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SOURCE : Arguments pour la lutte sociale
Voici donc un siècle, se produisait la « scission de Tours », censée avoir donné naissance, selon la plupart des représentations qui en sont faites, au « communisme français », ou, selon une autre formulation que l’on peut trouver dans la presse, aux « deux gauches ». Ce centenaire en lui-même suscite assez peu d’ouvrages (1), peut-être parce que le sujet semble – à tort – connu et rebattu, et en attendant les actes des quelques colloques et conférences qu’il a suscités (2). Tout compte fait, le petit livre – 300 pages tout de même- de notre ami et camarade Jean-François Claudon, 1920 ou la scission. L’année du Congrès de Tours, se détache donc, publié par la petite édition courageuse de Matignon (petit village breton !), qui avait déjà publié le Paul Lévi. L’occasion manquée, de Vincent Présumey et Jean-François Claudon.
Autant dire que ce ne sont là ni les pontes de l’université, ni les magnats de l’édition, mais après tout se renouvelle ainsi la vraie tradition de l’histoire militante, respectueuse des faits et par cela même engagée dans les combats présents. Je me permettrais de commencer ce compte-rendu par un mot personnel : cela fait plaisir de voir un ouvrage s’inscrire pleinement, par son contenu, dans un projet qui me tient à cœur, celui de refaire, un siècle après, et pour les générations d’aujourd’hui, l’histoire du premier âge de la révolution prolétarienne mondiale, pour nous qui entrons dans son nouvel âge. Notre siècle révolutionnaire a commencé à Sidi Bouzid, dans le Sud tunisien, fin 2010, après que les signaux de la guerre et de la crise globale aient été lancés en 2001 et en 2008. Le précédent siècle révolutionnaire s’annonçait en 1905 mais 1914 avait fauché les espoirs ; il commença pourtant, marqué par 14, en 17, et de 17 à 23 les prolétaires sont montés à l’assaut du ciel « à Londres, à Paris, Budapest et Berlin » comme le chantait l’appel de la Comintern – lancé, lui, à Moscou. Mon travail sur la période 1917-1923 (précédé d’un exposé de la genèse de l’Internationale des origines à 1914) ne fait pas moins de 683 pages dans la version PDF que divers éditeurs possibles, en fait impossibles à ce jour, possèdent sans doute encore. Celui d’entre eux qui disait avoir lu et apprécié l’ouvrage et vouloir l’éditer m’a consciencieusement fait perdre deux ans avant d’affirmer son refus d’assumer une telle publication et sa certitude que j’allais trouver très facilement de quoi résoudre ce petit problème dans le monde éditorial et universitaire français actuel. Je ne sais pas s’il ironisait ou croyait à ces calembredaines. Depuis (2015) je n’ai pas sérieusement repris mes tentatives car je souhaite reprendre certains chapitres. Une bonne partie du Paul Lévi écrit avec Jean-François a reçu une infusion de ce travail. Lorsque je l’avais entrepris, en 2012-2013, je pensais qu’il devrait au moins commencer à paraître pour le centenaire de 1914. La moindre des taches serait maintenant d’y arriver pour celui … de 1923. C’est là une question que je soumets ici publiquement, à tous mes amis et camarades, d’Aplutsoc notamment : j’ai un matelas, ce n’est ni de l’or, ni des plumes, qui sont dedans, mais une histoire que beaucoup croient connaître alors qu’il n’en est rien, et qui nous est nécessaire, pour nous battre, maintenant. Il va bien falloir le soumettre à la lecture, à la critique et à l’utilisation.
