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SOURCE : Lundi matin
« La mémoire elle-même devient un espace de lutte. L’imposition d’une amnésie collective est le moyen par lequel le sang qui a coulé reste sans réponse, tandis que les appareils de gouvernement reprennent leurs droits. »
La revue Laisons nous fait parvenir une seconde lettre en provenance de Kolkata en Inde. Elle fait suite à celle qui nous publiions la semaine dernière et revient notamment sur l’usage politique qui a été fait de l’épidémie de coronavirus.
Ceci est la seconde lettre reçue de nos camarades à Kolkata en Inde. La première lettre revenait sur l’histoire de la montée du BJP et l’importance du soulèvement de Shaheen Bagh contre les politiques islamophobes du gouvernement Modi. Le texte qui suit examine le premier confinement (décrété sur la base de lois de l’époque coloniale), le rôle des médias comme élément clé de l’infrastructure du pouvoir et revient sur la mémoire de l’insurrection de Shaheen Bagh.
Cher Liaisons,
Dans notre dernière lettre, nous avons voulu raconter l’expérience de Shaheen Bagh, mais nous n’avons pas eu le temps d’élaborer sur ce qui l’a suivie : le confinement. Après que l’Inde détecte son premier cas de COVID-19 le 30 janvier 2020, le gouvernement Modi s’inquiète peu du virus. De janvier à mars, le BJP – le parti au pouvoir – s’est contenté de contrer les manifestations contre son projet d’amender la constitution, de soudoyer les législateurs, d’essayer d’organiser un pogrom à Delhi et d’accueillir Donald Trump. Les régions de l’Inde doivent alors élaborer leurs propres plans pour faire face au coronavirus, cela jusqu’à la dernière semaine de mars. Mais soudainement, le 24 mars 2020, le Premier ministre Modi décrète un embargo national, avec un préavis de quatre heures. Comme dans le reste du monde, le verrouillage suspend les droits de circulation les plus fondamentaux, exacerbe les tensions sociales existantes, intensifie les frontières politiques (tant en termes de géographie que de vie quotidienne) et donne à l’État carte blanche pour lancer une offensive punitive contre sa population.
En avril, le gouvernement ordonne l’application de la loi sur les maladies épidémiques (Epidemic Act) qui date de l’ère coloniale Britannique. Cette mesure est évidemment saluée par les militants bien-pensants et par l’intelligentsia libérale, estimant qu’il s’agit alors de décisions nécessaires. Cependant, l’application de la loi sur les maladies épidémiques permet à l’État de déclencher un régime biopolitique brouillant de plus en plus la ligne entre l’immunité nationale et biologique, entre la menace pour le corps humain et la menace que les critiques du gouvernement et les dissidents politiques représentent pour le corps social. « Coupables jusqu’à preuve du contraire », c’est ce que dit la nouvelle réglementation à l’égard de ceux qui sont considérés comme « causant des maux graves » à la nation. Cette loi autorise également la police à procéder à des perquisitions, des saisies et des emprisonnements au nom de la lutte contre le virus. Elle constitue une réponse stratégique de la part de l’État indien, qui utilise la pandémie comme prétexte pour éradiquer toute dissidence – une stratégie tout droit sortie de la tradition coloniale.
Cette loi remonte à 1897, lorsque la peste bubonique décima la population, entrainant un exode généralisé des zones urbaines plaques tournantes commerciales, comme Bombay (aujourd’hui Mumbai). L’une des raisons pour lesquelles l’administration coloniale considéra la peste bubonique comme une crise exceptionnelle, au contraire de la malaria ou de l’épidémie de grippe qui a suivi par exemple, fut la désertion massive des villes par la main d’œuvre indigène, ce qui menaçait clairement les intérêts de la couronne. Un autre élément important est qu’avant l’épidémie de peste, Bombay et Pune étaient en train de devenir des centres d’agitation anticoloniale et avaient commencé à organiser des formes d’autonomie locale. L’épidémie fut alors considérée par les responsables coloniaux comme une preuve de l’incapacité des Indiens à se gouverner eux-mêmes. À travers le discours racial de la médecine coloniale, le fléau était compris comme le résultat de la dégénérescence morale des pratiques religieuses indiennes, de la ’saleté’ et de l’’obscurité’ indigènes, permettant à l’administration coloniale de mettre en place un régime juridique et policier punitif. C’est précisément là que l’humanitarisme moderne trouve son point d’origine : parler le langage de la ’protection’ et de la ’santé publique’ tout en intensifiant les attaques contre une population insurgée. Pour l’administration coloniale, la peste bubonique est devenue le prétexte afin de s’attaquer non pas au virus, mais à la ’contagion’ potentielle d’attitudes ingouvernables de corps en révolte.
Le régime martial que nous avons vécu, et qui s’est imposé dans les villes, fut un miroir exact de cette gestion coloniale de la peste bubonique. À l’époque, les maisons furent perquisitionnées et les personnes infectées envoyées en ’quarantaine’ dans les hôpitaux (ce qui était souvent considéré comme l’équivalent d’une condamnation à mort, en l’absence d’infrastructures de soin efficaces). Pendant ce temps, les quartiers pauvres étaient arrosés de désinfectants. Les biens des populations pauvres furent souvent confisqués, et les toits et les murs de leurs huttes démolis pour faire passer la lumière (à laquelle on prêtait des vertus désinfectantes). Des habitations entières furent rasées. Le militant indépendantiste Bal Gangadhar Tilak fut arrêté pour ses écrits contre ces mesures, après qu’un officier chargé de les faire appliquer fut assassiné. Ailleurs, des affrontements armés éclatèrent entre les démunis et l’armée. Même après qu’il soit devenu évident que la propagation de la peste ne dépendait pas de quartiers particuliers, les pauvres sont restés la cible privilégiée de l’administration ; leurs maisons ont continué à être rasées et leurs biens confisqués. Alors que les confrontations armées d’intensifiaient et que la menace d’un front unitaire hindou-musulman émergeait – évoquant le spectre de l’insurrection de 1857 qui avait presque renversé le régime colonial – l’administration changea de tactique. À la fin des années 1890, elle a adopté une perspective beaucoup moins punitive et à l’inverse très laxiste. Ceci se reflète dans le laisser-faire dont elle a fait preuve lors de l’épidémie de grippe espagnole de 1918, la laissant simplement ravager la population.
Il existe beaucoup d’échos entre la manière dont le gouvernement Modi a géré la pandémie et celle du gouvernement colonial. Tout comme la peste bubonique, la Covid-19 est arrivée à un moment opportun pour le gouvernement Modi. Même après des efforts massifs de discrédit, allant de la calomnie généralisée dans les médias à des menaces de pogroms contre les musulmans à Delhi – le gouvernement n’a pas réussi à tuer l’esprit contagieux de Shaheen Bagh. Tout comme la loi de 1897 sur les maladies épidémiques avait permis à l’administration coloniale de s’attaquer aux insurgés, la pandémie de 2020 a permis au gouvernement de s’octroyer des pouvoirs extraordinaires pour lancer une attaque sans précédent contre les dissidents. Les occupations et les barrages ayant été levés, l’État a pu rétablir sa souveraineté sur l’espace public. Tout comme le gouvernement colonial avait blâmé la dégénérescence des pratiques religieuses indiennes, le gouvernement de Modi a imputé la propagation du virus à un rassemblement religieux musulman, qui a provoqué un foyer de contamination mineur. Cet incident a pris des proportions démesurées dans les médias, et le virus est devenu le ’virus musulman’, donnant même lieu à une théorie de la conspiration sur un vaste ’Corona Jihad’. De même que les mesures du gouvernement colonial concernées surtout les populations pauvres, les travailleurs migrants d’aujourd’hui ont enduré le pire du confinement, aspergés de désinfectants chimiques en plein jour et forcés de quitter la ville. Comme l’a souligné Dwaipayan Banerjee [1]
