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SOURCE : Diacritik
Dans La Bascule du souffle d’Herta Müller, Léopold, jeune homme roumain de 17 ans, déporté en 1945 car appartenant à la minorité germanophone, raconte son usage en camp des livres qu’il avait pris de soin de mettre dans sa petite valise avant d’être emmené par la police : « Moyennant cinquante pages de papier à cigarettes arraché à mon Zarathoustra, j’avais une mesure de sel, et même une de sucre si je donnais soixante-dix pages. Contre tout mon Faust relié pleine toile, Peter Schiel m’avait fabriqué un peigne à poux en fer-blanc. Quant à l’anthologie Huit siècles de poésie, je l’ai dévorée sous forme de polenta ou de saindoux, et le mince recueil de Weinheber, je l’ai transformé en millet. »
Le geste qu’accomplit Müller porte une grande force transgressive : à rebours d’une évocation de la culture comme signe ultime d’une humanité qui perdurerait, comme modalité de survie et de résistance dans l’enfer de la déportation, la littérature est ici ramenée à la valeur triviale et marchande de ses matériaux, à la nourriture et au peigne que l’on peut échanger contre quelques feuilles de papier, indépendamment des mots qui y sont couchés. Certes, c’est dans un livre que Müller a écrit ces lignes, dans un livre par lequel elle entend mettre à jour un pan occulté de l’histoire de la Roumanie : la littérature semble ne pas valoir seulement son poids en matières premières et elle peut tout de même avoir une certaine puissance, en l’occurrence participer de la lutte historique. À moins que, à l’inverse, son impuissance ne soit inscrite au cœur du roman, en tant que témoignage de l’obstacle sur lequel elle ne peut que buter.
Puissance et impuissance de la littérature et de l’art sont au cœur du stimulant et tranchant livre que publie aux PUF le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie, L’Art impossible, issu d’une conférence prononcée en 2016 à l’École des Beaux-Arts de Paris. Un livre qui entend interroger l’« antagonisme entre l’art et l’action transformatrice ». Et demander, dans le sillage des propos de 1964 de Jean-Paul Sartre, ce que « signifie la littérature dans un monde qui a faim » : le philosophe affirmait alors que, « en face d’un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le poids » – une affirmation qui avait suscité une vive réponse publique de Claude Simon. Avec l’art que Lagasnerie cultive de pousser les idées dans leurs derniers retranchements et de trancher dans le vif des évidences et des impensés, ses soixante-dix pages sont conçues comme une interpellation à destination des producteurs de biens culturels – en particulier écrivains et artistes, et au premier chef leur auteur. Elles interrogent leur inconscient collectif, dans une proximité avec un autre texte publié cet automne par l’auteur, Sortir de notre impuissance politique (Fayard), qui partageait le format de courte intervention : il s’agit de mettre en cause un ensemble de mots d’ordre et de modes d’action, de représentations et de perceptions du monde, de dispositions incorporées qui sont spontanément mobilisés et revendiqués – dans les luttes politiques d’un côté, dans la culture de l’autre – et qui, loin de s’avérer efficaces, conduisent à entraver l’action et réduisent à l’impuissance.
Le livre est une réflexion aiguisée sur l’habitus créateur et les dispositions clivées des producteurs culturels et intellectuels, congédiant la politique au moment de créer, convaincus de l’autonomie de leurs pratiques et prêts à la défendre bec et ongles contre toute revendication jugée (trop) politique. L’ouvrage est nourri par la sociologie de la culture de Pierre Bourdieu ; il propose à la fois de faire un usage des problèmes qu’elle a mis en évidence mais, plus fondamentalement il me semble, de demander aux artistes et aux créateurs comment ils prennent position par rapport à ces travaux, et pourquoi ils s’obstinent à ne pas davantage en tirer de leçons.
« Hontologie » artistique
Lagasnerie entend replacer la honte au cœur de l’acte créatif, une honte dont il trouve le portrait chez Marguerite Duras et Édouard Louis. Cette honte – de pouvoir s’adonner à l’action créative alors que le monde souffre, de rester chez soi à écrire quand d’autres vont user leur corps au travail, de pouvoir jouir des plaisirs esthétiques quand d’autres n’ont pas ce privilège – est éliminée : devenir un producteur culturel revient à apprendre à se prémunir contre cette honte première, à la refouler, tant l’affronter est existentiellement pénible. Il y a ainsi « un rapport entre la culture et la dénégation et le refoulement », afin de « maintenir au loin » cette honte, de « consacrer des efforts à en récuser la pertinence pour tenter d’échapper à sa force interpellatrice ».
