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SOURCE : ACTA
Les événements de portée historique qui se sont déroulés hier soir au Capitole de Washington remanient une nouvelle fois les catégories avec lesquelles nous devons faire face au présent. Ce qui pendant des décennies a été le rêve de millions de personnes dépossédées et exploitées à travers le monde s’est réalisé sous forme d’une tragédie, et en même temps d’une farce, comme un paradoxe, le temps d’un instant, du fait d’une foule de supporters de Trump. Ceux qui se sont qualifiés de derniers défenseurs du rêve américain, devenu cauchemar, ont envahi le temple de l’empire avec leurs coiffes barbares, terrifiant tout le monde, y compris eux-mêmes probablement.
Mettons les choses au clair : en ce qui nous concerne, ce que nous avons vu hier soir n’était ni une tentative de coup d’État ni une insurrection prolétarienne. Ces deux catégories constituent actuellement un refuge commode pour ne pas avoir à affronter la complexité radicale de la réalité.
D’une part, il ne s’agit pas d’une tentative de coup d’État car les élites économiques, politiques et militaires n’ont aucun intérêt à alimenter une situation qu’elles espèrent bientôt voir revenir à la normale (un vœu pieux ?) pour continuer le business as usual (il nous semble que le « complotisme de gauche » qui paraît être en vogue dans nos milieux radicaux, focalisé sur une inaction plus ou moins présumée de la police, fait prendre à l’analyse une tournure stérile, voire trompeuse).
D’autre part, la bataille du Capitole n’était pas non plus une insurrection prolétarienne car, trivialement, elle était motivée par un interclassisme forcené visant à défendre une communauté nationale fantôme « pervertie » par la politique inconsciente des élites.
C’est là que réside le problème : lentement, au cours de ces dernières années, un bloc social a émergé, qui est devenu un bloc politique avec son propre leader, son propre imaginaire, son propre mythe fondateur qui se perçoit et qui est perçu comme luttant pour la liberté (ou plutôt pour une liberté) et contre les élites. Il s’agit d’un énorme dilemme pour quiconque se définit comme anticapitaliste : le glissement progressif vers la droite de ces deux principes, cependant, est aussi le résultat d’une série de conditions et d’erreurs historiques. Des fragments d’une guerre civile de basse intensité où ceux qui se voient de plus en plus dés-intégrés luttent aveuglément pour maintenir leur position dans un modèle économico-social qui n’existe plus depuis longtemps.
Il importe peu que l’échafaudage de ce récit soit ce qu’on appelle la post-vérité. Que Trump ait perdu l’élection, qu’il n’y ait pas de complot pédophile démocrate, que le Covid-19 soit une réalité. Ce qui agite le ventre de la foule d’hier repose sur des dynamiques beaucoup plus matérialistes, masquées par ces fausses vérités. Attention, pas seulement celles d’une working class trahie par la mondialisation, mais aussi celles de ceux qui ont bénéficié d’une rente liée à la position impériale yankee, à leur identité privilégiée dans les hiérarchies de classe, de sexe et de race du capitalisme américain, etc. Le point, cependant, est qu’il y a une différence avec ce complotisme interprété comme une fuite impuissante vis-à-vis de la réalité : ces masses agissent, se reconnaissent, deviennent communauté d’intérêts.
Ce qui s’est passé hier était un signal clair pour ceux qui espéraient, plus ou moins secrètement, que l’élection de Biden aurait rétabli le monde pré-populiste et apaisé les esprits. Il n’y a pas de retour en arrière possible, ces phénomènes sont là pour rester, et les prémisses de la prochaine phase ne sont pas du tout de bon augure. Qui sait si les événements d’hier ouvriront un débat au sein de BLM et des cercles du mouvement américain, capable de surmonter le risque d’une posture victimaire et d’éviter de s’aligner sur les positions plus liberal qui reposent sur la négation de l’existant, le rejet des « beaufs », espérant que le problème disparaîtra en l’éludant (de fait en adoptant des positions plus conservatrices que les conservateurs).
Pour élargir notre vision, ce qui est apparu hier sur les écrans du monde entier est la confirmation de la décadence de l’empire, violé dans sa sacralité, et dont les convulsions auront des conséquences imprévisibles sur l’ensemble du globe. Il n’y a pas nécessairement lieu de s’en réjouir, mais il s’agit certainement d’une énième manifestation des profonds glissements qui ont remis l’histoire en mouvement, et que les élites et les gouvernements occidentaux refusent en grande partie de comprendre.
Enfin, il est important de noter combien les leaders souverainistes eux-mêmes ont été terrifiés par ce surgissement qui les a en quelque sorte dépassés, débordant les digues. La retraite appelée par Trump, la condamnation ferme de Boris Johnson, montrent une fois de plus l’inconsistance de ces représentations politiques, ce qui pourrait à terme conduire à d’autres dérapages, et à d’autres coagulations plus conséquentes, qui vont approfondir le conflit déjà en cours suivant des lignes de fractures qui restent encore floues.
Via Infoaut