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SOURCE : En attendant Nadeau
En 1925, le militant communiste Willy Münzenberg publia en allemand Hambourg sur les barricades qui venait tout juste de paraître en URSS et vient tout juste d’être publié en français par les éditions de La Brèche. La justice allemande, sur requête de la Reichswehr, condamna ce livre à être brûlé. Pour le défendre, un juriste allemand déclara : « Ce livre montre en l’auteur un poète de la vérité. Il saisit à la fois la raison et le cœur du lecteur indépendamment de son attitude vis-à-vis des événements ». Rien n’y fit. L’ouvrage fut brûlé, huit ans avant les bûchers de livres organisés par les nazis. Mais que raconte le livre de Larissa Reisner ?
Larissa Reisner, Hambourg sur les barricades. Une bolchévique dans la révolution allemande. La Brèche, 8 €
Née en Pologne en 1895, Larissa Reisner, après avoir participé à la révolution en Russie, arrive à Dresde le 23 octobre 1923, le jour où le parti communiste devait déclencher une insurrection qu’il vient tout juste d’annuler. Tout a commencé en janvier. Le gouvernement allemand, incapable de payer à la France les énormes réparations consignées dans le traité de Versailles, suspend ses paiements en décembre 1922. En janvier 1923, Poincaré envoie les troupes françaises occuper la Ruhr pour lui faire rendre gorge. Le gouvernement allemand répond en actionnant la planche à billets. Le patronat allemand utilise l’invasion de la Ruhr pour provoquer une gigantesque dévalorisation du travail payé en monnaie de singe, dévaluée chaque jour. Une chute vertigineuse entraîne le mark dans des abîmes sans fond. En janvier, une livre sterling vaut 10 000 marks, au début d’août elle en vaut 5 millions. La misère frappe les rentiers, retraités, fonctionnaires, pensionnés, invalides de guerre, puis la majorité des ouvriers. L’effondrement du mark, l’inflation galopante, les faillites en série, la hausse effrénée du chômage, la ruine des artisans et des boutiquiers, l’effondrement des salaires, la misère des ouvriers, ébranlent l’ordre social et politique.
Les grèves éclatent un peu partout. Le 10 juillet, les ouvriers imprimeurs chargés d’alimenter l’insatiable planche à billets se mettent en grève. La Ruhr, dressée contre l’occupant français, bouillonne. Le 12 août, la grève générale balaye le gouvernement en place (Cuno), remplacé par un gouvernement avec des ministres sociaux-démocrates. La révolution frappe à la porte. Les communistes, qui progressent dans toutes les élections syndicales, entrent dans les gouvernements sociaux-démocrates de Saxe et de Thuringe et préparent alors, avec l’aval de Moscou, une insurrection. Les comités de grève doivent en être l’un des moteurs essentiels en proclamant la grève générale. Le 21 octobre, se tient à Chemnitz une conférence nationale de ces comités. Les délégués sociaux-démocrates, même de gauche, votent contre la grève générale. La direction du PC allemand, avec l’aval de Moscou, décommande alors, dès le lendemain, l’insurrection décidée, mais elle omet de prévenir ou prévient trop tard les communistes de Hambourg, l’un de leurs fiefs. Ces derniers se soulèvent et occupent une partie de la banlieue ouvrière. Ils tiennent presque trois jours puis effectuent une retraite en plus ou moins bon ordre, après avoir laissé vingt et un morts sur le pavé et cent deux prisonniers entre les mains de la police.
Dès qu’elle apprend les événements de Hambourg, Larissa Reisner s’y précipite, interroge des insurgés, des témoins, puis, de retour en Russie, poursuit son travail d’enquête et de recherche. Hambourg sur les barricades raconte cet épisode apparemment mineur, mais en un sens décisif, car il constitue le début d’un repli qui va faciliter l’ascension du nazisme, la défaite de la révolution allemande.
Larissa Reisner mêle un récit dramatique, parfois lyrique, des divers épisodes de l’insurrection ratée à une description tragique et minutieuse de la vie des ouvriers et surtout des ouvrières de la ville, trop souvent victimes, en prime, de la violence de leurs maris, surtout s’ils sont chômeurs, et, au-delà, du pays tout entier. Elle réussit à donner une dimension épique à une insurrection avortée tout en décrivant minutieusement l’énorme machine monstrueuse qu’est le port de Hambourg où « il ne reste pas un centimètre carré de terre nue » et dont la trentaine de kilomètres n’abrite plus que deux arbres moribonds. Elle évoque avec une précision quasi médicale la famine qui décime les familles et envoie à la mort des cohortes d’enfants, dont les os se dessèchent puis se brisent. Elle mêle au tableau de ce tragique quotidien un portrait toujours actuel de l’univers convenu et hypocrite du monde parlementaire ou, plus loin, une description comique des bonzes syndicaux ou sociaux-démocrates englués dans leurs soucis de carrière, leur soumission à l’État et leur rhétorique creuse (comme toute rhétorique qui se respecte).
