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SOURCE : Marianne
Dans de nombreux secteurs, la généralisation du télétravail a entraîné une explosion de la réunionite en ligne, avec une injonction à la visibilité souvent mal vécue par les salariés les moins bien lotis.
Sophie, trentenaire parisienne et cheffe de projet marketing pour une prestigieuse marque de parfum, se souviendra longtemps de sa réunion virtuelle du 26 mars 2020. Un rituel hebdomadaire imposé par les RH de sa boîte dès le début du confinement pour « maintenir la cohésion sociale » du groupe, accompagné de l’obligation, pour tous les salariés – une quarantaine au total – d’activer leurs caméras. À la suite d’un dégât des eaux dans le petit T2 en rez-de-chaussée qu’elle partage avec son petit ami à Paris, Sophie compte les litres d’eau qu’elle dépense pour se doucher depuis une semaine.
Ce jour-là, lorsqu’elle se connecte à sa réunion zoom depuis sa cuisine – qui fait office de bureau improvisé – le spectacle de l’arrière-plan somptueux de la Directrice Marketing du groupe, qui a loué un château dans le sud-ouest de la France dès le début du confinement, est la « goutte d’eau » de trop : elle éteint sa caméra, malgré les consignes. « Il y avait ce contraste insupportable entre sa vie de châtelaine et moi, recluse dans ma cuisine faute de pouvoir travailler ailleurs, avec ce dégât des eaux qui m’empoisonnait le quotidien », explique-t-elle.
ÉCHAPPER À LA CAMÉRA
Comme Sophie, d’autres salariés de la boîte moins bien lotis que sa N+1 – « qui se plaignait de sa difficulté à chauffer correctement toutes les pièces de son château » – font eux aussi le choix, dès le début du premier confinement, d’éteindre leurs caméras. « Au final, résume Sophie, les seules personnes qui n’activaient plus leurs caméras, c’étaient les gens tout en bas de la pyramide sociale de l’entreprise, les gens comme moi ».
Des écrans noirs en réponse aux signes extérieurs de richesse étalés par leurs supérieurs hiérarchiques : depuis la généralisation du télétravail et l’explosion des réunions virtuelles, de nombreux salariés refusent l’injonction à la visibilité formulée par leurs managers – ou la contournent en bricolant des solutions de secours pour ne pas dévoiler la précarité de leur espace domestique.
LE PRÉSENTIEL GOMME LES INÉGALITÉS SOCIALES
C’est le cas de Claire, 33 ans, Senior manager dans une boîte de marketing. Comme Sophie, la jeune femme a reçu, dès début mars, des consignes très strictes sur les « bonnes pratiques » à mettre en œuvre lors d’une réunion en ligne. L’obligation de maintenir sa caméra allumée en faisait partie : « Du coup, nous pouvions tous profiter de la vue sur la sublime verrière de ma patronne, alors que j’avais dû trouver refuge chez ma grand-mère pour échapper à mon studio miteux, commente-t-elle. Je me plaçais devant un bout de mur blanc, certains de mes collègues mettaient de faux arrière-plans [une option disponible sur l’application Zoom, N.D.L.R.]. »
Une manière comme une autre de retrouver la neutralité relative des bureaux traditionnels, comme le souligne Fanny Lederlin, philosophe du travail et auteur de l’essai Les Dépossédés de l’open space (Puf, mars 2020) : « On a déjà oublié à quel point le travail en présentiel avait comme effet positif de gommer une partie des inégalités sociales, explique-t-elle. Tout d’abord, parce que l’open space, ou même le bureau individuel, sont des espaces qui opèrent une forme de lissage des différences. Et puis, se déplacer pour aller travailler, c’est déjà obéir à toute une série de rituels qui nous transforment en personnage public, avec toute la théâtralité et l’artificialité que cela implique. Travailler dans son espace privé, c’est aussi perdre le contrôle de ce “moi” public : nous ne sommes plus “que” notre personne privée ».
FLICAGE PERMANENT
Une forme d’authenticité subie à la fois très réductrice et très révélatrice de notre vulnérabilité sociale, économique, mais aussi affective… Béatrice, quadra célibataire et rédactrice dans une agence de communication parisienne, a passé la plus grande partie du premier et du second confinement totalement seule. « Ces deux périodes ont été très dures psychologiquement pour moi, confie-t-elle. J’étais brouillée avec ma famille, je n’avais plus la possibilité de voir mes amis ni de faire de nouvelles rencontres, et j’avais tous les jours sur zoom le spectacle et le bruit de foyers que j’imaginais forcémentheureux. Certains surenchérissaient sur leur vie privée “semi-vacances semi-travail”, alors que moi, j’avais juste l’impression de trimer douze heures par jour dans mon studio sans voir personne. »
Sans parler de la désagréable impression de faire l’objet d’un flicage permanent. « Ma N+1 a instauré, tous les matins, à 9 heures, une “pause-café” virtuelle”, témoigne Sophie. Sauf que, sous couvert de “restaurer un peu de convivialité”, nous avons tous l’impression, depuis, de subir un “check-up” quotidien, comme si elle tenait à s’assurer que nous sommes bien opérationnels et pas en pyjama sous nos couettes. »
Un phénomène qui ne surprend guère Laetitia Vitaud, experte “futur du travail et du management” et auteur de l’essai Du Labeur à l’ouvrage(Calmann Lévy, septembre 2019) : « On a commis l’erreur de croire que le management par le présentéisme disparaîtrait avec le télétravail, mais en réalité, le travail à distance réplique et renforce cette culture de la présence et du contrôle à la française grâce aux outils numériques », déplore-t-elle.
RÉUNION ZOOM DIMANCHE MATIN
Et de fait, derrière tous ces témoignages, un constat revient, inlassablement : celui d’assister, à la faveur de la généralisation du distanciel, à une extension toujours plus grande de la sphère professionnelle dans la sphère intime. « La crise sanitaire a été la porte ouverte à tous les abus, estime Claire. Sous prétexte que nous étions confinés et, qu’a priori, à part bosser, nous n’avions pas grand-chose d’autre à faire, nos managers se permettaient tout et n’importe quoi. L’une de mes collègues a dû assister à une réunion zoom planifiée… Un dimanche matin ! »
« Nos managers sont en roue libre et les RH ne sont pas du tout à la hauteur des enjeux, confirme Sophie. D’un côté, on exige de nous d’être joignables et visibles dix heures par jour et, de l’autre, on reçoit des ressources humaines des mails d’invitation à des séances de sophrologie collectives pour “améliorer notre bien-être en télétravail” ».
Une schizophrénie symptomatique des tâtonnements de la plupart des boîtes françaises, éduquées au présentéisme, et qui naviguent à vue depuis l’extension généralisée du télétravail. Mais Laëtitia Vitaud se veut optimiste : « Il faut comprendre qu’il y a tout un nouveau spectre de codes sociaux et de rituels à réinventer, toute une culture managériale à repenser, et ça ne se fera évidemment pas en jour. Mais même les plus horribles cultures d’entreprise vont finir par s’adapter car on observe déjà un refus très massif de la réunionite sur zoom en continu. Les gens n’en peuvent plus. Il faut simplement que les managers français comprennent que leur rôle de “pilier de bar” du bureau n’est absolument pas duplicable en ligne. »