Je reviens à notre « Claudon ». Vraiment, il vaut le coup de lire ce récit pressant et vivant des évènements, une histoire évènementielle assumée, donc, ce qui n’est en rien une « histoire-bataille », mais une histoire de luttes vivantes effectuées par des individus vivants et agissants, de l’histoire, quoi. Il nous manquait un tel récit centré sur ce fameux congrès : nous l’avons. La taille de l’ouvrage et la densité du sujet suscitent une seule difficulté, celle de la saisie pleine des courants et des acteurs, qui ont des origines plus anciennes, remontant à avant 1914 et à la cassure de 1914 suivie de l’espoir de 1917, mais cette difficulté est inhérente à la nature de ce travail et elle ne doit pas rebuter, mais au contraire inciter à poursuivre (3). Chacun des 12 chapitres a un thème bien délimité : la SFIO début 1920, le congrès de Strasbourg où l’on s’aperçoit que sa majorité est révolutionnaire, ce que l’on ne savait pas encore, le rôle central du Comité de la III° Internationale, les Jeunesses, la grève des cheminots et son échec, la « transfiguration » du tandem Cachin-Frossard, le rôle des emprisonnés pour complot, le congrès de l’USPD allemande – un développement indispensable : du point de vue international, Tours n’est qu’une queue de comète de Halle -, la préparation du congrès proprement dit, les interventions de tous les secrétaires fédéraux départementaux, les grands discours (Blum, Sembat, Frossard, Longuet, dont J.F. Claudon, particulièrement pour Blum, le plus profond au plan théorique, donne une analyse objective tout en écartant les anachronismes de rigueur), et, en conclusion, le sentiment de confusion et de cassure qui émerge immédiatement d’un congrès dont on pouvait d’emblée se demander s’il était fondateur, et de quoi.
Le livre se termine à Tours, littéralement pendant la nuit du 30 au 31 décembre 1920. Et il se termine sur une note de scepticisme de son auteur quant à cette affaire : « Tours fait figure de leurre à qui veut bien regarder la réalité en face » – écrit-il à propos du rôle de « Moscou » dans la rupture avec Longuet (j’y reviendrai), mais cette remarque a une portée plus générale. La question de fond est qu’on ne savait pas encore, au soir de Tours, ce qui en était sorti et ce qui allait être accouché, ou pas, dans la prochaine période.
Depuis, le conformisme rétrospectif, fonctionnant par adhésion au fait accompli, a sa réponse : « le PCF » (en fait, au soir de Tours, le parti s’appelait PS-SFIC). Celui-ci, plus tard, se construisit sa propre histoire officielle, autour notamment de la figure de Marcel Cachin, incarnant la continuité du parti de Jaurès à celui de … Staline, et préfigurant la figure du « grand Maurice » (Thorez). L’histoire universitaire dominante a repris l’affirmation faisant de « Tours » l’acte de naissance du « PCF ». Sa figure est Annie Kriegel, emblématique des staliniens exaltés devenus ensuite des mandarins officiels encensés par le Figaro.
Sa thèse de 1964, Aux origines du communisme français, se voulait « événementielle » pour montrer comment la « structure » nait, toute armée et cristallisée pour des décennies, de « l’évènement » : une telle histoire « évènementielle », où ce ne sont pas les hommes qui font les évènements, mais les évènements qui font les structures lesquelles déterminent les hommes, se situe en réalité aux antipodes de la véritable histoire, évènementielle en effet, des sujets conscients vivants et agissants. Deux « évènements » en avaient, selon Kriegel, préparé un troisième. Le premier aurait été l’échec du « rêve électoral », à savoir l’échec de la SFIO aux élections de fin 1919 – en fait, la SFIO a eu moins de députés qu’en 1914 tout en ayant plus de voix que jamais. Le second aurait été l’échec du « rêve syndical », celui de la « grève générale », avec la défaite de la grève des cheminots en mai 1920 – en fait, la direction Jouhaux de la CGT, groupant les anciens agents de l’union sacrée et les pacifistes ralliés, a inventé ce mois-là la tactique des grèves tournantes et des journées d’action pour fatiguer le mammouth …
La base, dégrisée de ses deux « rêves » révolutionnaires, se serait alors tournée vers « Moscou » pour être sauvée, et « Moscou » était là, troisième « évènement » permis par les deux premiers : ainsi a pu être réalisé le rapt d’une majorité du socialisme français par « Moscou » et engendré l’ « objet PCF ».