Son talent narratif est à la hauteur de la personnalité de Larissa Reisner, qu’il faut évoquer en quelques lignes. « Si l’Azerbaïdjan possédait une femme comme Larissa Mikhailovna (Reisner), écrivit un jour le communiste géorgien Ordjonikidzé, vous pouvez m’en croire, les femmes d’Orient auraient depuis longtemps rejeté leur tchador et l’auraient planté sur la tête de leur mari. » Trotsky, dans Ma vie, renchérit : « Cette belle jeune femme, qui avait ébloui bien des hommes, passa comme un météore sur le fond des événements. À l’aspect d’une déesse olympienne, elle joignait un esprit d’une fine ironie et la vaillance d’un guerrier ».
Larissa Reisner est en effet une légende de la révolution russe. En juillet 1918, un mois après avoir adhéré au parti communiste, elle part pour le front à Kazan. Les légionnaires tchécoslovaques, soulevés depuis mai 1918, prennent la ville peu après, abandonnée par des gardes rouges ayant une formation militaire sommaire et saisis de panique.
La route de Moscou est ouverte aux légionnaires. Trotsky fait équiper un train spécial et part pour Sviajsk, petite gare proche de Kazan occupé par les Blancs et où Larissa Reisner tente de s’infiltrer, déguisée en paysanne, mais, écrit Trotsky, « sa prestance était trop extraordinaire. Elle fut arrêtée ». Elle parvient à s’enfuir. Trotsky la nomme commissaire des services de renseignements près l’état-major de la Ve Armée rouge.
Comme le raconte Galina Prjiborovskaia dans une biographie en russe (Larissa Reisner, Molodaia Gvardia, 2008), la jeune femme se rend auprès des marins de la flottille rouge de la Volga. Les marins, en général pleins de dédain pour les « bonnes femmes », pour l’éprouver l’installent sur une vedette armée de mitrailleuses et foncent vers la rive occupée par les légionnaires tchécoslovaques. Lorsque la vedette s’approche d’eux, le pilote fait demi-tour ; elle proteste : « Pourquoi faites-vous demi-tour ? C’est trop tôt. Allons encore en avant ! » « Avec ça, raconte un matelot, elle nous a domptés d’un coup. »
Guerrière, elle l’est aussi dans le civil, sur le front intérieur. Un dimanche de décembre 1918, elle débarque à la Tcheka de Petrograd pour demander la mise en liberté sous caution de sept marins « arrêtés et détenus, écrit-elle, sans raison valable depuis trois mois ». À l’entrée du local, elle se heurte à « un bureaucrate», qui lui répète obstinément que c’est un jour férié, refuse de prendre ses papiers, puis, las de ses protestations répétées, la livre à dix gardiens qui la coffrent jusqu’à ce qu’un responsable de la Tcheka vienne la libérer. Une semaine plus tard, elle revient. Le même petit bureaucrate, enivré de son pouvoir illimité sur les petites gens, qu’il évince d’un mot méprisant, l’envoie à nouveau promener.
Larissa Reisner raconte ironiquement sa mésaventure dans le journal Izvestia le 18 décembre 1918. Le lendemain, le chef de la Tcheka, Félix Dzerjinski, furieux, obtient du bureau du comité central du parti la décision d’interdire toute critique de la Tcheka dans la presse. Peu après, Trotsky fait nommer Larissa Reisner commissaire de l’état-major général de la marine. Elle doit régler de multiples problèmes d’intendance et de gestion, y compris militaire, de la flotte.
Après un bref séjour en Afghanistan avec son mari du moment, Fiodor Raskolnikov, plénipotentiaire soviétique à Kaboul, elle rentre à Moscou, esquisse le projet d’une trilogie sur les mineurs de l’Oural à travers les siècles, puis est rattrapée par le typhus dont elle meurt au début de février 1926, à l’âge de trente ans. Boris Pasternak, qu’elle avait ébloui, lui consacre un poème, reproduit en russe et traduit en français à la fin de ce volume, qui se conclut par ce quatrain exalté :
« Marche, héroïne, dans les profondeurs de la légende
Sur ce chemin tes pas ne faibliront jamais
Dresse-toi comme une cime majestueuse dans mes pensées
Car elles se sentent bien dans ton ombre profonde. »