AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Alternatives économiques
Alternatives économiques, 3 décembre 2020
Le nouveau cadre de la politique agricole commune, en cours de négociation, n’intègre pas les ambitions fortes du Pacte vert européen. Une schizophrénie désastreuse.
On efface tout et on recommence ? Nous sommes le 12 novembre. Les discussions en trilogue1 sur le règlement de la future politique agricole commune (PAC) pour la période budgétaire 2021-2027 ont démarré deux jours plus tôt. Le vice-président de la Commission en charge du Pacte vert pour l’Europe (European Green Deal) jette alors un gros pavé dans la mare. Interviewé sur une chaîne néerlandaise, Frans Timmermans avertit que l’exécutif européen pourrait retirer la proposition de texte sur laquelle le Parlement et le Conseil sont saisis depuis juin 2018 si les deux institutions n’améliorent pas la copie pour la rendre cohérente avec les ambitions élevées du Pacte vert.
Repartir d’une feuille blanche
Le Pacte vert est la feuille de route écologique et sociale introduite par la Commission européenne le 11 décembre 2019. Il vise, entre autres, la neutralité climatique de l’Europe et la restauration de la biodiversité.
Ce programme et les différentes propositions qui le déclinent, en particulier la loi climat (qui durcit à – 55 % par rapport à 1990 l’objectif de baisse d’émissions de gaz à effet de serre), la stratégie biodiversité et celle dite « de la ferme à la fourchette » (qui visent notamment une division par deux de l’usage des pesticides et 25 % de surfaces cultivées en agriculture biologique en 20302), n’ont pas encore de traduction juridique.
La philosophie en a toutefois été approuvée par les Etats membres, ce qui impliquerait des changements conséquents dans la rédaction de la future PAC… Or, ni le Conseil, ni la majorité du Parlement ne l’envisagent à ce stade. D’où cette menace de retirer le texte pour repartir d’une feuille blanche.
Les propos de Frans Timmermans ont suscité une levée de boucliers dans le camp libéral et conservateur. Julien Denormandie, le ministre français de l’Agriculture a rappelé « la nécessité de respecter le processus démocratique ». « La finalisation du dossier PAC fait partie de ma mission et nous n’envisageons aucune alternative » s’est agacé Janusz Wojciechowski, le commissaire européen à l’Agriculture.
Le texte en discussion pourrait-il vraiment être retiré par la tête de la Commission ? « On n’y croit pas. Pour nous c’est plutôt une menace qu’autre chose », juge Mathieu Courgeau, président de la plate-forme pour une autre PAC, qui rassemble une quarantaine d’organisations en France3. « Mais c’est un message fort adressé au Conseil et au Parlement. »
Du fait du retard accumulé, le cadre réglementaire actuel sera prolongé jusqu’à l’entrée en vigueur de la nouvelle PAC, pas avant janvier 2023
« Pour comprendre l’incohérence de la situation », Benoît Biteau, député européen Vert et membre de la commission de l’agriculture, invite à « faire un peu de chronologie ». Les règlements de la PAC actuellement discutés reprennent pour l’essentiel la proposition législative faite par la précédente Commission, en juin 2018, en vue d’une entrée en vigueur au 1er janvier 2021. Le vote en première lecture au Parlement aurait dû avoir lieu avant les élections européennes de mai 2019, mais grâce à la mobilisation de José Bové et d’autres élus, il a été reporté à la mandature suivante.
La nouvelle chambre, marquée par la montée en force du vote Vert, déclare en novembre 2019 « l’état d’urgence climatique ». Le mois suivant, la Commission présente son Green Deal. Le hiatus avec le projet de PAC présenté à la discussion en 2018 et placé sous le signe de la continuité n’en est que plus patent. D’où la motion de retrait pur et simple de ce texte, déposée par Benoît Biteau le 14 octobre dernier, une semaine avant son vote en première lecture.