Dans cette conception de l’histoire, mythes et structures, appareils et slogans, mènent la base ouvrière, paysanne et jeune, nourrissent les pauvres militants avides de satisfactions imaginaires, et motivent les dirigeants tout en étant maniés par eux. Alors qu’une partie du poids de la doxa « Kriegel » provient de ses études factuelles – en particulier la mise à jour de l’engagement des sections et militants ruraux de la SFIO pour la III° Internationale, en 1920 – ses affirmations reposaient sur une ignorance délibérée, voire un mépris, pour les véritables processus sociaux et de lutte : la révolte contre l’horreur des 4 années de guerre, cause déterminante de toute l’histoire de ces années, est ici reléguée comme secondaire, et du même coup le rôle politique des courants nés de la lutte contre la guerre et l’union sacrée, particulièrement le Comité de la III° Internationale, qui procède du Comité pour la Reprise des Relations Internationales, et donc, au niveau international, de Zimmerwald, et au plan français, du noyau syndicaliste révolutionnaire de la Vie ouvrière (Monatte, Rosmer), qui avait connu Trotsky fin 1914.
L’épisode Kriegel, fruit de l’histoire conjointe du stalinisme, du post-stalinisme et de l’Université en France, a conforté dans le long terme la structure de la recherche historique en matière de « communisme » (moins en ce qui concerne le syndicalisme). Car si le caractère caricatural de cette thèse n’avait pas toujours échappé aux historiens de l’époque, son impact fut énorme aussi bien par les adhésions que par les réactions négatives qu’elle suscita, mais qui procèdent d’elle.
Son influence directe allait initier une évolution dont l’aboutissement sera la criminalisation du « communisme », essence transhistorique diabolique (et née dans l’opposition à la guerre en 1914, comme l’écrit Stéphane Courtois) dans le Livre noir, dont A. Kriegel fut la marraine posthume. L’idée selon laquelle une sorte de mentalité totalitaire, qui cette fois-ci ne vient pas seulement de « Moscou » mais du mouvement ouvrier et des traditions révolutionnaires françaises elles-mêmes, se retrouve chez Romain Ducoulombier.
Mais en opposition avec son approche, puisque celle-ci était prétendument prosaïquement « évènementielle », l’histoire se voulant purement « structurelle » et « sociale » fut en fait puissamment confortée. Les historiens de gauche et membres ou proches du PCF se sont réfugiés dans la structure, le « social », les « sociabilités », les monographies psycho-sociales ou socio-économiques, la « temporalité », pardon « les temporalités », et autres forces profondes qui, si elles ont cautionné, ou ont été nourries par un grand nombre de recherches utiles à condition d’être resituées dans l’histoire du mouvement réel, avalisent sans le dire, ou en le disant du bout des lèvres à l’occasion, la structure essentialisée que Kriegel et le stalinisme ont concurremment érigée : un objet « PCF » qui traverse le siècle, ne connaît que des évolutions lentes, telle une étoile devenant peu à peu, de géante rouge qu’elle est censée avoir été, une naine blanche puis noire.
Les contrepoints à cette histoire quasi officielle, version « de droite » à la Kriegel, et version « de gauche » issue des universitaires du PCF eux-mêmes, se faisant les miroirs les uns des autres, se sont surtout situés dans les études concernant d’autres courants (en apparence) du mouvement ouvrier, mais recoupant nécessairement « le communisme », surtout avant 1924 : anarchisme (Jean Maitron), syndicalisme révolutionnaire : sans qu’il y ait eu, de longue date, d’études directes, la première période de la revue Le Mouvement Social fut fécondée par la matrice des études historiques et sociales telles que Monatte, Merrheim et Reynier les avaient pensées dès avant 1914, puis vinrent les recensions dirigées par Colette Chambelland, et finalement, sa biographie de Pierre Monatte, brève mais remarquable, en 1999. Un livre très fouillé, dont l’auteur ne maîtrisait pas la dimension de son sujet, a, par la force des choses, occupé un vide : la biographie d’Alfred Rosmer par Christian Gras (1971). Ajoutons, pour être juste, que souvent chez Madeleine Rebeyrioux s’exprime la perception d’une histoire globale de tout le mouvement ouvrier pris comme un tout, englobant, recoupant ou contredisant, selon les moments, le « PCF » de ses partisans ou l’ « objet PCF » des universitaires.
