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SOURCE : CQFD
Après la publication d’un article prônant le sabotage comme mode d’action politique, le média participatif drômois Ricochets s’est retrouvé dans le viseur de la justice. à l’issue d’impressionnantes investigations qui ont mené les enquêteurs jusqu’en Belgique, un des bénévoles du site internet a été jugé pour « provocation à la commission de destructions ». Sa relaxe, prononcée le 17 novembre par le tribunal de Valence, ne fait qu’interroger davantage sur les motivations sous-jacentes de l’enquête.
Tout est parti d’un article publié au printemps sur le site Ricochets [1], un média local, militant, indépendant et participatif créé dans la vallée de la Drôme à la suite du mouvement Nuit Debout (2016) [2].
Intitulé « Plus que jamais, pour l’action directe », ce texte non signé rêvant d’insurrection défendait l’idée que « ni la manifestation ni l’émeute ne permettent aujourd’hui une véritable progression de nos idées, de nos revendications et de notre force collective ». Que si battre le pavé ou briser des vitrines permet de petites victoires momentanées, « à la fin de la journée, c’est toujours l’État qui gagne ». D’où la solution prônée : « l’action directe ». Nul appel à l’homicide, mais un éloge du sabotage, jugé particulièrement efficace : « On peut prendre comme exemple la vague d’attaques de magasins spécistes [essentiellement des boucheries] qui a eu pour mérite de créer un véritable débat à l’échelle nationale autour de la question de l’exploitation animale. Quelques attaques de nuit ont eu plus d’impact que des années d’actions pacifistes ou de manifestations sur le sujet. »
Avant sa publication sur Ricochets, cet article avait été diffusé sur plusieurs autres sites et pages Facebook, sans déclencher une quelconque réaction des autorités. Mais dans la Drôme, la préfecture s’est empressée de signaler l’article au parquet de Valence.
Dès lors, la justice n’a pas lésiné sur les moyens pour mener son enquête : internationalisation des investigations avec l’interrogatoire de l’hébergeur belge du site, intervention de l’OCLCH (Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre) pour analyse juridique, perquisition à une ancienne adresse postale liée au média… Sans oublier la perquisition chez un membre du collectif d’animation du site, Gé [3], avec saisie de son matériel informatique personnel et professionnel (deux ordinateurs, un appareil photo, plusieurs disques durs et clefs USB).
Au bout de plusieurs mois de procédure, Gé est finalement passé en procès à Valence. Soupçonné d’être le webmaster du site, il était poursuivi pour provocation à « la commission de destructions, dégradations et détériorations volontaires dangereuses pour les personnes ». Un délit passible de cinq ans d’emprisonnement.
Problème : si Gé, artiste et militant actif dans la vallée de la Drôme, est effectivement membre de l’équipe d’animation de Ricochets, il n’en est aucunement le webmaster. Se passant de « directeur de la publication », le site a un fonctionnement collectif : n’importe qui peut s’y exprimer, y partager des infos ou des événements à venir. Toutefois, avant publication, les articles sont soumis à validation de l’équipe d’animation, comme le stipule la présentation faite sur le site : « Ricochets est administré de manière autogérée et horizontale par une équipe d’animation qui se partage les tâches et qui ne demande qu’à s’élargir. »
Faute de convoquer toute l’équipe, la justice a donc jeté son dévolu sur Gé, dont le procès s’est tenu le 3 novembre, moins de trois semaines après l’assassinat de Samuel Paty, en pleine campagne étatique pour la liberté d’expression… Pour cause de confinement, l’audience s’est déroulée quasiment à huis clos (avec pour seul public trois journalistes, en l’absence des proches du prévenu). Elle a duré à peine une heure.
