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SOURCE : Les crises
Source : Consortium News, Betwa Sharma
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
De nouvelles lois déréglementant l’agriculture indienne, et la manière non démocratique dont elles ont été adoptées, ont déclenché l’un des plus grands mouvements paysans au monde, rapporte Betwa Sharma pour CN depuis Delhi.
La contestation des paysans en Inde prend une tournure tragique, avec un prêtre sikh qui s’est suicidé « pour exprimer sa colère et sa douleur face à l’injustice du gouvernement. » En tout, 25 décès de paysans ont été signalés au cours des trois semaines qui se sont écoulées depuis que des centaines de milliers de fermiers ont commencé à se rassembler à la périphérie de Delhi.
Les décès ont été attribués à des accidents et au froid extrême qui règne dans la capitale du pays. Alors que le nombre de morts augmente, les agriculteurs réclament une indemnisation au gouvernement de Narendra Modi.
L’homme qui s’est tué par balle est Baba Ram Singh, un prêtre de 65 ans. Il a laissé une lettre, disant qu’il sacrifiait sa vie pour soutenir les agriculteurs.
Sa lettre disait :
« Je ressens la douleur des agriculteurs qui se battent pour faire respecter leurs droits… Je partage leur douleur parce que le gouvernement ne leur rend pas justice. Se rendre coupable d’injustice est un péché, mais accepter celle-ci est aussi un péché. Pour soutenir les agriculteurs, certains ont rendu leurs indemnités au gouvernement. J’ai décidé de me sacrifier ».
Trois lois
Les trois lois agricoles qui déréglementent le secteur agricole indien et la manière antidémocratique dont elles ont été adoptées par le gouvernement Narendra Modi en août – sans aucune négociation avec les partis d’opposition ou les agriculteurs – ont déclenché l’un des plus grands mouvements paysans au monde.
Un des sites de la révolte : Singhu, entre Haryana et Delhi, s’étend sur sept kilomètres, organisé avec des cuisines de fortune, des laveries, des lieux pour dormir et se laver, et des installations médicales. Les camions sont remplis de sacs de blé et de bouteilles d’eau.
Les agriculteurs affirment que des produits frais arrivent chaque jour du Pendjab. La nourriture est préparée presque 24 heures sur 24 pour les langars [une forme de soupe populaire, NdT], pratique sikhe consistant à servir des repas gratuits. Sur le site de la manifestation, les fermiers fournissent des repas non seulement aux autres manifestants, mais aussi à tous ceux qui ont faim.
« La question est très simple. Comment le gouvernement peut-il modifier les lois agricoles sans en parler aux agriculteurs ? » Sarjeet Singh, un agriculteur de Gurdaspur, au Pendjab, qui campe à la limite entre l’Haryana et le Delhi, m’a déclaré. « Nous avons pour six mois de provisions ».
« Les géants de l’agroalimentaire, amis de Modi, Adani et Ambani, vont avaler les petits agriculteurs. C’est le peuple qui fait le gouvernement. Pourquoi le gouvernement rend-il le peuple malheureux ? » a demandé Singh.
Le secteur agricole indien, un gouffre d’intermédiaires, de commissionnaires et de prêteurs, réclame des réformes depuis longtemps. Le Premier ministre Narendra Modi a déclaré que les nouvelles lois contestées par les agriculteurs étaient en projet depuis des années avant que son parti, le Bharatiya Janata, n’arrive au pouvoir en 2014, mais les précédents gouvernements manquaient de détermination pour les mettre en œuvre.
Les deux grands changements – la vente des récoltes en dehors des marchés publics et l’agriculture contractuelle – sont depuis longtemps appliqués là où les politiques d’État le permettent. Mais certains affirment qu’une loi parlementaire sur l’agriculture – un sujet d’État – viole la structure de base de la Constitution, et que la manière dont elle a été adoptée par le Parlement est contraire à son esprit.
Des pétitions contestant les nouvelles lois ont été présentées devant la Cour suprême de l’Inde. Certains États, où le parti Bharatiya Janata n’est pas au pouvoir, ont refusé de les adopter.
La plus grande crainte
Ce que les agriculteurs craignent le plus, c’est la loi sur la promotion et la facilitation du commerce des produits agricoles((Promotion and Facilitation) Act). Elle permet des transactions exemptes de taxes entre les agriculteurs et les acteurs privés, en dehors des mandis, un marché géré par le gouvernement de l’État où les agriculteurs obtiennent un prix plus élevé que s’ils essayaient de vendre leurs récoltes eux-mêmes.
Ces mandis sont loin d’être parfaits. Les intermédiaires, qui interviennent entre les agriculteurs et les commerçants, exploitent les agriculteurs. Il y a des ententes sur les prix, de la corruption et des influences politiques.