D’autre part, l’historiographie trotskyste, pour laquelle Tours avait été l’espoir d’un parti ouvrier révolutionnaire en France qui ne vit pas le jour, bouscula de son côté le schéma dominant, mais en demeurant en marge des courants officiels : le Mouvement communiste en France, recueil d’articles de Trotsky (éditions de Minuit, 1967), comportait une série de présentations de Pierre Broué qui mériteraient une réédition à elles seules, tant elles anticipaient sur les redécouvertes qu’il faudra faire plus tard (elles étaient d’ailleurs nourries d’une lecture informée de Monatte et de Rosmer).
Au risque d’être sommaire, il me semble que trois ouvrages récents portent en eux ces redécouvertes. Aucun ne provient en tant que tel de l’université, chacun n’a pu publier qu’avec l’appui initial de réseaux militants. Ces trois ouvrages sont ceux que je conseillerai pour tout camarade qui veut comprendre ce qui s’est passé en France dans le mouvement ouvrier autour de 1920 et en quoi ceci a, effectivement, conféré des formes plus ou moins durables à l’organisation, à la culture et aux combats de notre classe.
François Ferrette, La véritable histoire du Parti communiste français, Démopolis, 2011, est un militant de culture communiste, responsable syndical au SNASUB-FSU (il n’est donc ni universitaire, ni enseignant), membre du groupe Militant (devenu aujourd’hui « Bulletin marxiste de la France insoumise »). Son petit livre, qui posait de nombreuses questions, comporte un apport décisif : les recherches locales à Hellemmes dans le Nord, et Hénin-Beaumont, dans le Pas-de-Calais, ont permis à François d’établir que le Comité de la III° Internationale fut une organisation réelle, nationale, avec des adhérents, en pleine ascension fin 1919-début 1920. Il lui suppose avec vraisemblance une mouvance de 10 000 membres, pour au plus une centaine lorsqu’elle démarre en mai 19. Il souligne l’impulsion donnée par Boris Souvarine (qui a bousculé Fernand Loriot et Louise Saumoneau), tout en signalant que ce centre politique disposait d’un réseau relationnel fourni par les noyaux syndicalistes révolutionnaires de la Vie Ouvrière depuis l’avant-guerre. Et enfin il affirme que le Comité de la III° était tenu, de sa création au congrès de Tours, pour la section française de la Comintern. Ce qui implique de l’appeler de son nom, Comité de la III° et non pas Comité pour la III°, comme (ajouterais-je) l’avait accrédité, à tort, Christian Gras, comme par hasard suivi par à peu près tout le monde (sauf Broué, mais celui-ci n’avait pas signalé la chose).
Du coup apparaît une sorte de « premier » parti communiste, d’avant Tours et sans qui Tours n’aurait pas eu lieu, mais qui est tout le contraire d’un appareil centralisé au sens appelé « léniniste », en tout cas zinoviéviste et a fortiori stalinien. Le Comité de la III° en effet, issu du Comité pour la Reprise des Relations Internationales et donc de Zimmerwald, est un réseau nourri par un centre qui diffuse idées et presse, un centre essentiellement syndicaliste révolutionnaire de mai 19 au lendemain du congrès de Strasbourg de la SFIO, puis structuré par le Bulletin Communiste que fonde Souvarine, et il a gardé, dans le principe, la méthode du réseau intervenant dans toutes les organisations ouvrières : dans la SFIO où il s’aperçoit qu’il est virtuellement majoritaire à Strasbourg, à sa propre surprise, dans la CGT où il va engendrer les CSR (Comités Syndicalistes Révolutionnaires), et dans les milieux anarchistes. Il y avait donc une avant-garde, mais son organisation ne répondait pas à ce qui devient alors, progressivement, le canon bolchevique ou supposé tel. Le PS-SFIC puis la CGTU sont son œuvre, qui lui échappe.
Le livre de F. Ferrette n’a pas été massivement commenté, mais il a imposé le sigle Comité de, et non plus Comité pour, la III°. S’en est même ensuivie une abréviation, chez Julien Chuzeville puis chez J.F. Claudon : le C3I (Comité de la III° Internationale). Il serait souhaitable que nos trois auteurs, ayant consulté des sources de 1919-1920, nous disent si ce terme était réellement usité alors.