[1] Dwaipayan Banerjee, Fantasies of Control : The Colonial…
, deux approches coloniales de l’épidémie coexistent dans cette gestion de la pandémie : d’une part, l’utilisation des pouvoirs punitifs accordés par l’état d’urgence pour éradiquer toute dissidence ; de l’autre, un laissez-faire qui protège les ’intérêts économiques’ du pays alors que les infrastructures de santé publique déjà moribondes de l’Inde sont en passe d’être totalement dépassées.Le nationalisme hindou et le chauvinisme du BJP ne sapent pas le ’véritable esprit’ de l’État, comme le voudrait la gauche libérale, mais sont au contraire le visage que l’État adopte actuellement. Les atrocités et les politiques désastreuses mises en place ne sont pas des aberrations, mais s’inscrivent dans une constellation plus vaste de stratégies de gouvernement. Si l’on examine les discussions au sein de l’administration Modi pendant les mois de janvier à mars, cette double logique de la rationalité de l’État se dégage clairement. Après la confirmation du premier cas de COVID-19 sur le sol indien, plusieurs comités d’experts ont été formés afin de conseiller le gouvernement face à la pandémie. Article14, un organe d’information géré par un collectif de journalistes, a réussi à consulter les comptes rendus de ces réunions et d’autres documents qui n’ont pas été rendus publics, et a suivi les considérations qui ont mené au décret abrupt du premier confinement. Ces révélations ont été largement ignorées par les médias grand public, mais elles sont essentielles pour comprendre l’action du gouvernement.
Les documents montrent que ces instances ont mis en garde le gouvernement contre un verrouillage coercitif à la chinoise, en insistant plutôt sur la nécessité de stocker des masques et du matériel de protection, de former plus de professionnels de la santé, de renforcer les capacités des services de soins intensifs dans tout le pays, d’acheter des ventilateurs, etc. Ces experts ont averti que ’la transmission généralisée à grande échelle est inévitable, avec des grandes pertes étalées dans le temps’, et ajouté qu’un verrouillage total du pays aurait peu d’impact sur la transmission. Le second document présentait une carte des possibilités de propagation dans les quatre mégapoles indiennes – Delhi, Kolkata, Mumbai et Bengaluru – et proposait des plans d’action concernant le dépistage et la mise en quarantaine au niveau des communautés comme moyen d’endiguer le pire de la pandémie : ’un confinement national n’est pas une mise en quarantaine ou un isolement. Dans les conditions indiennes, un tel verrouillage n’assure l’isolement social que pour les riches qui vivent dans des zones moins denses. Dans une certaine mesure, il peut les protéger de la propagation… Mais, pour les pauvres, sans un niveau élevé de dépistage par le porte-à-porte et une mise en quarantaine aussi rapide que possible des personnes contaminées, un confinement ne fera que favoriser la propagation du virus au sein de la communauté’, prévenait le rapport.
Ces recommandations furent largement ignorées. Bien qu’aucun des organes d’experts n’ait recommandé un confinement national, le gouvernement a décidé d’aller de l’avant. Toutes les entreprises et usines furent fermées, à l’exception de celles traitant des produits pharmaceutiques, de l’approvisionnement alimentaire, des médias et des services publics essentiels. Tous les transports publics, les écoles et les crèches fermèrent d’un coup. Lorsque le groupe d’experts rencontra le gouvernement à la fin du mois de mars, il fut déconcerté par son manque de préparation.