La loi vise à délivrer les petits agriculteurs et les agriculteurs marginaux de l’Inde – 86 % des agriculteurs indiens possèdent moins de deux hectares de terre – de ce mode d’exploitation. Mais pour les petits agriculteurs, le recours à un mandi est souvent un dernier recours. Ils cultivent juste assez pour se nourrir et vendre une partie de leur production sur place. Ils n’ont pas d’argent pour organiser le transport jusqu’au mandi.
Néanmoins, la fin du système de mandi signifie qu’ils perdront le seul système institutionnalisé qui leur garantit un revenu stable. L’inquiétude actuelle est que les agriculteurs, en particulier les petits producteurs et les producteurs marginaux, n’aient pas les moyens de faire face aux sociétés privées à but lucratif et aux entreprises puissantes.
La plupart de ceux qui protestent sont des agriculteurs céréaliers relativement aisés qui cultivent du blé et du riz au Pendjab et en Haryana, deux États où le système de mandi est très développé et qui bénéficient des meilleures subventions du gouvernement grâce au prix de soutien minimum ou PSM.
La nouvelle loi ne dit rien de la fermeture des mandis, mais les agriculteurs craignent qu’ils ne finissent par fermer lorsque les commerçants partiront et que les gouvernements des États cesseront d’investir dans les infrastructures. D’ici là, il y aura deux marchés parallèles, l’un réglementé et l’autre non.
L’exemple de Bihar
Dans l’État du Bihar, après que le gouvernement a décidé de déréglementer en 2006, le système de mandi s’est effondré, mais aucun acteur privé n’est venu le remplacer. Les agriculteurs ont été contraints de trouver du travail comme journaliers.
Jusqu’à présent, le gouvernement Modi a déclaré que la PSM se poursuivrait, mais a refusé l’exigence des paysans d’en faire une loi, en disant que cela n’avait jamais été une loi, mais une politique administrative.
Les agriculteurs du Punjab et de l’Haryana craignent également qu’au lieu du blé et du riz, les acteurs privés veuillent acheter des cultures plus lucratives qu’ils pourraient exporter.
Sous contrat
La deuxième loi – Accord des agriculteurs (autonomisation et protection) sur la garantie des prix et ordonnance sur les services agricoles – établit un cadre pour l’agriculture contractuelle, permettant aux agriculteurs de conclure des contrats avec des entreprises. L’avantage de l’agriculture contractuelle est qu’elle garantit un acheteur, fixe un prix, donne aux agriculteurs l’accès aux technologies et rend la production à grande échelle plus efficace.
L’inquiétude en matière d’agriculture contractuelle est que les entreprises et les négociants rédigent des contrats désavantageux que les agriculteurs ne pourront pas comprendre. En fait, la nouvelle loi prévoit que les litiges entre acheteurs et vendeurs seront réglés par un fonctionnaire de district, et non par les tribunaux civils.
En outre, les commissionnaires – des gens qui se rendent dans les villages et achètent des produits aux petits agriculteurs (ce qui permet à ceux-ci d’économiser les frais de transport) – agiront désormais en tant que représentants de sociétés, guidés par le profit, et bien moins investis dans le maintien de relations de travail à long terme avec les petits agriculteurs.
Tout comme l’achat et la vente de récoltes en dehors des mandis, bien que les gouvernements des États imposent des taxes, l’agriculture contractuelle existe aussi en Inde depuis longtemps, avec PepsiCo, une des premières multinationales sur le terrain.
Lors de récentes interviews avec les médias indiens, les agriculteurs ont exprimé des sentiments mitigés concernant l’agriculture contractuelle, mais il semble qu’elle ait profité aux grands agriculteurs ayant le sens des affaires. Elle a échoué au Pendjab.
Des négociations qui ne mènent nulle part
Cinq cycles de négociations entre les agriculteurs et le gouvernement Modi n’ont abouti à rien, et un sixième cycle a été annulé après que les agriculteurs ont déclaré qu’ils n’accepteraient rien moins que l’abrogation des lois.
« En ce moment, nous avons des rations pour six mois. Mais même si nous devons souffrir de la faim, nous ne mourrons pas avant un an ou deux », a déclaré un fermier âgé du Pendjab, alors qu’il regardait quatre femmes préparer des rotis [pain sans levain à base de farine complète, NdT] pour le langar du soir.
« Nous sommes des paysans, nous soignons nos cultures comme nos enfants. Ont-ils parlé avec nous avant d’introduire ces lois ? Nous ne partirons pas », m’a dit un autre agriculteur.
« Nous ne voulons pas d’un marché alternatif », a déclaré un troisième agriculteur. « Les agriculteurs s’appauvriront à cause de ces lois. »
Source : Consortium News, Betwa Sharma, 21-12-2020
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises