorisée.
Le “dialogue social” est la version contemporaine de cette “concorde sociale”. Pour le ministre du Travail “socialiste” François Rebsamen, concepteur de la loi du même nom qui a développé les marges de manoeuvre des employeurs en matière de négociation en entreprise (en dérogation au Code du travail), “le contrat de travail n’impose pas toujours un rapport de subordination entre employeur et salarié : il est signé par deux personnes libres qui s’engagent mutuellement”. Dans cette déclaration faite au Sénat en mars 2015, il consacrait la vision patronale du travail, contre laquelle précisément le Code du travail avait été édifié, prenant acte d’une inégalité de fait entre l’employeur et le salarié : chacun vient librement, et accepte librement un lien libre de subordination. Par conséquent, pourquoi s’énerver ? Hélas, il y en a toujours qui s’énervent. Ceux-là, on les appelle les syndicats radicaux ou extrémistes. C’est la CGT, Solidaires, et tous les gens qui ne sont pas “ouverts au dialogue” et aiment manifester pour un oui ou pour un non. Mais heureusement, à côté d’eux, il y a les syndicats “réformistes”, qui sont “pragmatiques”, “prêts à discuter” et toujours de bonne volonté pour “dialoguer”. C’est le cas de la CFDT, de la CFTC et de l’UNSA.
La CFDT est un cas très intéressant parce que, depuis 1995, ses dirigeants signent et applaudissent les réformes néolibérales, y compris quand elles réduisent les droits des travailleurs. Dans les années 1970, ce syndicat était pourtant à la pointe d’une alternative au capitalisme qui s’appelait l’autogestion : donner le pouvoir aux salariés sur leur entreprise. Et puis, petit à petit, s’accommodant de tout et accompagnant les gouvernements “socialistes” successifs dans leur recul, la CFDT a liquidé sa pensée originelle. “L’autogestion ? Je le dis : je me sens un héritier de ce courant-là, qui est encore très vivace”, expliquait Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, à Jean-Michel Dumay, journaliste au Monde diplomatique.
Puis, à la réflexion : “En fait, on ne le dirait plus comme cela. Moi, je crois à la codécision et à la co-construction.” Quelqu’un comme lui pense en effet qu’il y a une possibilité de codécider dans des entreprises gérées comme des machines à cash pour les actionnaires. Ce qui fait de lui un “bon élève”, en symbiose avec les directions patronales qui pensent tout pareil. Au niveau des entreprises, cet art est un peu plus subtil, comme le raconte Baptiste Giraud dans son immersion en stage de management : “La division étant ce qui fonctionne le mieux, les consultants expliquent, face à un parterre de DRH : “Les plénières, ce n’est que du théâtre, parce qu’on est face à des syndicats qui sont en interaction les uns avec les autres. En bilatérales, les types se livrent plus facilement et vous disent jusqu’où ils peuvent aller, quels sont les enjeux pour eux de la négociation. C’est très utile surtout pour celles avec qui vous voyez qu’un accord est possible, car ça vous permet de leur dire aussi jusqu’où vous irez au terme de la négociation, de trouver un terrain d’entente. […] Bon, moi, par exemple, je laissais toujours entendre à la CFDT que je lâcherais deux ou trois trucs. Ils le savaient, ce qui permettait quand même de savoir où on allait dans la négociation, même si chacun jouait son rôle.”
Leur leçon de paix sociale ne s’arrête pas là, et le truc suivant a cours dans moult entreprises : “Lorsque c’est possible, il faut toujours chercher à traiter individuellement le cas des meneurs”, enseigne un consultant. Un exemple est donné par son collègue : “[Les “meneurs” étaient] des jeunes, peu diplômés et sans perspective d’évolution professionnelle. Eh bien, après une grève, le DRH leur a proposé à chacun de partir dans d’autres entreprises du groupe, avec la perspective de voyager à travers le monde pendant plusieurs années, de se qualifier et d’avoir des possibilités d’évolution.” Malin. L’art managérial de gérer le conflit est résumé en une phrase au cours de la même formation : “Un bon délégué du personnel, il va chercher à faire du collectif à partir d’un problème individuel. Un bon DRH, ça fait l’inverse !” Les gouvernements successifs, et en particulier ceux de l’ère Macron, ont fait leur cette devise. Plutôt que de discuter avec des collectifs, ils cherchent de plus en plus à s’adresser aux individus. Chaque loi est désormais précédée d’une “grande phase de consultation” qui se réalise sur une plateforme, où chaque citoyen se voit invité – en tant que citoyen (et non en tant que salarié, que syndicaliste…) – à venir déposer ses petites doléances personnelles. Pour la réforme des retraites, une plateforme a été mise en ligne, et l’on y trouve désormais le message suivant : “Vous avez été nombreux à nous faire part de vos idées, de vos questions sur la plateforme en ligne et lors des débats citoyens – soyez-en remerciés.”
En gros, c’est “merci pour ce moment”, puisqu’il n’y a pas eu de réelle suite à cette consultation. Chacun a pu donner son avis en ligne, sans savoir comment il allait être traité ou intégré. Et le gouvernement a choisi d’en diffuser ce qui l’arrangeait, c’est-à-dire pas grand-chose. C’est sur une vague page web qui n’a pas fait l’objet d’une mise en avant de sa part qu’on trouve quelques résultats, notamment le fait que les citoyens consultés étaient majoritairement défavorables à ce que la valeur du fameux “point”, qui structurait le projet de régime universel des retraites, puisse baisser. Ce qui a ensuite été tout de même défendu par le gouvernement, à coups de gaz lacrymogène et de tirs de flashball dans la rue. Car le dialogue social, y compris dans ses versions les plus individualisées, n’est bien qu’une grande farce, dont ceux qui dominent le rapport de forces feront ce qu’ils veulent, et que les dominés peuvent difficilement refuser sous peine de se voir taxés de colériques fermés au dialogue.
En rupture avec cette routine rassurante, le mouvement des Gilets jaunes fut une période traumatisante pour la bourgeoisie française parce qu’elle se trouvait pour la première fois depuis des décennies face à une force anonyme, incontrôlable et surtout rétive à négocier – le moindre de ses leaders qui se rendait à des réunions de “dialogue social” à Matignon était conspué sur les réseaux sociaux. Les tentatives pour y parvenir se sont heurtées aux désirs des représentants Gilets jaunes de filmer en direct leurs échanges, totalement à rebours des pratiques managériales de discussion opaques et bilatérales “entre partenaires sociaux”.
Il a donc fallu déployer d’intenses moyens de propagande pour mettre en œuvre le “Grand Débat national”, sorte d’ultime tentative pour calmer le pays à coups de “dialogue social”. Il s’est agi en réalité de shows qui n’auraient pas déplu à des nostalgiques des régimes soviétiques. Le simulacre de débat poussé à son paroxysme n’a pas choqué la presse qui a salué le caractère courageux et innovant du procédé. Une cinquantaine d’intellectuels, chercheurs, économistes, se sont prêtés au jeu et sont venus “débattre” avec le président, deux minutes chacun pour poser une question, des heures pour écouter le grand dialogueur leur répondre. Pour un résultat… inexistant. Déçue, France Télévision constate, un an plus tard, qu’il n’y eut aucune synthèse des milliers de contributions émanant des débats : “En Corrèze, à Tulle, ils sont conservés dans des cartons nichés au 3e étage, sur une étagère. Et c’est pareil pour les 16 337 cahiers : pour en avoir une vue d’ensemble, il faudrait donc faire le Tour de France !” Oui mais dans le monde capitaliste, il y a un temps pour le dialogue qui ne mène à rien et un autre pour générer le profit.
Cet article est un extrait de notre livre “La guerre des mots, combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie” par nos co-rédacteurs en chef, Selim Derkaoui et Nicolas Framont. Illustré par Antoine Glorieux. 17 euros, à commander sans frais ici :