Il faut cependant comprendre que ce soudain confinement n’était pas seulement le résultat d’une mauvaise planification, mais l’expression de l’opportunisme de l’État, imposant son pouvoir sur la vie sociale et économique, ce qui, dans un autre contexte, serait difficile à réaliser pour Modi. Cela a permis au gouvernement de sortir facilement de son inaction face à la crise, tout en lui permettant d’assumer des pouvoirs sans précédent. Sous couvert de pandémie, le gouvernement a donc cherché à modifier les lois sur le travail et la protection sociale, à étendre les pouvoirs de la police, à pousser à la privatisation et à anéantir les mouvements de résistance populaire naissants qui ont émergé dans tout le pays dans le sillage de Shaheen Bagh.
Parallèlement à la brutalité du confinement, l’absence totale de mesures de santé publique s’est poursuivie. Les grandes entreprises ont procédé à des licenciements massifs, sans que le gouvernement n’ait mis en place de programme pour y pallier. Il n’eut pas non plus de moratoire national sur les loyers ou les factures de services publics. Évidemment, les plus touchés furent les travailleurs migrants, les mendiants et les travailleuses du sexe, qui n’ont que des économies minimes et vivent avec un salaire journalier, souvent dans des villes éloignées du soutien familial de leur village d’origine.
Il faut souligner que l’augmentation significative de la population des travailleurs migrants est le résultat direct de deux décennies de politiques néolibérales qui ont dévasté les moyens de subsistance des populations rurales. Depuis des années, le nombre de suicides de fermiers augmente à un rythme alarmant. Il a fallu une pandémie pour exposer la réalité des migrants et engager une conversation publique sur leurs conditions de vie.
Dans tout le pays, des millions de travailleurs migrants se sont retrouvés du jour au lendemain sans abri, les propriétaires les ayant mis à la porte, les considérant comme un risque au cas où le confinement se prolongerait. La décision du gouvernement de refuser toute aide, même aux plus pauvres, en termes de logement, de revenus et d’aide alimentaire – parallèlement à la fermeture des transports publics, a fait de leurs retours dans leurs villages d’origine un enfer. Les images de foules marchant sur des kilomètres ont choqué les Indiens, pourtant enclins à un degré d’apathie extraordinaire lorsqu’il s’agit de violence sociale.
Ainsi, des millions de travailleurs migrants prirent le chemin de leurs villages, entamant alors des voyages de centaines, voire de milliers de kilomètres. Des images de foules débordant les autoroutes envahirent les nouvelles. On y voyait des masses marchant sous le soleil brûlant, composées de vieux, de très jeunes, de femmes enceintes et de malades. Un spectacle qui attisa une très forte colère par son extrême violence. Ainsi, Jamlo, une enfant de 12 ans et originaire de Chattisgarh, qui travaillait à Telangana, fit 140 km à pied avant de tomber, morte d’épuisement, à 60 km de sa maison. À Maharashtra, 15 migrants tombèrent de fatigue sur des chemins de fer et furent écrasés par un train. Le fait même que les humains n’étaient pas autorisés à utiliser les moyens de transports, tandis que les marchandises continuaient à circuler, mit en lumière l’intolérable antagonisme entre l’économie et la vie.
En réaction, Modi multiplia les discours afin de répondre aux critiques et apaiser la colère. Se dédouanant avec des appels à la charité et au sens national du devoir, le gouvernement tenta un storytelling selon lequel les gens devaient s’entraider et s’organiser par eux-mêmes. Parallèlement, Modi mit en scène ses émotions, déclamant qu’il était terriblement blessé par ce qu’il voyait son peuple subir mais, qu’hélas, il agissait pour un bien commun encore plus grand.
Bien que l’opposition ait critiqué le BJP pour son manque de préparation, les gouvernements locaux – indépendants du gouvernement fédéral – témoignèrent de la même négligence quant aux mesures de santé publique. Ils promulguèrent brutalement le confinement, sans aucune aide économique et sociale, parfois en entravant l’exode des travailleurs migrants. La raison principale en était qu’il fallait forcer les ouvriers à rester dans les villes afin de s’assurer que la main d’œuvre soit disponible à la fin du confinement.