Gé a reconnu qu’il faisait bien partie du collectif Ricochets, mais pas qu’il aurait été celui ou celle qui a écrit ou publié l’article. Il a également nié être le webmaster du site. L’ensemble du procès a été marqué par la vacuité du dossier (misère d’éléments incriminant Gé en tant que webmaster), mais aussi par l’absence de questions sur le média Ricochets et son fonctionnement. Aucune discussion non plus sur le contenu de l’article incriminé, sur sa portée, sa provenance, son argumentation. À la sortie du tribunal, l’avocat de Gé, Raphaël Kempf, s’étonnait de l’étrangeté de l’audience : « Les tribunaux sont censés être des lieux de débats, de confrontation d’idées. Il n’en a rien été sur ce procès. »
Ce qui n’a pas empêché la procureure, pourtant restée quasiment muette durant l’audience, de requérir une peine de quatre mois de prison avec sursis. « J’ai été surpris d’entendre la peine demandée par la procureure, commentera aussi MeKempf, alors même qu’elle venait de reconnaître que le seul élément qui ressortait de l’enquête était que le compte bancaire de Gé avait payé le dernier versement pour l’hébergement du site. »
Le 17 novembre dernier, c’était l’anniversaire des Gilets jaunes. C’était aussi le jour où l’Assemblée nationale commençait l’examen de la loi « Sécurité globale » – à Valence, le préfet avait interdit la manifestation des opposants. Ce fut, enfin, le jour où le tribunal a rendu son jugement : Gé a été relaxé. Une décision certes salutaire, mais qui n’enlève rien au fait que l’innocenté a subi une perquisition et une garde à vue de 28 heures ; qu’il a été privé de son matériel informatique durant quatre mois, qu’il a dû payer de nombreux frais (avocats, matériel numérique de remplacement) et que toutes ses données informatiques ont été disséquées.
On peut par d’ailleurs légitimement se demander si le but de cette enquête n’était pas avant tout de recueillir des informations sur un ou des militants locaux : faire du fichage, de l’intimidation et du renseignement sur les milieux contestataires de la région. Il apparaît également probable qu’il y avait de la part de la préfecture et du parquet la volonté de s’attaquer à Ricochets, média indépendant qui sait chatouiller les oreilles des notables du département [4], en le discréditant afin d’enrayer sa visibilité, certes modeste (2 500 visites quotidiennes en moyenne) mais de plus en plus importante dans la vallée de la Drôme et au-delà.
Pour Tom, membre de l’équipe d’animation du site, il s’agissait aussi de pousser le média à l’autocensure. Une autocensure qui inciterait le collectif à ne plus diffuser les articles qui pourraient éventuellement poser souci. Et Tom de dresser un parallèle avec l’article 24 de la loi « Sécurité globale » qui n’interdit pas formellement de filmer les policiers mais risque de pousser les vidéastes à renoncer à leur droit de filmer et de diffuser des images d’intervention policière, de peur d’être poursuivis en justice.
En ce qui concerne Ricochets, assure Tom, la tentative d’intimidation ne marchera pas : le collectif entend bien continuer à gratter là où les médias traditionnels ne vont plus et à encourager une info indocile, participative, libre et autogérée.
Pierre Plate
Le dangereux projet de la garde des sceaux
S’il se réjouit de la relaxe de son client, l’avocat Raphaël Kempf s’alarme des nouvelles mesures envisagées par Éric Dupond-Moretti à la suite du meurtre de Samuel Paty. Afin de réprimer davantage « la haine en ligne », le garde des Sceaux a transmis une proposition au Conseil d’État : selon Le Monde (19/11), il s’agirait de permettre de juger certains délits de presse (dont, a priori, celui dont Gé était accusé) en comparution immédiate – une procédure expéditive qui finit souvent à la case prison. Si cette réforme est adoptée par le Parlement, seules les personnes écrivant pour un média sous l’autorité d’un « directeur de la publication » seront jugées via une procédure classique.
Cet article est un extrait du n°193 de CQFD, en kiosque du 4 au 31 décembre. En voir le sommaire.
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Notes
[1] Ricochets.cc.
[2] Au niveau local, l’information sur le mouvement, émanant essentiellement du Dauphiné libéré, avait été incomplète, parfois même mensongère. En réponse, Ricochets a donc été conçu comme un « outil qui favorise l’esprit critique, […] le débat et la réflexion, la diversité des opinions, des sensibilités et des personnes qui publient ». Depuis les débuts du site, plus de 4 000 articles y ont été publiés, émanant de près de 400 contributeurs.
[3] Les prénoms des membres du collectif ont été modifiés.
[4] Notamment celles du maire (LR) de Crest, Hervé Mariton, qui fut l’un des meneurs de la bataille parlementaire contre le mariage pour tous et qui pendant la campagne des dernières municipales a publiquement accusé Ricochets d’être un site « particulièrement violent ».