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SOURCE : L'Humanité
L’Humanité, 7 février 2021
Auteur de « la Possibilité du fascisme », Ugo Palheta estime que, si les « sondages ont pour fonction d’encadrer le débat », le plafond de verre pour le Rassemblement national n’existe pas pour autant. Entretien.
Un sondage non publié a donné Le Pen et Macron au coude-à-coude en cas de second tour de l’élection présidentielle. Existe-t-il un risque réel que le RN parvienne au pouvoir en 2022 ?
UGO PALHETA Pour l’instant, ces sondages sont très abstraits, notamment parce qu’on ne connaît pas encore toutes les forces politiques en présence pour la présidentielle. En outre, ces sondages ont pour fonction d’encadrer le débat, comme l’avait montré Bourdieu ; ils nous conditionnent psychologiquement à n’envisager qu’un duel entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Cela dit, le FN puis le RN ont progressé énormément dans la dernière décennie. Ils sont passés en quinze ans, entre 2002 et 2017, de 18 % à 34 % au second tour de la présidentielle. Par ailleurs, leurs idées se sont banalisées dans l’espace médiatique, pas seulement sur les réseaux sociaux et Internet, mais sur les chaînes d’information en continu ou les radios de grande écoute, où l’on n’a jamais vu autant de chroniqueurs d’extrême droite, Éric Zemmour n’étant que l’arbre dissimulant la forêt. Tout l’espace médiatique a glissé vers la droite et l’extrême droite : qu’on pense à l’effarante émission de « débat » de Pascal Praud sur CNews, par exemple. Sans compter les succès en librairie d’idéologues clairement néofascistes, comme Laurent Obertone. D’une certaine manière, les sondages ne viennent que valider le constat que l’on peut faire aisément d’une pénétration et d’une légitimation très forte des « idées » d’extrême droite parmi les élites médiatiques, politiques, économiques, et à travers elles dans le corps social.
Vous réfutez l’idée d’un « plafond de verre » pour le RN… Pourquoi celui-ci semble avoir sauté ?
UGO PALHETA D’abord parce que les dirigeants du RN sont habiles pour dissimuler la continuité entre le RN et le projet d’origine du FN lors de sa création en 1972. Même s’il y a eu d’évidentes transformations idéologiques et organisationnelles, le FN reste sur bien des points en continuité avec ce projet et, plus profondément, avec le fascisme historique. Marine Le Pen a purgé les éléments les plus scandaleusement négationnistes et antisémites, mais notons que l’essentiel de la direction du RN aujourd’hui est composé de gens qui ont intégré le FN dans les années 1980 ou 1990, au moment où Jean-Marie Le Pen faisait ses déclarations sur les chambres à gaz comme « détail de l’histoire » par exemple. Ce sont des gens qui sont alors restés au FN, qui ont assumé ces déclarations. Ils habillent aujourd’hui leur projet de nouveaux mots, en passant par exemple de « préférence nationale » à « priorité nationale », mais le cœur du projet du RN reste un nationalisme autoritaire, violemment xénophobe et raciste.
Vous pointez également le rôle des élites…
UGO PALHETA Le facteur le plus puissant, c’est la « lepénisation des élites ». On a beaucoup parlé de « lepénisation des esprits » il y a une vingtaine d’années mais celle-ci est en bonne partie la résultante d’une reprise des idées de l’extrême droite par les élites, qui leur donnent une respectabilité et une crédibilité qu’elles n’avaient pas auparavant. C’est essentiellement cette lepénisation des élites qui a brisé le plafond de verre. Sans illusion sur la République d’antan, bourgeoise et impériale, on peut dire néanmoins que ce n’est pas le FN/RN qui s’est républicanisé ; c’est la République elle-même qui s’est lepénisée.
Peut-on encore contrer cette ascension de l’extrême droite vers le pouvoir ?
UGO PALHETA L’élection de 2022 aura une grande importance, on peut le dire sans électoralisme. Si l’on se retrouve avec un second tour opposant Emmanuel Macron à Marine Le Pen, il s’agira d’une grave défaite pour les classes populaires, les groupes opprimés et la jeunesse. Comment pourrait-il y avoir un renversement ? D’abord, grâce à une relance et une intensification des luttes sociales, loin d’avoir été à l’arrêt d’ailleurs avec la crise sanitaire avec les mobilisations pour des moyens dans la santé, contre les violences policières, contre les licenciements… Une relance de ces luttes permettrait de déplacer le terrain du débat politique. Ensuite, par une bataille idéologique qui, si elle n’est pas menée, ne peut qu’aboutir à davantage de banalisation des « idées » néofascistes dans le corps social. La création d’un Observatoire national de l’extrême droite (dont l’Humanité est partenaire – NDLR) s’inscrit d’ailleurs dans cette perspective (1). Par ailleurs, il faudrait à gauche une offre politique unitaire et crédible mais sur un programme radical en matière sociale, environnementale et démocratique, pour être en capacité de s’adresser aux classes populaires et d’offrir une véritable issue politique à la crise. Pour une gauche de rupture avec le capitalisme néolibéral, le sentier est donc étroit dans les mois à venir, mais il n’est pas impraticable. La tentation mortifère pour notre camp social serait de penser que la défaite est assurée lors de la séquence électorale de 2022 – présidentielle et législative –, et que chacun devrait travailler à construire son organisation, pour préparer l’avenir. Or, cet avenir sera désastreux si on se condamne à un duel entre néolibéralisme et néofascisme. De ce point de vue, l’unité n’est pas une garantie de victoire, mais la dispersion nous destine à la défaite.
La Possiblité du fascisme – France, la trajectoire du désastre, d’Ugo Palheta. La Découverte, 270 pages, 17 euros (11,99 euros en version numérique).