Julien Chuzeville, donc, qui se présente comme un « chercheur indépendant », a à son tour publié, après une biographie de Fernand Loriot, présenté comme le « véritable fondateur » du parti communiste, Un court moment révolutionnaire. La création du Parti communiste en France (1915-1924), en 2017 chez Libertalia. Je ne sais si l’auteur serait d’accord mais le style et la culture libertaire et syndicaliste au sens large caractérisent son approche. Ce livre, plus épais que les deux autres, donne la trame des principaux faits et courants sur toute la période qu’il recouvre.
Son principal mérite est de creuser un écart entre ce qui se développe jusqu’à Tours et la suite. Les volontés convergentes, socialistes, syndicalistes, libertaires, et aussi, car il prend soin de les dégager aussi, féministes, et anticolonialistes, qui tendaient vers la formation d’un parti révolutionnaire et démocratique à la fois, du prolétariat en France, sont rattachées par lui à des racines profondes – les canuts et la Commune puis le congrès d’unité socialiste de 1905, la Charte d’Amiens, et Zimmerwald -, mais il les oppose radicalement au parti bureaucratique qui se constitue avec la « bolchevisation » en 1924, et qui les chasse en les dispersant. De sorte que ces héritages, qui ont convergé puis qui ont été barrés et ont parfois à nouveau divergé, sont minorisés ensuite et passent par le syndicalisme de base, les trotskysmes, l’anarchisme au sens large …
La principale faiblesse du livre, car il y en a une, marque surtout la seconde partie, après, justement, le congrès de Tours : tout n’est désormais que déclin alors que, sommairement de Zimmerwald à Tours, le mouvement était ascensionnel. Ce revirement n’est pas véritablement expliqué. Il est affirmé que la situation n’était plus révolutionnaire. Et d’autre part que Tours reposait sur une illusion, car dès ce moment la Comintern était un appareil tenu par un parti-Etat, une bureaucratie. Du coup, l’histoire vivante des années qui suivent Tours est gommée, on ne comprend d’ailleurs pas comment les anciens du C3I deviennent une « gauche » qui s’oppose au « centre » dans cette curieuse SFIO continuée que semble être le PC jusqu’à fin 1923-début 1924.
Depuis Philippe Robrieux et son Histoire intérieure du Parti communiste parue en 1980, les prémices posées par Broué dès 1967 – et les souvenirs d’acteurs auxquels se réfère pourtant Chuzeville dont Monatte, Rosmer et Souvarine – l’année 1923 est pourtant identifiée comme celle où l’ont fut, avant le stalinisme, au plus près d’un « bolchevisme à la française » de masse. 1923 passe comme une ombre chez J. Chuzeville, comme dans toute la tradition anarchiste ou communiste de gauche habituée à éteindre les lumières au plus tard début 21 (Cronstadt, NEP, action de mars en Allemagne), et donc à ne pas saisir la portée révolutionnaire du front unique ouvrier – il n’y a pas un mot sur la poussée révolutionnaire en Allemagne en dehors des mentions du travail du PC-SFIC dans la Ruhr.
Nous avons donc besoin d’une histoire circonstanciée du PS-SFIC puis PC (sans le F), de Tours à début 1924 – bien des éléments s’en trouvent dans les notes de Broué, et dans mes propres travaux évoqués ci-dessus. Cette histoire demande de mieux saisir le vrai tournant international, qui se situe en 1923 : auparavant les carottes ne sont pas cuites, quelle que soit la dimension sinistre et angoissante de ce qu’était déjà l’URSS.
Le troisième ouvrage récent qui nous fait redécouvrir une partie de ce développement est donc, bien entendu, celui de Jean-François, animateur de la revue Démocratie et Socialisme, de la Gauche Démocratique et Sociale dite « courant Filoche » du PS ou issu du PS. Très clairement, cet ouvrage qui se termine fin 1920 assume l’idée claire que la coupure est ultérieure et que les potentialités de Tours seront stérilisées par la suite – à partir de fin 1923 (ceci est d’ailleurs exposé, à mon avis trop rapidement et de manière compliquée, dans les tout derniers mots de la conclusion : c’est bien entendu sur cela qu’il faudra revenir à fond).
