Et si les “gilets jaunes” avaient pris l’Élysée ? Une nouvelle de Didier Daeninckx

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SOURCE : Marianne

Et si les "gilets jaunes" avaient pris l’Élysée ?

Didier Daeninckx imagine la prise de l’Élysée par les “gilets jaunes”, le 1er décembre 2018. Emmanuel Macron et deux de ses ministres ont un plan pour s’enfuir, mais cela ne se passe pas exactement comme prévu…

  • A l’occasion de son numéro de fin d’année, “Marianne” vous propose une série d’uchronies : des réécritures de l’Histoire à partir de la modification d’un évènement passé. Le texte que vous vous apprêtez à lire relève par conséquent de la fiction.

Cela faisait plus d’une heure que la cinquantaine de gardes mobiles qui assuraient la protection de l’Arc de triomphe essuyaient les tirs continus des centaines de manifestants dont la masse mouvante émergeait par moments du nuage compact des lacrymos. Ils avaient commencé par recevoir des canettes de bière dont les éclats crissaient sous leurs semelles, puis toutes sortes de projectiles prélevés sur un chantier de voirie, avant qu’une équipe de terrassiers amateurs ne parvienne à soulever l’asphalte de la place, à l’angle de l’avenue de Wagram, et c’était maintenant une pluie drue de pavés qui s’abattait sur les boucliers maculés de peinture. La pression augmentait de minute en minute, tandis que, sur la fréquence, on ne cessait de différer l’envoi des renforts promis : toutes les compagnies engagées dans le secteur des Champs-Élysées subissaient des assauts d’une violence que personne, dans les états-majors, n’avait anticipée. Certains dispositifs se trouvaient même au bord de la rupture.

La ligne de défense se désagrégea quand deux hommes s’affaissèrent, touchés à la tête. Une clameur victorieuse s’éleva au-dessus du bloc des émeutiers, qui se porta d’un seul mouvement au contact des forces de l’ordre. La détermination des assaillants était telle que le capitaine donna l’ordre du repli. Attaqués, de toutes parts, ils refluèrent vers l’avenue la plus proche en traînant leurs blessés pour aller se placer sous la protection d’une compagnie moins éprouvée, assistant au saccage de l’édifice sur le toit duquel les nouveaux occupants agitaient leurs gilets jaunes comme autant d’oriflammes. Le répit ne fut que de courte durée. Une marée sans cesse grossissante avait envahi la place et fondait sur eux, précédée de meneurs exaltés qui brandissaient les symboles napoléoniens ou républicains prélevés dans la boutique et lemusée du Mémorial. Sa progression était irrésistible : les dizaines de tirs à bout portant de balles éborgnantes ne provoquèrent pas le plus infime flottement dans ses rangs serrés. La digue bleue fut emportée par la formidable poussée et ses éléments épars se mirent à détaler sur l’avenue des Champs-Élysées abandonnant fusils lance-grenades, boucliers, matériel divers de protection dans leur fuite. Comme l’eau s’engouffrant dans la déchirure d’une coque, la manifestation envahit au pas de charge la chaussée et les contre-allées. Rien ne pouvait plus l’arrêter. Dix minutes plus tard, elle faisait exploser le dernier barrage de compagnons républicains de sécurité positionné sur le rond-point, au bas de l’avenue.

SOUS LE LINGE DOUTEUX

Au même moment, le chef d’état-major particulier du président, qui piétinait devant la porte depuis cinq minutes, se décida à entrer dans le salon Doré du premier étage où Emmanuel Macron dirigeait un comité ministériel restreint consacré aux mesures d’apaisement qu’il comptait annoncer le lendemain au journal de 20 heures. Les conversations s’interrompirent quand le militaire traversa la salle et se pencha à l’oreille du président. Seul le Premier ministre parvint à saisir l’essentiel de ce qu’il lui soufflait à voix basse : « Tous les dispositifs de protection tombent les uns après les autres. La police est débordée. Votre sécurité n’est plus assurée… Il faut vous replier dans le poste de commandement nucléaire, au sous-sol, le temps que la troupe reprenne la situation en main… Je suis désolé de devoir insister, mais c’est une question de minutes… » Emmanuel Macron se leva pour se diriger à pas rapides vers la porte, suivi de la dizaine de ministres présents. Alors qu’ils dévalaient les escaliers, il s’adressa au chef du gouvernement : « Qu’est-ce que vous en pensez ? C’est une bonne idée d’aller se terrer dans le bunker ? »Édouard Philippe, que sa haute taille avantageait, aperçut par la fenêtre le camion de la société Elis chargée de l’entretien de la lingerie du Palais qui stationnait à l’arrière du bâtiment : « Le poste Jupiter n’a pas d’issue de secours… S’ils envahissent l’Élysée, ce sera notre tombeau… On ne va tout de même pas mourir pour avoir instauré les 80 km/heure sur les routes secondaires ! J’ai une meilleure idée… »

Il entraîna le président et la ministre des Transports dans les jardins, et, de là, ils gagnèrent les abords de la rue de Marigny où des employés enfournaient des infinités de draps sales, de serviettes, de taies, de tentures dans le fourgon de la blanchisserie. À la stupéfaction des premiers de corvée, le président, son Premier ministre et Brigitte, qui venait de les rejoindre, s’enfouirent sous la lingerie douteuse, tandis qu’Elisabeth Borne prenait le volant après avoir dissimulé sa courte chevelure sous une casquette aux armes du fournisseur. Obéissant aux ordres que le président avait eu le temps de lui donner, elle mit le cap au nord par les petites routes.

