Le coup d’état qui n’en était pas un

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SOURCE : Lundi matin

Paul Mattick Jr.

Au-delà du grotesque sidérant d’images qui demeureront comme son principal résultat, l’envahissement du Capitole, avec le recul de quelques semaines, doit être replacé dans ses vraies dimensions. C’est ce à quoi peut nous aider l’article paru dans la revue The Brooklyn Rail : l’auteur et le périodique ont été déjà présentés ailleurs par Charles Reeve.

On aurait pu penser que le départ de Trump de la Maison Blanche mettrait fin à la préoccupation constante — et pas seulement pour les experts orientés à gauche — qu’il représentait une renaissance du fascisme. À cette occasion, la manière bizarre, typique du personnage, dont il fit face à sa défaite électorale provoqua une montée de l’inquiétude de voir renaître le spectre en chemise brune (ou noire) du passé. L’historien Timothy Snyder, qui écrit dans le New York Times Magazine, exprima son épouvante devant « l’abîme américain » ouvert par le mépris de Trump pour la démocratie électorale : « Il était clair pour moi en octobre, écrivit Snyder, que la conduite de Trump présageait un coup de force… » La conduite qu’il avait en tête traduisait avant tout sa propension à mentir, et la description concomitante des sources d’information qui le contredisaient comme fausses. Dans son texte, le cœur du fascisme est le « Gros mensonge » : « Tant que (Trump) a été incapable de mettre en application un vrai gros mensonge, un fantasme qui créât une réalité alternative où les gens puissent vivre ou mourir, son pré-fascisme resta privé de la chose elle-même. » Pour Snyder, cet écart fut comblé par l’affirmation du président (Trump) qu’il avait remporté les élections haut-la-main, et l’appel lancé à ses partisans à marcher sur le Capitole pour empêcher la validation de la fausse victoire de son concurrent.

Se confronter à la nullité de ces idées n’est pas chose facile. Le fascisme, une politique visant à exploiter l’énergie nationale dans la lutte pour le pouvoir politico-économique, se réduirait à la propension à raconter des bobards ; la notion selon laquelle « quand on cède sur la vérité, on cède le pouvoir à ceux qui possèdent la richesse et le charisme pour créer un spectacle à la place, » prétend que le pouvoir de la classe dirigeante repose sur le consentement des administrés. Pour finir, même Snyder doit accepter le fait qu’il n’y a pas eu de coup d’État et reporter le vrai danger sur les prochaines élections. Toutefois, il est facile de voir pourquoi ceux qui font véritablement tourner la machine – les patrons des grandes entreprises qui, actuellement, réduisent leurs contributions aux PAC [1] républicains, les « deux milliardaires de Californie » qui « firent ce que des légions de politiciens, de procureurs et d’influenceurs avaient tenté en vain de faire pendant des années », faisant taire Trump en bloquant ses comptes Facebook et Twitter — ont été effarés par la manifestation au Capitole. La désaffection vis-à-vis de la stabilité sociale telle qu’elle est définie par les normes de la démocratie électorale américaine est tout aussi troublante pour les créateurs officiels de l’idéologie, dans la presse et les institutions académiques, lesquels découvrent jusqu’où le désintérêt pour leur autorité conceptuelle a pu aller.

Environ 70 millions de personnes ont voté pour Donald Trump, après avoir vu pendant quatre ans l’homme agir (et ne pas agir) vis-à-vis de la crise du COVID-19 et dans bien d’autres domaines. Étant donné qu’il n’a rien apporté de ce pourquoi la plupart de ses électeurs avaient voté pour lui – qu’il s’agisse de financer des infrastructures destinées à restaurer le secteur du charbon, de mettre fin à la corruption politique, ou même de bâtir un grand mur magnifique pour bloquer les immigrants – ce soutien politique est une réponse claire au niveau symbolique. Les petites équipes de suprématistes blancs et la présence du drapeau confédéré [sudiste], à quoi s’ajoute la couleur de peau et le genre de la foule qui a envahi le Capitole, donne une idée de l’importance chez les trumpistes du sentiment répandu selon lequel le groupe le plus défavorisé d’Amérique est celui des hommes blancs. Tels sont assurément les termes dans lesquels Trump s’est régulièrement présenté.