Parallèlement à une motion qui n’avait aucune chance de passer, Les Verts ont déposé quelque 266 amendements « pour essayer d’arranger à la marge cette très mauvaise copie ». Mais, précise l’eurodéputé, « un tiers du Parlement a quand même voté contre la PAC. C’est tout sauf négligeable. »
Le vote du texte en première lecture par le Parlement et son adoption par le Conseil des ministres dans des termes moins-disants les 21 et 23 octobre ont ouvert des négociations en trilogue. Elles ont débuté début novembre et sont supposées aboutir au printemps prochain. Du fait du retard accumulé, le cadre réglementaire actuel sera prolongé jusqu’à l’entrée en vigueur de la nouvelle PAC, à partir de janvier 2023.
Des bâtons et des carottes trop minces
En toute logique, et pour être légitime aux yeux des contribuables, la PAC, une dépense publique qui représente le tiers du budget européen4, devrait consister en un ensemble de bâtons et de carottes visant l’atteinte d’un bien commun : une production alimentaire respectueuse de l’environnement, accessible à tous, bonne pour la santé et pour l’emploi.
Les bâtons, c’est-à-dire les conditionnalités imposées à tous les agriculteurs européens pour percevoir les aides directes de base, qui représentent l’essentiel du budget de la PAC, et les carottes, soit les incitations financières à faire mieux que les conditionnalités, existent, mais ils sont bien trop minces pour être efficaces.
Pour preuve, tous les indicateurs restent dans le rouge. Le secteur continue à perdre énormément d’emplois : de 10 millions équivalents temps plein en 2010 à 8,7 millions en 2019 ; ses émissions de gaz à effet de serre, après avoir reculé de 24 % entre 1990 et 2013, augmentent depuis ; enfin, la progression des surfaces en bio n’a pas fait reculer les ventes de pesticides, qui concourent à l’effondrement de la biodiversité.
Le paiement vert, touché de fait par la quasi-totalité des producteurs, n’a entraîné que dans 5 % des exploitations un changement de pratiques
Or, la nouvelle PAC – comme la précédente – ne renforce pas sérieusement les bâtons et les carottes. Sur le plan environnemental, les « conditionnalités renforcées » sont un trompe-l’œil. Elles consistent à ranger dans la boîte des conditions obligatoires pour toucher les aides directes de la PAC des gestes qui jusqu’ici étaient facultatifs et déclenchaient le versement d’un bonus, le « paiement vert », introduit en 2013. Si celui-ci représente une enveloppe très importante (30 % des paiements directs aux agriculteurs), les conditions à satisfaire pour l’obtenir sont ridicules.
Comme l’a rappelé la Cour des comptes européenne, ce paiement vert, touché de fait par la quasi-totalité des producteurs, n’a entraîné que dans 5 % des exploitations un changement de pratiques.
Dans un rapport sur l’alignement de la PAC avec les objectifs du Green Deal commandé par le Parlement européen et publié le 23 novembre, l’Inrae préconise donc, entre nombreuses propositions, de durcir fortement les règles de la conditionnalité. Par exemple, sur la rotation des cultures pour réduire l’usage des pesticides, ou la préservation des zones humides, un enjeu de biodiversité et de limitation des émissions de CO2 liées aux changements d’usage des sols. Et de mettre fin aux multiples exemptions.
Mêmes inquiétudes au chapitre des carottes. L’essentiel de la discussion a porté jusqu’à présent sur la part des aides directes aux producteurs dites du premier pilier, 83 % du budget de la PAC, qui sera dévolue aux « écorégimes » (Ecoschemes), présentés comme la grande innovation verte de la future PAC.
Comme les paiements verts qu’ils vont remplacer, il s’agit d’un bonus récompensant des pratiques qui vont au-delà des conditionnalités de base et qui sont supposées rendre un service environnemental non ou mal rémunéré par le marché. Par exemple le non-retournement des prairies ou l’aide au maintien en agriculture bio.
Le Parlement veut que ces écorégimes représentent au moins 30 % des aides directes aux producteurs mais 40 % au maximum, tandis que le Conseil, après d’âpres tractations, s’est accordé sur un seuil de 20 %.
La logique cannibale de la PAC
Cette bagarre de chiffres – qui pourrait déboucher sur un compromis au milieu du gué – a laissé de côté un enjeu fondamental, celui de la définition des critères à respecter pour toucher les écorégimes. Le risque étant de répéter le scandale du paiement vert : que les critères soient minimes et qu’une majorité d’agriculteurs y accède sans que cela ne déclenche un véritable changement de leurs pratiques.