Cependant, des millions de migrants continuèrent à défier l’interdiction de marcher sur les autoroutes. Des manifestations spontanées et éparses éclatèrent dans de villes comme Hyderabad ou Bangalore. Le choc général ne fit que s’amplifier au fur et à mesure que les tragédies des autoroutes étaient révélées dans la presse. En mai, le gouvernement céda et autorisa l’affectation de trains pour permettre à ceux coincés dans les villes de revenir dans leurs régions. Cependant, ces arrangements furent bien peu efficaces et la situation demeura chaotique pendant plusieurs semaines encore. Au 1er juillet, selon les estimations du gouvernement lui-même, plus de 10 millions de personnes étaient retournées par leurs propres moyens dans leurs villages.
Mais leur souffrance ne prenait pas fin avec ce retour. Plusieurs endurèrent des quarantaines forcées dans des centres de rétentions aux conditions pénibles. Le manque de soin, d’hygiène et de nourriture en fit de véritables mouroirs pour les personnes déjà très éprouvées par le voyage. Ces centres devinrent des clusters et la seule réponse des administrations locales fut de laisser les gens mourir, tandis que l’infection se rependait de toute manière dans les villages, où l’on n’était préoccupé que de minimiser la situation.
Une fois la quarantaine passée et les migrants libérés, la famine et le chômage les frappaient durement. Des millions de personnes tombèrent dans la pauvreté absolue. Les jeunes de provinces qui avaient accédé à un meilleur niveau de vie dans les villes comme techniciens, ingénieurs, infirmiers, programmeurs, revinrent les poches vides. Avec 122 millions d’emplois perdus pour l’unique mois d’avril (les ¾ dans le secteur de l’économie informelle), plus les 11 millions d’emplois de cols blancs perdus en septembre, toutes les strates sociales furent affectées. Les populations pauvres subissent déjà tout ce qu’il y a de pire dans notre société : les infanticides de femmes, les mariages d’enfants, le travail des mineurs, le trafic humain, etc. Si les conditions économiques sont la cause majeure de cette situation, l’oppression des castes (bien antérieure) n’a été que renforcée par le confinement. Une grande majorité des travailleurs migrants proviennent des castes inférieures, et tandis qu’ils revenaient des villes et épicentres de contagion, ils furent stigmatisés comme vecteurs de la maladie. L’isolation et l’ostracisation poussèrent ainsi un nombre considérable de familles au bord de l’abime.
La production de la gloire
Deleuze et Guattari remarquaient, avec justesse, que nous ne manquons pas de communication, mais qu’au contraire, nous en sommes saturés. Ce qui nous manque, en revanche, est une “résistance au présent”. Ce panorama de souffrance, de répression et de dévastation endémique ne serait pas possible sans la collaboration de l’appareil médiatique indien. Tandis que toute contestation est désormais réduite à la sphère virtuelle, l’État et sa police ont lancé un assaut sans précédent sur la population. Étudiants, journalistes, activistes, avocats, professeurs, artistes – aucun de nous n’est jamais sûr d’échapper à la case prison. S’ajoutant à l’offensive carcérale du gouvernement, les médias de masse s’attèlent à la même tâche. Les opposants au régime peuvent bien crier aux « fake-news », dénoncer la collaboration entre les media et le BJP, mais ces critiques réduisent les medias à un instrument de pouvoir plutôt qu’à un appareil constitutif du pouvoir. Ils se contentent ainsi de “dire la vérité au pouvoir” ou de répondre à la propagande avec la “neutralité des faits”, ce qui nous semble une mauvaise stratégie au regard des enjeux des offensives médiatiques.