Évidemment, au contraire de Trump, ses partisans sont en fait assez mal traités : les détenteurs de petites entreprises si nombreux dans les rangs de ses électeurs et les manifestants qui clament « Arrêtez de nous voler » sont mis sur la paille, à mesure que la stagnation, aujourd’hui accélérée par la pandémie, transfère de plus en plus de richesse entre les mains de possédants de moins en moins nombreux et d’entreprises toujours plus grandes ; la « classe ouvrière blanche » connaît une baisse des salaires depuis une génération, accompagnée d’une précarisation des emplois, lorsque les gens en ont encore un. Joe Biden, vieil allié des dixiecrates [2], et des anti-bus [3], l’homme qui avait déclaré à Anita Hill [4] qu’il « en pinçait pour elle », a jugé nécessaire de choisir une femme de couleur comme candidate à ses côtés – comme si l’horreur suscitée par l’élection d’un président noir n’avait pas été une peine suffisante infligée au Mâle blanc – alors qu’il est difficile aujourd’hui de trouver une publicité pour les céréales du petit déjeuner ou pour des consultants en gestion de patrimoine, où ne figurent pas des modèles noirs. La vérité, c’est que, même si la richesse et le pouvoir quel qu’il soit restent fermement concentré entre les mains (d’un petit nombre) de Blancs, l’Ère de l’homme blanc est terminée. Non seulement les Américains-européens constitueront bientôt une minorité aux États-Unis, mais l’Amérique — même si elle demeure la puissance dominante — est entrée dans une phase de déclin aussi bien économique que militaire sur la scène mondiale. L’économie domestique, avec ses sociétés zombies qui ne rapportent rien, sa bulle d’actions technologiques et l’endettement croissant des personnes, des entreprises et de l’Etat, exigent une paupérisation générale des basses classes.

L’Amérique fut bâtie sur le racisme : sur l’esclavage et le génocide. Son expansion à travers tout le continent puis dans le monde entier était justifiée par l’idée que les « anglo-saxons », en tant que représentants du progrès et de la civilisation, avaient le droit d’exterminer les peuples gênants et de forcer ceux jugés convenables à travailler pour eux. Le triomphe en 1865 du capitalisme industriel sur l’esclavage des plantations fut scellé par un marchandage entre les élites du Nord et du Sud qui imposa la domination blanche malgré l’abolition de l’esclavage. Mais tout au long du XXe siècle, à mesure que les États-Unis remplaçaient la Grande Bretagne sur les plans économique, militaire et politique, le développement et la mondialisation de l’économie – déplaçant les travailleurs africains-américains du Sud vers l’industrie du Nord, et les dirigeants, politiciens et généraux américains vers le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Asie ainsi que l’Europe, non pas comme conquérants mais en tant que partenaires dominants des gros bonnets locaux – ont rendu toujours moins défendables les fondements idéologiques de la suprématie blanche. Si la stratégie sudiste de Nixon marqua l’adoption du racisme par le parti républicain en tant que base d’une coalition électorale au service des préoccupations des entreprises, associée à l’annulation des maigres réformes du New Deal, la revendication de pure forme de la « diversité » devint le marqueur des forces néolibérales qui s’efforçaient d’amener le capitalisme américain dans l’environnement mondial du XXIe siècle. L’actuel désarroi au sein du parti républicain est le résultat du conflit entre deux principes : la suprématie blanche pour les couches inférieures et le business transnational pour le petit groupe de la classe supérieure. Ce qui les avait maintenues soudées jusqu’ici, c’était la blancheur dominante au sommet et l’acceptation obéissante du statuquo par ceux de la base.

Il est décourageant d’apprendre combien les gens peuvent être loin de comprendre ce qui leur arrive et ce qu’ils pourraient faire face à cela. En revanche, malgré le nombre de personnes adhérant à tout ce que les drapeaux représentent, la foule qui se déplaça pour Trump à Washington (sans parler de la Floride où un grosse vingtaine de personnes vint l’accueillir) fut maigre comparée aux masses qui manifestèrent pendant des mois d’affilée pour le principe Black Lives Matter ; le saccage du Capitole fut mineur comparé à l’incendie de commissariats et de véhicules de police. Même si un petit nombre transportait des armes automatiques dans leurs sacs ils ne s’en sont pas serviassocié à Trump — ils ne sont pas le fait de squadristi [5] paramilitaires, et il n’existe aucune force politique sérieuse à l’horizon qui souhaite les organiser en tant que telles. Des membres de la populace firent caca dans les toilettes démocratiques du Capitole — ils ne s’emparèrent pas des stations de télévision ni des arsenaux. Mené par une bande de militants anti-masques, ce fut plus un événement à selfies super-viral qu’une tentative de s’emparer du pouvoir. L’antisémitisme est, dit-on, le socialisme des imbéciles ; le trumpisme est au pire le proto-fascisme des imbéciles ; l’Amérique ne pourra pas « redevenir grande ».

Les fanatiques de la conspiration, les mini-milices, les militants réclamant la réouverture des petites entreprises et le droit de manifester leur liberté individuelle en flirtant avec le mal – tout cela représente des réactions face à l’abîme plus grave qui s’est creusé devant l’Amérique et le monde : l’abîme de la stagnation économique d’une profondeur et d’une durée donnant à penser à une accélération du déclin du capitalisme. Du fait que les États doivent tirer leurs ressources de l’économie, ce déclin lui-même entrave la capacité des États de le gérer, d’empêcher les dommages et de stabiliser la société. Des milliers de milliards imaginaires peuvent être injectés dans le système financier, cela ne rétablira pas la rentabilité de l’entreprise privée : les licenciements peuvent être retardés, mais le problème des loyers impayés et des emprunts non remboursés par les locataires comme par les propriétaires n’en disparaîtront pas pour autant. Les institutions caractéristiques de la société actuelle, telle que la démocratie électorale, s’effondrent en même temps que les fondements de cette société. Ni la célébration nostalgique de l’initiative individuelle, brandissant le Gadsden Flag [6], ni la relance tout aussi rétrograde de l’antifascisme, exigeant la renaissance du New Deal, ne permettront de sortir de l’abîme.

En revanche, les manifestations du printemps dernier, réclamant quelque chose de nouveau – la fin de la répression systématique de certaines personnes par d’autres et la fin de la défense du statuquo par l’État policier – ont montré la possibilité d’aller de l’avant, comme l’ont montré les tentatives de gens du monde entier d’affronter le COVID-19 par leurs propres efforts, face à l’incompétence de l’État. Apparemment épuisé, désormais, non seulement par la maladie et la mort, mais par l’échec de Black Lives Matter à permettre une avancée contre les partisans de l’ordre, ce mouvement va devoir se reconfigurer en tant que lutte pour la survie des masses si l’on veut franchir cet abîme. Dans le chaos actuel de l’information, de la désinformation, de la peur de la catastrophe et du désir de vivre, c’est sur des tentatives de créer une nouvelle façon de vivre, et non de préserver ou de raviver l’ancienne, que nous devons nous concentrer. Il n’y aura pas de retour en arrière, mais seulement une marche en avant, nous précipitant dans l’abîme ou nous permettant de le franchir.

New York, 20 janvier 2021

[1Comités d’action politique, chargés de récolter des fonds pour les grands partis.

[2Élus démocrates conservateurs du Sud.

[3Opposants au transport des élèves en bus favorisant l’égalité raciale dans les lycées.

[4Universitaire noire, féministe.

[5Milices hostiles aux socialistes et communistes dans Italie des années 20 et 30, devenues le bras armé du fascisme.

[6Drapeau représentant un serpent à sonnette avec la devise Don’t Tread on Me (Ne me marchez pas dessus) — étendard utilisé par les libéraux, dont l’origine remonte à Benjamin Franklin et à la guerre d’indépendance des États-Unis.


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