Ces trois ouvrages doivent être tenus pour l’amorce d’une reprise de notre histoire réelle.
Dans cette optique, il me semble indispensable de mettre à égalité l’histoire des courants syndicaux et celles des courants « politiques » (sur la période 1920-1924, et même dans une certaine mesure auparavant, cet aspect est malgré tout minoré même chez J. Chuzeville). La scission CGT/CGTU, malgré Monatte, fut une défaite ouvrière. Les courants révolutionnaires visant à affronter patronat et État, dans le mouvement ouvrier français, passent très largement et souvent plus par le syndicalisme que par le parti. Le syndicalisme doit être étudié comme phénomène politique.
La synthèse révolutionnaire que voulait faire le C3I, que Trotsky avait préconisée, qu’Amédée Dunois avait chantée, consistait à dépasser par une fusion révolutionnaire la dualité historique SFIO/CGT (ce que Jaurès cherchait à faire à la veille de 14, à sa façon). Un « bolchevisme à la française » en 1923, au feu de la révolution allemande et du renouveau de la révolution russe qu’elle aurait apportée, constituait cette synthèse.
C’est ce qui n’est pas advenu – on a eu à la place la « bolchevisation » dont les trotskystes français eux-mêmes ont gardé quelque chose. Les membres et les personnalités disjoints, mais que l’on peut rencontrer dans une même personnalité militante selon les heures de la journée, du syndicalisme combatif et du combat politique, se retrouvent depuis lors. S’il y a une vieille roche, elle me semble mériter bien plus le nom de syndicaliste que de communiste !
Alors que le PCF, faux héritier de Tours et au fond autre parti, mais encadrant une classe formée par cette histoire qui est sienne, connaît un déclin de longue durée scandé par 68, 81 et 89, le PS va finir lui aussi par plonger, tandis que la roche syndicaliste à la base, persiste, quitte à voir surgir à côté d’elle des formes très proches de ce qu’elle fut (Gilets jaunes !).
En outre, si Tours n’a pas accouché du PCF, mais du temporaire PS-SFIC, Tours a aussi accouché de la SFIO « maintenue », dite « la vieille maison ». Léon Blum peut dire merci à « Moscou » pour avoir validé sa formule. Tout de suite, le « télégramme de Zinoviev » assure le peuplement de la prétendue vieille maison en lui envoyant Longuet. Longuet l’aurait probablement rejointe, mais la « méthode » de Moscou a surtout fait en sorte que le suive toute une couche militante. Vraiment géniales, ces « 21 conditions » au nom desquelles on stigmatise comme traître Lévi, l’homme qui a mis Lénine dans le train à Zurich en avril 17, et l’on adoube comme héros de la classe ouvrière Cachin, l’homme qui a fourni les fonds secrets du gouvernement français à Mussolini en 1915 !
Les « dissidents » SFIO sont tout de même 45 000, pour 110 000 à la SFIC, et la majorité de ces 45 000 disent condamner l’union sacrée et interdiront le vote des crédits militaires par leur parti jusqu’en 1936. Surtout, Moscou va continuer à abreuver la vieille maison, assurant indirectement sa reconstruction : tous les droitiers, Frossard en tête, premier secrétaire de la SFIC, la rejoindront, puis, après 1924, également des militants opposants de gauche. Il n’y a donc pas un seul « grand parti ouvrier » dans ce pays, mais deux, le PS SFIO qui renaît de ses cendres en 1945 et encore une fois, sous une forme « rénovée » (je laisse de côté ici la discussion de sa « nature » : l’histoire vivante est souvent plus riche que le diagnostic de l’essence des choses), en 1971, et qui connaîtra un effacement politique réel, après des années d’intégration à la V° République, seulement à l’issue de la présidence Hollande.