Bien évidemment, Lagasnerie, pour lequel le fonctionnement du monde social repose sur des mensonges permanents, ne prétend pas résoudre une équation impossible ; il demande plutôt aux créateurs de l’affronter et de l’assumer comme point de départ d’une mise en question de leurs propres pratiques. Ainsi, le livre se veut « éthique » : en obligeant les créateurs à interroger la place qu’ils occupent, et qu’ils acceptent d’occuper. S’il est question d’une « pratique oppositionnelle », il n’est pas question de la définir (encore moins de prescrire une position esthétique), mais bien de dessiner un ensemble de problèmes que doivent affronter celles et ceux qui se pensent en opposition au monde tel qu’il fonctionne.
Pour Lagasnerie, il n’y a en effet pas de non-participation possible au monde social : toute pratique, toute conduite est de faite partie prenante des mécanismes de la domination et il appartient à son auteur de choisir sa position par rapport à eux. En conséquence, toute pratique artistique est politique, y compris celle qui affirme mettre à distance le social, le réel, le monde, etc. – c’est juste que sa position politique est alors réactionnaire ou conservatrice. « Produire des pratiques qui ne veulent rien changer au monde ou qui l’ignore, dire “je veux faire autre chose”, ce n’est pas être non politique, ce n’est pas être “autonome”, c’est produire un art qui agit en faveur en la perpétuation du monde et qui lui est soumis malgré soi. » D’où l’injonction à « nous demander : ce que je fais va-t-il m’inscrire dans le divertissement, la diversion, la complicité au monde ? Ou est-ce que cela va changer quelque chose pour quelqu’un quelque part ? À quelles conditions et sous quelle forme un art est-il une pratique efficace ? »
Ce qui entraîne, j’y reviendrai, le refus de l’opposition entre un art « politique » et un art « esthétique » ou « autonome ». Une autre conséquence réside dans l’affirmation que l’art n’est pas une pratique oppositionnelle en soi – faire de l’art, ce n’est pas nécessairement résister à un monde mauvais : s’il y a des pratiques artistiques subversives, il y en a d’autre conservatrices.
Parmi les croyances collectives que L’art impossible met en cause figure ainsi la sacralisation de la culture en tant que telle, comme valeur absolue, c’est-à-dire la haute estime, l’intouchabilité qu’elle se prête à elle-même, et l’autocélébration à laquelle peuvent se livrer ses producteurs. « Quand j’entends des phrases de cette nature, écrit Lagasnerie, je suis un peu comme le colonisé de Frantz Fanon à qui l’on parle des valeurs de la culture occidentale : je sors ma machette. » La culture n’est pas en dehors de la domination, mais elle est le lieu même de la domination. On pense aux leçons de La Distinction : l’affirmation et la célébration de la culture sont des moyens d’exister socialement contre d’autres, de les dominer. En outre, la « culture », brandie telle quelle, peut être l’opérateur par lequel est délégitimée toute revendication politique qui est alors renvoyée à l’extérieur de la culture. On songe alors à de nombreux exemples contemporains : cette défense de « la culture » est l’outil pour disqualifier comme illégitimes les revendications politiques et sociales portées par des groupes minoritaires, et de consolider la position de groupes dominants.
Impossibilité ou conditions de possibilité de l’art
La lecture de L’art impossible est traversée par une tension, par un doute. Lagasnerie affirme-t-il l’impossibilité absolue de l’art ? Ne croit-il finalement pas à « l’art », comme tant d’autres avant lui, auquel il oppose la politique ? Et proclame-t-il la vanité de toute démarche artistique ?
