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SOURCE : Usbek & Rica
L’anti-antifascisme est-il un néofascisme ? De prime abord, la question paraît absurde… et quelque peu alambiquée. Elle l’est un peu moins quand on prend le temps de s’attarder sur certaines photos prises lors de l’invasion du Capitole, à Washington, par des soutiens de Donald Trump le 6 janvier dernier. Sur l’une d’entre elles, un jeune homme vêtu de noir dévoile ainsi, les bras en croix, un pull sur lequel figure l’inscription « Anti-antifa ». Commentée avec ironie par des internautes sur Twitter soulignant, équation à l’appui, qu’il « doit exister une manière plus simple » de résumer cette expression, l’image n’en pose pas moins un certain nombre de questions brûlantes sur le plan historico-politique.
« Degré de fascisme »
Faut-il considérer tous les soutiens de Donald Trump présents ce jour-là dans la capitale américaine comme des fascistes ? L’adjectif suffit-il à décrire l’idéologie véhiculée par ces derniers ou participe-t-il, au contraire, à simplifier une réalité politique autrement plus complexe ? Quid du président sortant lui-même ? De l’autre côté de l’Atlantique, le débat divise historiens et politologues. Ce n’est d’ailleurs pas complètement une nouveauté : dès octobre 2016, le professeur d’histoire à l’université Georgetown John McNeill publiait sur le site du Washington Post un article dans lequel il tentait d’évaluer, à l’aide d’une liste de 11 critères, le « degré de fascisme » de celui qui n’était à l’époque que candidat.
À l’été 2020, l’historien américain avait tenté une mise à jour de son évaluation, en intégrant de nouveaux critères (politique étrangère, corruption institutionnelle, etc.) liés à l’exercice du pouvoir trumpiste au cours de ces quatre dernières années. Bilan revu légèrement à la hausse : Trump y obtenait cette fois le score de 47 « benitos » sur 76, soit 62 %, trois petits points au-dessus de son score de départ. Demi-fasciste un jour, demi-fasciste toujours.
Seulement voilà : quelques mois plus tard, Donald Trump a successivement nié les résultats de l’élection du 3 novembre 2020 consacrant la victoire de son rival démocrate Joe Biden et appelé ses partisans à en découdre par eux-mêmes avec leurs représentants politiques locaux. Suffisant pour changer la donne ? Contacté par Usbek & Rica, John McNeill tergiverse : « Pendant son mandat, il n’a pas gouverné comme un authentique fasciste, maintient-t-il. Un dirigeant véritablement fasciste n’aurait pas permis aux élections de novembre de se tenir sans pouvoir en contrôler le résultat. La tentative de putsch qu’il a encouragée le 6 janvier constitue cependant une tactique authentiquement fasciste, et tout suggère que ses partisans étaient prêts à prendre des gens en otages, voire à tuer des membres du Congrès et le vice-président. La différence majeure est que les dirigeants fascistes [du XXe siècle] disposaient tous d’unités militaires organisées pouvant être mobilisées sur commande – Squadristi en Italie, Sturmabteilung en Allemagne. La violence que Trump a déchaînée était désorganisée et inefficace. »
Basculements autoritaires
À l’inverse, d’autres grands spécialistes de l’histoire du fascisme comme l’américain Robert Paxton, auteur notamment des Cinq étapes du fascisme (1998) et de L’anatomie du fascisme(2004), n’hésitent plus à franchir la ligne rouge. S’il reconnaît que le trumpisme diffère à certains égards des mouvements fascistes du XXe siècle (conditions économiques encore plus catastrophiques dans l’Allemagne des années 1930, institutions au bord de l’effondrement dans l’Italie des années 1920…), c’est « l’incitation ouverte de Donald Trump à la violence pour renverser le résultat d’une élection » qui convainc aujourd’hui Paxton de faire évoluer son point de vue.
Fin connaisseur de la France de Vichy et de la Seconde Guerre mondiale, l’historien cite la date, bien connue en France, du 6 février 1934 pour justifier son choix. « Ce soir-là, des milliers d’anciens combattants français de la Première Guerre mondiale, amers face aux rumeurs de corruption d’un parlement déjà discrédité à cause de son inefficacité contre la Grande Dépression, tentent d’envahir la chambre du parlement, alors que les députés votent pour la formation d’un nouveau gouvernement, raconte-t-il dans un court texte publié sur le site deNewsweek. Ils ne cachent pas leur souhait de remplacer ce qu’ils considéraient comme un gouvernement parlementaire faible par une dictature fasciste sur le modèle d’Hitler ou de Mussolini (…) Quinze manifestants et un policier sont tués. La division amère qui s’ensuit aide à expliquer pourquoi les Français ne se sont préparés qu’avec hésitation avant 1940 à l’attaque d’Hitler, et pourquoi la défaite française de juin a conduit au régime de Vichy. » Sous-entendu : ce sont précisément ces basculements qui pourraient attendre, à leur tour, les États-Unis dans les prochains mois.