L’avant-garde des « gilets jaunes », armée de plots métalliques arrachés aux trottoirs, atteignit les abords du palais de l’Élysée un peu avant cinq heures. La porte principale ne résista que quelques minutes à l’acharnement des protestataires, qui se répandirent dans la cour d’honneur où stationnaient plusieurs voitures de ministres. Depuis une fenêtre du rez-de-chaussée, un garde du corps pointa son pistolet sur un des meneurs, mais le responsable de la sécurité du Palais le força à abaisser le canon de son arme : « Du calme Alexandre… Au premier coup de feu, ce ne sera pas un manifestant qui tombera mais la République… »

CHAMP DE BATAILLE

Contrairement à ce qui s’était passé lors de la prise de l’Arc de triomphe, et comme si l’appétit de saccage avait été satisfait jusqu’à l’indigestion, aucune exaction ne vint ternir la prise de possession de l’emblème majeur du pouvoir. Une délégation hâtivement constituée de figures médiatiques des « gilets jaunes » exigea d’inspecter coins et recoins du Palais à la recherche de son plus éminent locataire. Le groupe foula les parquets et les moquettes profondes du salon d’Argent, du salon Murat, de la salle des Fêtes, des appartements privés. Deux heures plus tard, il fallut se rendre à l’évidence, le président avait bel et bien réussi à passer au travers des mailles du filet.

Curieusement, Éric Drouet, le chauffeur poids lourd animateur de la web télé des « gilets jaunes » La France en colère, ne se trouvait pas au cœur de l’action. Alors qu’il quittait Melun au petit matin pour rejoindre la manifestation, il avait reçu un texto l’informant qu’un garage d’Amiens spécialisé dans le tuning vendait une Jaguar, modèle S type R, à un prix défiant toute concurrence. Une fois l’affaire conclue, il était redescendu vers Paris, et c’est en prenant de l’essence sur la nationale, aux alentours de Beauvais, qu’il crut être victime d’hallucinations. Un camion de la société Elis s’était arrêté devant la pompe voisine. La femme qui faisait le plein n’était autre que la ministre déléguée aux Transports qu’il avait eu l’occasion de croiser lorsqu’il avait été reçu par François de Rugy dans les salons du ministère de l’Écologie ! La surprise avait été totale quand la porte arrière s’était ouverte et que le président suivi de son épouse étaient descendus du véhicule pour se diriger vers les toilettes extérieures de la station-service. Tout comme son ancêtre Jean-Baptiste avait débusqué Louis XVI à Varennes, Éric Drouet tenait son monarque, dont Macron est l’anagramme phonétique. L’appel lancé immédiatement sur le réseau de La France en colère mobilisa en un temps record tout ce qui se réclamait du jaune dans un rayon de dix kilomètres. Les fugitifs furent cernés au sortir des commodités et un cortège de voitures qui ne cessait de gonfler escorta le camion de blanchisserie jusqu’à Paris où le président présenta sa démission.

Laissant la liesse, les réjouissances aux naïfs, les états-majors politiques se consacrèrent à la désignation d’un successeur. Nationaux et Insoumis se disputaient le parrainage d’Éric Drouet, le héros du Beauvaisis, tandis que les Patriotes ou les Français debout devaient se rabattre sur les demi-soldes du mouvement protestataire comme Maxime Nicolle ou Priscillia Ludowski. Le retrait inattendu du champion en titre aiguisait les ambitions les plus contraires : Arnaud Montebourg se disait prêt à mettre ses ruches en chômage, Éric Zemmour brûlait d’écrire un nouveau chapitre du roman national tandis que Michel Onfray tentait de lui voler l’encre de ses visions. Ségolène Royal revint de la banquise et Arlette Laguiller se contenta de quitter sa retraite. À défaut de parti, le général Pierre Le Jolis de Villiers de Saintignon pouvait compter sur une inflation de particules.

A EVREUX…

Le premier ancien président à se mettre en lice fut Nicolas Sarkozy bientôt imité par François Hollande et Valéry Giscard d’Estaing. Seul Jacques Chirac, ni battu ni empêché, ne se manifesta pas. Une dissidente écologiste battait les estrades pour exiger l’interdiction de l’étude des œuvres masculines à l’université et le lancement d’un programme de recherches pour mettre au point des spermatozoïdes de genre féminin, tandis que le représentant barbu du Parti Non Binaire, intraitable dans son refus de se voir assimilé à un genre, ferraillait contre les journalistes qui lui servaient du « Monsieur ».

Quinze jours plus tard, alors que les foules commençaient à déserter les centres-villes, on comptait une trentaine de prétendants et tous disposaient d’ores et déjà de leur quota de parrainages, même Cyril Hanouna. N’importe qui pouvait sortir du chapeau. La confusion était telle que députés et sénateurs parvinrent à s’entendre sur la tenue d’un Congrès pour éviter l’élection d’un zozo. On se rassembla au tout début de janvier 2019 sur le rond-point des Champs-Élysées pour adopter quelques aménagements à la Constitution, comme l’instauration du référendum d’initiative citoyenne, et mettre aux voix un changement fondamental dicté par la situation : la désignation du président de la République par tirage au sort sur la base des millions de Français inscrits sur les listes électorales. Le projet fut adopté à une large majorité.

Comme prévu, la consultation se déroula le 20 mars suivant, jour de l’avènement du printemps. À 20 heures précises, tandis que, dans une obscure jungle chinoise, un blaireau, une civette, un chien viverrin, peut-être un pangolin, se repaissaient de baies arrosées d’urine de chauve-souris, tandis que, dans une cité délabrée d’Évreux, un réfugié tchétchène faisait don de son âme à un dieu sanguinaire, les ordinateurs du ministère de l’Intérieur scannèrent les identités de 48 millions d’individus en âge de voter pour afficher le nom de Samuel Paty, un tranquille professeur de Conflans-Sainte-Honorine que le hasard venait ainsi de porter à la magistrature suprême.


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