Hold-Up: “Ce qui est à l’œuvre, c’est l’expression d’une scission, qui, depuis longtemps, germe dans la société”

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SOURCE : Marianne (Eric Sadin)

Éric Sadin, écrivain et philosophe, notamment auteur de “L’Ère de l’individu tyran. La fin d’un monde commun” (Grasset), revient sur le succès du documentaire  “Hold-Up” et en explique les mécanismes.

Hold-Up : "Ce qui est à l’œuvre, c’est l’expression d’une scission, qui, depuis longtemps, germe dans la société"

Depuis sa sortie, Hold-Up est devenu un phénomène de société, à triple titre. D’abord parce qu’en seulement quelques jours, c’est comme si le pays entier l’avait déjà visionné. Ensuite parce qu’à peu près tout le monde a un avis à son sujet. Enfin parce qu’il fait office de puissant révélateur de l’esprit de l’époque.

DISSOCIER LE FILM DE SON PUBLIC

Ce qui caractérise cette production, c’est qu’elle donne corps à tous les doutes et insatisfactions qui se sont manifestés depuis la crise du Covid. Ceux notamment relatifs à l’origine incertaine du virus, à la gestion plus que confuse de l’épidémie par le gouvernement, ou à l’interdiction de prescription de l’hydroxychloroquine en cas d’infection.

Sa mission déclarée – manifeste dans son titre sans équivoque – consiste à supposer qu’une intention concertée est à l’œuvre, en y apportant de nombreux éléments d’éclairage prétendus, donnant ainsi, au fur et à mesure de sa progression – comme un magicien fait surgir un lapin de son chapeau – un sens a posteriori à toutes les inconséquences jusque-là constatées.

C’est la raison pour laquelle, elle a, à juste titre, aussitôt été taxée de complotiste. Certes. Mais c’est là qu’il convient de procéder à une nécessaire opération conceptuelle : dissocier le film de son public. Plus exactement de ceux qui, semble-t-il, très nombreux, accordent du crédit à sa thèse. Pour autant, leur adhésion justifie-t-elle de tous les ranger sous une même bannière complotiste ? Ce serait une vision à courte vue, plus encore, erronée, qui appelle, à l’opposé, de penser ces phénomènes nouveaux à l’aune de catégories tout aussi nouvelles.

Car ce qui est à l’œuvre, c’est bien davantage l’expression d’une scission, qui, depuis longtemps, germe dans la société. Entre, d’une part, ceux qui se fient – en dépit de ses défauts inhérents et de ses dérives chroniques – à un ordre général en place, édifié sur des pratiques démocratiques et des institutions. Et d’autre part, celles et ceux, toujours plus nombreux, qui n’accordent plus aucun crédit à une classe politique et technocratique dont ils estiment qu’elle n’a fait que les léser décennie après décennie.

Pour la majorité – ayant, depuis le tournant néolibéral des années 1980, enduré le régime de la précarité, des modes de management toujours plus implacables, la difficulté à boucler les fins de mois – l’heure est à une désillusion quasi définitive. La confiance n’y est plus. Pas même à l’endroit de partis dits “antisystèmes”, dans la mesure où chacun entend désormais parler en son propre nom.

Cette impression se voit alimentée par un usage assidu de l’Internet et desdits “réseaux sociaux”, contribuant à ce que chacun se construise ses propres récits et à continuellement exprimer publiquement ses rancœurs et sa rage. Une sorte de hargne qui se voudrait “lucide” prévaut dorénavant. À y voir de près, c’est ce clivage, ô combien patent, entre ceux qui encore prêtent foi aux structures démocratiques en vigueur et ceux mus par une défiance viscérale à leur endroit que les monceaux de réactions au film mettent en pleine lumière. Le caractère inédit, et le danger, de ce clivage, c’est qu’il met aux prises des positions foncièrement inconciliables.

La pratique du fact-checking, dévolue à vérifier la conformité de certaines allégations, revêtait peut-être une efficacité il y a quelques années, lorsque le mouvement de suspicion demeurait encore relativement à la marge et qu’il convenait de réfuter, pièces à l’appui, des affirmations fallacieuses.

CHANGER DE POSTURE

Aujourd’hui, la “post-vérité” serait secondaire. L’heure étant à une atomisation des croyances avant tout déterminées par les souffrances et les ressentiments subjectifs. Et aucune argumentation, qui se voudrait rationnelle, ne saurait les contredire, dans la mesure où s’est opérée une déliaison entre des foules d’individus et toute parole considérée émaner de l’”ordre officiel”. Celui qui se voit vigoureusement rejeté au nom de toutes les iniquités qu’il n’aurait cessé de produire.

C’est pourquoi les postures moralisantes, notamment celles qui se manifestent chez les dits “spécialistes du complotisme”, faisant toujours montre d’une posture de surplomb dans leurs analyses et d’une forme de satisfaction à se trouver du côté de la raison ne cessent de démontrer leur stérilité.

En réalité, il n’existe qu’une seule façon d’endiguer cette mécanique délétère et hautement périlleuse. Elle appelle à la fois, nous le savons tous, à renouer avec les principes de solidarité et de justice sociale, de revitaliser les services publics, de se soucier du respect de la dignité due à chacun. Mais autant, et c’est là une dimension plus rarement évoquée, de nous rendre davantage acteurs de nos vies. Car rien n’est plus vénéneux que de subir passivement des situations et d’éprouver l’impuissance de soi.

C’est à cette fin que nous devons travailler à la mise en œuvre d’une “démocratie radicale”, pour reprendre les termes du philosophe John Dewey, ou “partout agissante” devrions-nous dire. Celle où chaque être se trouve en mesure de donner le meilleur de lui-même, d’apporter sa contribution singulière là où il opère – particulièrement dans l’exercice du travail – et d’initier ou de prendre part à toutes sortes de collectifs aux visées vertueuses.

Le principe de délégation, comme mode exclusif de gouvernance, a généré, à cadences répétées, et comme sans fin, le sentiment d’avoir été trompé. Il est allé, avec la crise du Covid, jusqu’à prendre la forme d’une technocratie abusive, pyramidale et hors-sol, démontrant aux yeux de tous ses limites et son penchant à nous démunir de nous-mêmes. Dorénavant, ces usages doivent être considérés comme périmés.

Il est à craindre que si nous ne nous engageons pas dans cette voie – et cela suppose l’apport de tous – nous assistions à une surdité croissante entre les différentes composantes du corps social, à même de conduire à la volonté d’en découdre.

Il est temps de déjouer les passions tristes, qui nous minent, attisées par l’amère sensation de ressentir l’inutilité de soi, pour leur substituer une logique inverse : la joie de nous impliquer dans les affaires communes et de nous sentir pleinement partie prenante du cours de nos destins individuels et collectifs.

Soit d’organiser le seul “hold-up” qui soit légitime : celui de nous ressaisir de notre capacité à peser sur le cours des choses et d’exercer une salutaire – et impérieuse – politique de nous-mêmes.

 


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