En conclusion, revenons sur une chose à remettre au cœur de cette histoire. C’est, disions-nous, le C3I qui a accouché du PS-SFIC et de la CGTU, tout en perdant le contrôle puis en se résorbant (en proviennent la gauche de la SFIC jusqu’en 24 et le courant de la Vie Ouvrière dans la CGTU, qui y combat les apparatchiks anars victorieusement en 23). C’était quoi, le C3I ? Un centre politique au sens de Hal Draper, au sens de l’Iskra dans la mouvance qu’était la social-démocratie russe avant 1903, au sens de ce dont les militants dispersés parmi une classe de plus en plus remuante et soulevée, ont besoin aujourd’hui. De plus le C3I s’est développé en réseaux militants (au pluriel), d’une efficacité impressionnante jusqu’à la veille de Tours. Ses antennes sont alors devenues des organisations de masse et ont, dans la SFIC, tenté de se faire le relais autonome de la Comintern, tentative certes très compliquée, mais qui ne devient vaine et destructrice qu’en 1924, après l’échec de la révolution allemande. Il y a d’énormes « leçons » à tirer de cette expérience à la fois fondatrice, féconde, et oubliée, occultée, de ses réussites mais aussi de ses échecs.
VP, le 20/12/2020.
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Si l’on ne tient pas compte d’ouvrages dont le sujet est en réalité le PCF – or, le congrès de Tours, ce n’est pas la même chose …-,eux-mêmes d’ailleurs pas si nombreux, je ne vois guère, outre la réédition des discours et écrits de Léon Blum autour de ce congrès, présentés par Romain Ducoulombier (Folio, octobre 2020), que le recueil copatronné, tout un programme, par les Fondations Jean Jaurès et Gabriel Péri, avec le soutien de l’Humanité, du département de Seine-Saint-Denis, de la mairie de Montreuil et du ministère de la Culture, Aux alentours du Congrès de Tours, 1914-1924, dont les 184 pages contiennent 33 contributions, de Guillaume Davranche à Romain Ducoulombier, de Julien Chuzeville à Alain Bergougnioux, en passant par Jean Numa-Ducange et Roger Martelli. Ceci fait donc en moyenne 5 pages maxi par contributions, moins si l’on tient compte de l’iconographie, de la présentation, etc. On mentionnera aussi le livre de Jean Vigreux, Le Congrès de Tours, aux Presses universitaires de Dijon, intéressant car suivant le congrès d’ « en bas », parmi les délégués « de base », et l’essai de Jean A. Chérasse, La grande déchirure. Le Congrès fratricide, aux éditions du Croquant, dont le titre semble reprendre l’idée selon laquelle « communisme » et « socialisme » sont nés à Tours avec leurs défauts, mais en le déplorant. A égale distance des recueils commémoratifs sur le « centenaire du communisme » et autres « centenaires du PCF », qui suscitent peu d’engouement et donc ne motivent que très relativement les éditeurs, mais à l’opposé, on signalera le n° de la revue 1900, n° dirigé par le spécialiste de Bernstein et des courants droitiers du socialisme, Emmanuel Jousse, et dont le sujet se veut être « l’objet-congrès » vu sous un « angle ethnographique », étant donné qu’à Tours, « il ne s’est rien passé » (comme l’explique Christophe Prochasson en introduction). Fétichisation et néantisation seraient-elles les deux mamelles de la commémoration ?
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Les camarades du groupe Militant, Bulletin marxiste pour la France insoumise, ont organisé une rencontre d’historiens suivie d’un débat entre héritiers du PCF, disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=3sKda2PNWBs&t=51s&fbclid=IwAR1kkClhCCAPqcPY92TQXdB7CDDYqUlqt0pJH2ZgArpo7NfSsLZkA-KEz4Y.
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Les quelques précisions, mineures, qui me semblent nécessaires quant au contenu, sont qu’il aurait fallu mentionner la disparition de Raymond Lefebvre, orateur cité du congrès de Strasbourg, dans un naufrage dans l’Arctique, de retour de Russie, et donc l’absence à Tours de ce militant important, en plus de celles des emprisonnés Loriot et Souvarine, Rosmer étant à Moscou ; et la remarque, p. 258, selon laquelle à la date de Tours la Russie rouge prépare l’invasion de la Géorgie, car Lénine et le centre bolchevique ne préparaient nullement cette invasion, mais plutôt l’appareil militaro-bureaucratique, autonome en fait, de Staline et Ordjonikidze dans le Caucase, qui la lui feront avaliser. Enfin, accessoirement, je suis pour persister, n’en déplaise aux correcteurs informatiques, à mettre un « y » à Trotsky !