C’est dans ce sens que ferraille le Copa-Cogeca, le puissant lobby de l’agriculture productiviste à Bruxelles, avec cet argument que répète en boucle Christiane Lambert, présidente du Copa et de la FNSEA : les agriculteurs sont suffisamment en difficulté, il ne faut « pas faire plus vert quand on est dans le rouge ».
« Cet argument est très puissant et il l’est d’autant plus que la nouvelle PAC va encore plus loin que la précédente dans le processus de renationalisation », pointe Mathieu Courgeau. Au nom de la subsidiarité et d’un principe d’obligation, non de moyens, mais de résultats, les Etats membres vont devoir présenter et faire valider par la Commission des plans stratégiques nationaux (PSN) visant l’atteinte des objectifs de la PAC décidés au niveau européen.
Si cette logique simplificatrice se justifie, le problème est que les objectifs communautaires sont formulés en des termes très généraux, comme le critique le rapport de l’Inrae. Il n’existe pas d’objectifs chiffrés ni d’obligations précises et d’échéances, qu’il s’agisse d’émissions de gaz à effet de serre, d’usage des pesticides et des engrais azotés, de biodiversité ou de maintien des emplois par exemple.
« Un Etat qui voudrait être ambitieux dans son PSN risque alors de perdre des parts de marché », critique Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne.
Il ne faut « pas faire plus vert quand on est dans le rouge », Christiane Lambert, présidente du Copa-Cogeca et de la FNSEA
A défaut de perspectives de progrès à court terme au niveau européen, le combat immédiat se déroule sur le terrain national : obtenir un PSN le moins mauvais possible. Les consultations sont en cours et la copie devrait être rendue par le gouvernement en mai-juin prochain. Pour la Confédération paysanne, une priorité est d’obtenir une aide forfaitaire pour les petits agriculteurs installés sur de toutes petites surfaces, par exemple les maraîchers bio, les petits éleveurs, les petits vignerons, etc.
La nouvelle PAC perpétue en effet la logique « cannibale », comme la qualifie Benoît Biteau, selon laquelle les aides sont calculées sur le nombre d’hectares, ce qui pousse à l’agrandissement, à la destruction des emplois et de l’environnement.
En attendant de mettre fin à cette rente foncière délétère, « il faut que les Etats membres activent les marges de manœuvre permises par la PAC pour surprimer les premiers hectares, poursuit Nicolas Girod. Cela pourrait permettre de soutenir toutes ces petites fermes qui représentent de nombreux emplois, produisent souvent en bio, s’inscrivent dans des circuits courts. On ne réussira pas la transition agroécologique si on n’avance pas du côté social. Mieux soutenir les petits agriculteurs, ce serait un pas vers une politique qui consisterait à encourager le travail plutôt que les hectares. »
Cette demande sera-t-elle entendue ? C’est en tout cas, selon Mathieu Courgeau, une attente sociétale qui est nettement ressortie du débat public sur l’agriculture organisé en vue de l’élaboration du PSN et clos le 9 novembre dernier : « Les citoyens ont une demande forte sur le changement de modèle agricole, mais se montrent aussi très préoccupés par le niveau de vie des agriculteurs. »
En l’absence de règles communes ambitieuses, les avancées au niveau des Etats membres resteront cependant limitées. Et si le Parlement européen entérine l’architecture actuelle de la PAC en deuxième lecture, en mai ou juin prochain, il fixera jusqu’en 2027 des règles contradictoires avec les ambitions du Pacte vert. On efface tout et on recommence ?
- 1.Discussion en trilogue : entre le Conseil de l’Union européen (les Etats membres, représentés par leurs ministres de l’Agriculture), le Parlement et la Commission.
- 2.Ce qui impliquera une diminution de la consommation de viande, sauf à accroître les importations d’aliments pour bétail, et donc l’empreinte environnementale de ces dernières. Voir l’étude l’Inrae et d’AgroParisTech.
- 3.Confédération paysanne, Réseau Action Climat, WWF, Slow Food, Secours catholique…
- 4. Sur les 1 090,3 milliards d’euros du budget européen sur la période 2021-2027, 343,9 milliards d’euros seront consacrés à la PAC.