Certes, s’il n’ignore pas les effets de l’art – par exemple la transformation profonde des individus et de leur subjectivité, dont il donne pour exemple Césaire et Fanon (et s’il a par ailleurs remis en cause la désirabilité de l’horizon révolutionnaire), il écrit aussi : « faire de l’art, rentrer dans le monde de la création esthétique, cela consisterait à quitter le champ de l’action pratique. L’art est une forme d’activité que l’on entreprend une fois qu’on a fait le deuil de la révolution. » Cependant, ce n’est tout art qui serait impossible : « Si l’on entend par art une pratique qui revendique une sorte de rupture avec le réel, un domaine à part qui introduirait une dimension supplémentaire par rapport à la dimension matérielle, alors l’art est impossible. »
Il y aurait alors moins une affirmation de l’impossibilité de l’art qu’une réflexion sur les conditions de possibilité de l’art. Paraphrasant la phrase souvent citée de Durkheim, on pourrait dire que Lagasnerie revient un axiome simple : l’art ne vaut pas une heure de peine s’il ne devait avoir qu’un intérêt spéculatif (ou esthétique). Il reste toutefois possible un art qui se donnerait pour projet d’affronter le réel, et d’essayer de le transformer. Là est le projet de l’intervention : soumettre les pratiques artistiques à une recherche de l’« efficacité ». Comme l’affirme Édouard Louis, cité dans les premières pages : « ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas écrire », mais qu’il faut « faire de la littérature autrement ». Il ne s’agit pas de nier l’art au nom du réel, ou de « [dénigrer] la littérature au nom de l’intervention sur le réel », mais de faire que l’art se ne constitue pas en dehors ou contre le réel, autonome au réel ; au contraire, de faire qu’il soit traversé de bout en bout par le réel. Duras, Pierre Bergounioux, Jean-Gabriel Périot, Milo Rau ou Sylvie Blocher que cite Lagasnerie ne renoncent pas à user de procédés littéraires, films, théâtraux ou plastiques, à mobiliser des dispositif ou techniques ; mais ceux-ci ne se donnent pas pour fin la littérature ou l’art, mais bien la politique et le social. Il faut alors les ériger en étalons, réaffirmer « la nécessité d’une transformation, à l’intérieur du champ esthétique, des valeurs qui guident la perception des valeurs esthétiques. »
C’est ainsi que le livre est une explication avec « l’esthétique » et son autonomie. L’art impossible appelle à renoncer aux catégories esthétiques, à la séparation entre un art « politique » (qui se donnerait comme finalité l’action politique) et un art « esthétique » ou « autonome » (qui s’inscrirait dans une histoire de problèmes purement formels). Non pour répudier les problèmes esthétiques en soi, mais pour les lire à l’aune de problèmes supérieurs, pour les soumettre au critère politique : est-ce qu’un choix esthétique a un effet, une finalité politique, ou bien ne se définit-il que par rapport à l’esthétique ?
L’art impossible récuse des catégories de perception produites par l’autonomie et qui emportent avec elles des hiérarchies symboliques : la méfiance vis-à-vis du « réalisme » et la valorisation de la « fiction », la célébration du cryptique ou de « l’énigmatisation », le mépris du « pédagogique », etc. Les politiques culturelles sont aussi interrogées, en particulier celles qui se donnent pour projet de permet un accès le plus large aux œuvres, à destination des publics qui n’ont pas un capital social et culturel impliquant la fréquentation des lieux de la culture (qu’il s’agisse de « démocratisation », d’« éducation culturelle », etc.) : accepter que ce soit le terrain principal de l’action politique revient à « ratifier les normes de création et les esthétiques données » en renonçant à « porter notre regard sur la nature des œuvres et les modes de réception qu’elle appelle ». La discussion est également critique avec la sociologie bourdieusienne dans la mesure où celle-ci, si elle avait montré l’importance historique de la construction et de la revendication de l’autonomie artistique ou littéraire, la faisait en même temps fonctionner de manière normative : l’autonomie est ce qui permet alors de disqualifier la politique.
Les arts plastiques et leur autonomie au défi
Lagasnerie écrit vouloir poser des questions aux artistes sur le ton du « défi ». Il est certain que le lecteur, surtout s’il est producteur de biens symboliques, et tout particulièrement dans le champ des arts plastiques, se sentira vivement mis en cause. Ainsi, par exemple, quand le théoricien affirme que « par définition, une œuvre d’art, une installation, ne peut qu’en dire moins qu’un texte ou un documentaire ». L’œuvre « est condamnée à laisser beaucoup d’éléments dans l’implicite – et c’est la raison pour laquelle elle requiert qu’un discours vienne autour d’elle et après elle dire ce qu’elle prétend dire ». Il y aurait une « supériorité d’une pratique langagière » par rapport « à une pratique plastique ». Voire une « pulsion d’échec » qui « pousse certains à choisir la forme plastique comme médium d’expression et d’interventions politiques ».