Dans Laudes Regiae, Ernst Kantorowitz remarque comment les gestes d’acclamations furent indispensables à « l’émotionalisme des régimes fascistes ». Carl Schmitt, pour sa part, perçut dans les clameurs des foules une source de légitimité plus importante que toutes les institutions et rituels démocratiques. Les clameurs, ou l’appareil de gloire, jouent un rôle fondamental dans la production de souveraineté de l’État. Il est vrai que les acclamations contemporaines ne se manifestent plus sous la forme d’un rituel religieux ou par la mobilisation totale des masses. Cependant, il serait erroné de penser que nos démocraties libérales en sont exemptes. Si « le peuple » – la fiction représentative au nom duquel on massacre – est « souverain », les acclamations se transforment en opinion publique. C’est précisément à cet endroit que le rôle contre-révolutionnaire des médias contemporains se révèle, en ce qu’ils sont l’instrument de production et de formatage d’une « opinion publique » à laquelle en appelle le pouvoir pour se maintenir.
Depuis l’arrivée au pouvoir du BJP, les médias indiens se retrouvent de plus en plus sous sa tutelle. Les journalistes « dissidents » sont attaqués et parfois assassinés par les nationalistes hindous. Les dépenses gouvernementales en matière de publicité – une source importante pour les médias imprimés – a été gelée pour ceux qui se montrent critiques envers le gouvernement. Media One, une chaine de Kerala, a vu son satellite saboté après avoir osé critiquer le gouvernement. Un autre journal, The Hindustan Times, travaillait à une chronologie des attaques racistes sous le régime de Modi, quand ce dernier a forcé l’éditeur du journal à démissionner. Les licences télévisées ne sont accordées qu’à ceux qui consolident l’establishment ou sont financés par des entrepreneurs affiliés au BJP.
Cependant, et malgré la gravité de la situation, nous sommes en désaccord avec les théoriciens de la “bonne communication” qui n’y voient qu’un assaut du politique contre l’indépendance des médias. Il nous semble que cet investissement massif de l’appareil médiatique coïncide avec une purge de toute dissonance possible, de telle sorte que l’appareil médiatique soit reconstitué comme appareil de glorification.
La formation de l’opinion publique n’est pas un processus purement rationnel dans lequel une simple information est relayée. L’information est toujours aussi un affect qui construit l’opinion. Ainsi, juste avant de renforcer le confinement, Modi demanda aux gens de s’engager dans un vulgaire spectacle consistant à se réunir aux balcons des habitations afin d’applaudir et faire du bruit pour montrer du soutien aux travailleurs de la santé. Un peu moins récemment, le symbole de la vache a débarqué sur la scène politique : au vu de son statut d’animal sacré de la mythologie Hindou. Des cadres du BJP organisèrent des rassemblements ridicules pour boire l’urine de vache afin de « guérir du virus ». On peut facilement disqualifier ce genre d’évènement sous le motif de l’ignorance, mais ils participent aussi d’une puissante gestion des affects. Portés par les médias classiques, de tels rituels furent des exercices de PR massifs, dont l’objectif était de réaffirmer la foi dans le gouvernement et dans la figure même de Modi. L’enjeu n’était pas des moindres, tant sa légitimité avait été ébranlé par des mois de désaffection populaire.
La nature rituelle du spectacle joue donc un rôle crucial. Avec ces assauts émotionnels et psychologiques visant le cœur et l’esprit – un espace où la neutralité des faits n’existe pas – les médias co-construisent un « peuple » croyant aux mensonges du gouvernement et prêt à tuer en son nom. La communication ne peut être neutre, elle est un des points centraux d’intensification de l’appareil de contrôle.