Une comparaison sinistre que ne valide pas complètement Sheri Berman, professeure de science politique à l’université Columbia. « À mon sens, la meilleure analogie avec la situation actuelle est plutôt celle de la Troisième République française avant la Première Guerre mondiale, à une époque où la France était profondément polarisée et menacée par des forces et mouvements illibéraux et anti-démocratiques, comme l’a clairement montré l’affaire Dreyfus, nous fait savoir par échange de mails cette spécialiste de l’histoire du fascisme et de l’histoire européenne (…) Mais la notion de fascisme ne renvoie pas simplement à l’autoritarisme. Les fascistes aspirent à contrôler l’État, l’économie et la société, en ayant derrière eux à la fois des grands mouvements de masse organisés, des institutions paramilitaires et des services de renseignement dédiés. » Ce qui, selon elle, n’a jamais été le cas au cours du mandat de Donald Trump.
Tout en précisant « qu’il ne s’agit pas de nier la gravité de l’attaque contre notre parlement », la chercheuse invite par ailleurs à distinguer les soutiens de Donald Trump en plusieurs catégories. « Les partisans de Trump prêts à adopter un comportement séditieux ou insurrectionnel semblent être une coagulation déroutante de néo-nazis, de suprémacistes blancs, de révolutionnaires chrétiens, de théoriciens du complot et de je ne sais quoi encore, suggère-t-elle. Mais l’immense majorité des électeurs républicains continuent de condamner l’invasion du Capitole en particulier, et la violence en général. »
« Beaucoup de ceux qui ont envahi le Congrès peuvent être considérés comme des fascistes à bien des égards (…) mais on ne peut pas en dire autant de la majorité des partisans de Trump, confirme John McNeill. Même si, chez ces derniers, beaucoup seraient sans doute prêts à troquer le régime démocratique qu’ils connaissent contre un régime autoritaire dirigé par Trump… »
Facteurs économiques
Doit-on alors considérer le fascisme comme un label politique ou comme un phénomène historique ? Dans un essai paru en 1934, Le fascisme en tant que mouvement de masse, l’historien matérialiste Arthur Rosenberg penchait pour la seconde option, en invitant à prendre en compte les facteurs économiques pouvant expliquer, à cette période, la montée des fascismes non seulement italien, mais aussi allemand et français. « L’argument [de Rosenberg] est que l’apparition du fascisme n’a rien de fondamentalement nouveau, qu’elle a simplement soudée d’autres courants idéologiques de la fin du XIXe siècle, rapporte le chercheur indien Jairus Banaji pour le compte du média socialiste Jacobin. Selon lui, le fascisme n’était que l’expression la plus moderne des mouvements de masse réactionnaires et anti-libéraux qui avaient émergé en Europe au cours des cinquante années précédentes. »
« La meilleure façon de comprendre la popularité de Trump est de s’intéresser aux changements économiques qui ont eu lieu aux États-Unis depuis les années 1970, dont la plupart sont liés à l’évolution de l’économie mondiale, atteste aujourd’hui John McNeill. En 1970, un citoyen américain avec un faible niveau de diplôme pouvait tout à fait gagner sa vie grâce à des boulots dans les aciéries, les usines automobiles, les mines de charbon ou les fermes. Il pouvait espérer posséder une maison, se marier, former une famille et devenir un membre respecté de sa communauté – même si cela était largement plus difficile pour les hommes afro-américains, par exemple. En quelques décennies, de telles perspectives sont devenues totalement irréalistes. »
Et Rosenberg de souligner, dans son essai vieux de bientôt un siècle, à quel point les autorités étatiques et juridiques de son époque ne proposaient « quasiment aucune solution » pour freiner les activités violentes des milices d’extrême droite surfant sur ce malaise socio-économique. C’est précisément face à cette passivité institutionnelle que l’activiste nord-irlandais Richard Seymour fait aujourd’hui valoir « le besoin urgent » d’un mouvement antifasciste populaire aux États-Unis. Considérant le fascisme trumpiste comme un fascisme « inachevé, expérimental et spéculatif », il redoute précisément une montée en puissance de cette doctrine dans les années à venir. « Ne me faites pas croire que le fascisme ne pourra pas prendre pied dans une société où la gauche est faible depuis des décennies et où le pouls d’une grande partie du mouvement ouvrier bat à peine, écrit Richard Seymour sur le site Patreon. Le fascisme ne se développe jamais en premier lieu parce que la classe capitaliste s’y rallie. Il grandit parce qu’il attire autour de son noyau ceux que [la figure du féminisme socialiste] Clara Zetkin décrit comme “les sans-abri politiques, les déracinés, les démunis et les désillusionnés”. »
Malgré leurs désaccords théoriques, tous les historiens que nous avons contactés ou cités soulignent ainsi la nécessité de ne pas minimiser la crise politique profonde que traverse la société américaine, à rebours d’une lecture qui ne se focaliserait que sur le mode d’action mobilisé par les partisans de Donald Trump le 6 janvier. Car, comme le rappelle l’historien Andy Liu dans le dernier numéro de la newsletter Time To Say Goodbye, « il n’est pas difficile d’imaginer comment des expressions [neutres] telles que “traîtres”, “insurrectionnistes” ou “assaillants contre la démocratie américaine” pourraient être facilement retournées contre la prochaine vague d’actions Occupy ou Black Lives Matter ».