Ce constat sévère dessine la ligne de crête sur laquelle chemine le livre, entre, d’une part, l’affirmation de l’impossibilité de l’art, du fait d’une essence des pratiques artistiques qui les vouerait politiquement à l’échec et, d’autre part, l’invitation incisive à réfléchir sur les conditions de possibilité de l’art politique, ainsi que la manière vigoureuse de pousser dans leurs retranchements des artistes (ou un champ de l’art) dont Lagasnerie considère qu’ils ont collectivement renoncé à quelque chose.
Pour ma part, c’est cette seconde option qui me convainc ; et je ne crois pas que ce soit ni une croyance dans une puissance ontologique du medium, ni une tentative de restaurer une hiérarchie entre des modalités d’expression contre laquelle les artistes n’ont cessé de lutter (luttant, en même temps, contre la dépendance au critique, au théoricien ou au curateur, à la figure d’autorité seule habilitée à délivrer le sens, etc.). D’abord car l’on sait que le « texte » lui-même peut s’entraver de tout un appareil auto-référencé qui le rend illisible ou inopérant, qu’il peut être un discours tautologique sans effet ni puissance (c’est le propre de l’écriture académique, qu’a bien décrit Lagasnerie dans des précédents travaux), en tout cas aussi inefficace qu’une œuvre d’art contemporain qui nécessiterait un long cartel pour être appréhendée. Ensuite, l’écriture théorique, même la plus limpide, a des coûts d’entrée, au sens de capitaux culturels et sociaux nécessaires pour la lire et la comprendre, pour saisir les implicites, les jeux de références, les polémiques sous-jacentes, etc. Enfin, Lagasnerie répond lui-même à ses questions en se mouvant dans le travail d’artistes, par exemple Brecht, pour lequel « le recours au théâtre plutôt qu’à d’autres formes plus classiques de narration » trouve une efficacité politique.
Ce qui retient l’attention est plutôt la question posée à l’intérieur de l’art aux artistes : pourquoi accepter de s’entraver, de limiter la capacité d’action et de transformation de leur propre travail en délégant un pouvoir « explicatif » au texte ? et, au fond, en acceptant de dépendre du texte, en acceptant d’être supplétif ? Et pourquoi faire cet usage si pauvre des formes plastiques, d’un côté, et du texte, de l’autre côté ? Sont visées ici une tendance auto-référencée des pratiques artistiques contemporaines, et leur dépendance à leur discursivité : « le champ de l’art plastique est en fait un gigantesque champ discursif dont les œuvres sont le prétexte », ce qui serait un signe de « l’échec de l’autonomie de l’art ».
L’argument me semble alors valoir en ce qu’il pousse jusqu’au bout la logique de l’autonomie pour en souligner les contradictions et les impasses : si le livre polémique contre les arts plastiques, c’est en opposant l’autonomie dont ils peuvent se réclamer, tout particulièrement pour réfuter la politique ou le social, à une autonomie inaccomplie, celle qui fait appel au discursif. Si l’art était réellement autonome, pourquoi en aurait-il besoin ? C’est que l’autonomie ainsi pratiquée obéit en fait à un double objectif : constituer l’entre-soi de ceux qui comprennent (par opposition à ceux qui sont exclus) et tenir à distance la politique.
Finalement, si chaque champ de la création s’est construit en se dotant de l’autonomie comme règle propre, l’intervention de Geoffroy de Lagasnerie propose rien que moins de lui substituer une autre règle. Telles sont les finalités de la critique de l’autonomie : la disqualifier et plus fondamentalement saper les catégories de perception et les hiérarchies qu’elle produit. Et si le maître-mot est l’« efficacité » dans la création artistique, Lagasnerie se garde bien de la définir : l’enjeu n’est pas de prescrire ce qui est efficace et ce qui ne l’est pas, mais de placer la recherche de cette efficacité au-dessus du reste, d’en faire la valeur étalon. Comme il l’écrit dans Sortir de notre impuissance politique, « la question politique, c’est la question de l’effectivité pratique, qui doit primer sur toute autre considération. » Alors, le défi adressé aux artistes n’est plus de savoir si l’art est possible ou impossible, mais bien plutôt : à quel prix voulez-vous continuer à faire de l’art ?
Geoffroy de Lagasnerie, L’art impossible, PUF, coll. « Des mots », octobre 2020, 96 p., 8 €