“Nous nous souviendrons de tout”
« Il y a un véritable combat. Et quel est l’enjeu de ce combat ? C’est ce qu’on pourrait appeler en gros la mémoire populaire… si on tient la mémoire des gens, on tient leur dynamisme » [2]
[2] “Entretien avec Michel Foucault”, Cahiers du Cinéma,…
– Michel Foucault
« Articuler l’histoire ne signifie pas reconnaître « la façon dont les choses se sont réellement passées ». Cela veut dire saisir un souvenir alors qu’il réapparait face au danger » – Walter Benjamin
Le rythme du temps reprend sa régularité, reprend possession de notre corps et nous plonge à nouveau dans la froideur de la normalité. Abattus par la force du temps linéaire, nous cédons à l’oubli. Nous oublions qu’il y a peu, nos corps vibraient d’un rythme diffèrent, celui de la révolte.
« Tout est normal, tout va bien », disait récemment un résident de Shaheen Bagh. À part quelques fresques, rien de ce qui est advenu n’a laissé de trace. Les tentes sous lesquelles nous partagions la nourriture, la poésie et les chants sont disparues, laissant la place au trafic vrombissant. Les commerces, qui avaient fermés pendant le soulèvent, sont désormais rouvert, comme si rien ne s’était passé.
La mémoire elle-même devient un espace de lutte. L’imposition d’une amnésie collective est le moyen par lequel le sang qui a coulé reste sans réponse, tandis que les appareils de gouvernement reprennent leurs droits. Contrôler le sens du passé est essentiel pour le continuum de notre ordre social. Ainsi, un reformatage de la mémoire populaire est à l’œuvre en Inde. Depuis quelques mois, les médias ont intensifié la guerre sur la mémoire populaire en diffusant des théories du complot absurdes à propos de cartels de drogue Bollywoodien. Dans cette guerre, l’État a trouvé un solide allié dans la pandémie. Tandis que la « distanciation sociale » est devenue une preuve de citoyenneté, le partage entre l’espace public et le « ghetto », entre nous et les Autres, s’est à nouveau creusé. Le caractère spatial de la police, empêchant toute possibilité de produire ou imaginer un autre espace-temps, est plus que jamais visible.
Si Shaheen Bagh n’était pas une simple protestation mais bien un geste, une pratique dont les affects intenses traversèrent tous les corps, nous transportant dans un horizon de possibilité en dehors des formes classiques du gouvernement, alors la question est « est-ce que les gestes de Shaheen Bagh peuvent-être si aisément oubliés ? ». Walter Benjamin nous rappelle que les spectres du passé accompagnent les vivants, mais que leur image ne nous est visible qu’en période de grand danger. C’est dans cette image du passé que se loge son potentiel rédempteur. Nous ne devons pas oublier les centaines de personnes assassinées lors des manifestations anti-CAA, ou ceux et celles qui furent lynchées par les groupes de Hinduvtas, leur mort ignorée par la « justice » criminelle de ce pays. Nous ne devons pas oublier les travailleurs migrants qui perdirent la vie à cause du confinement, de la violence quotidienne des castes, des viols et des meurtres.
Ce passé ne cesse de faire retour : dans la colère des migrants, des émeutes inattendues à Bangalore, ou les manifestations récentes des paysans dans le Punjab. Ce serait une erreur que de juger ces évènements en termes de causalité linéaire, qui est plutôt le fruit de la logique de récupération des évènements. Au contraire, nôtre tâche est de découvrir les fils continus qui rendent ces évènements encore présents. Cela n’implique pas une unité sous-terraine de luttes disparates, mais l’exhumation d’une mémoire commune, une mémoire insurrectionnelle défaisant le récit libéral.
Nous espérons que les gestes et les désirs nés à Shaheen Bagh continuent à trouver place dans des ces espaces fugitifs. Dans les temps qui viennent, notre tâche sera de soutenir ces zones d’opacité et de s’y retrouver. Pour le moment, nous rendons hommage aux mots du jeune poète Aamar Aziz lors des blocages anti-CAA : « Nous nous souviendrons de tout ».
[1] Dwaipayan Banerjee, Fantasies of Control : The Colonial Character of the Modi Government’s Actions During the Pandemic
[2] “Entretien avec Michel Foucault”, Cahiers du Cinéma, no. 251-252, p.7