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SOURCE : Bastamag
Accès à l’eau potable, à des soins de qualité ou à la justice : les services de base font défaut en Guadeloupe. Plutôt qu’une brutale « casse » du secteur public, il s’agit de scandales de corruption qui persistent, alors que l’État ferme les yeux.
« On dit souvent, ici, qu’on entre au CHU par la porte principale, et qu’on en ressort par la morgue », lâche cyniquement Cédric. Il est aide-soignant à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe. Sur l’île aux belles eaux, les médecins manquent – 354 pour 100 000 habitants, contre 437 à l’échelle nationale – et se concentrent sur Grand-Terre, plus urbaine et touristique. Les malades les plus fortunés privilégient les établissement privés, voire les transferts vers l’hexagone. Les autres, plus précaires, se rendent « à reculons » au Centre hospitalier de Guadeloupe (CHUG), épicentre d’une offre de soins dégradée. La bâtisse moribonde, située à Pointe-à-Pitre, pourrait d’ailleurs à elle seule illustrer la problématique des services publics outre-mer.
Soixante-cinq ans après que la Guadeloupe est devenue département français, la promesse faite aux Antillais d’une « égalité réelle », en droit et en situation, continue d’être déçue. Les services de base, surtout, ne sont pas honorés et les Guadeloupéens demeurent seuls face à un florilège de dysfonctionnements. Dans un rapport de sa délégation outre-mer, publié en janvier 2020, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) note « la persistance d’écarts importants dans l’accès aux services publics » comparée à l’hexagone, ce qui continue de nourrir « de fortes tensions et des frustrations ».
À l’hôpital, « il arrive souvent que les petits-déjeuners ne soient pas livrés »
Courant octobre, la métropole s’émeut brièvement, devant les images de ces lits Covid, disposés dans la cafétéria de l’hôpital. « Ça a choqué beaucoup de monde sur le continent. Nous, on a l’habitude de voir ça depuis l’incendie », témoigne Gaby Clavier, secrétaire général du syndicat UTS-UGTG. Le 28 novembre 2017, un départ de feu se déclare dans l’établissement. 100 lits, sur 500, sont perdus. Jamais récupérés depuis, à l’instar du système de climatisation, qui ne fonctionne toujours pas dans certaines ailes. Un comble, pour un hôpital en zone tropicale : « Certains patients viennent avec leur propre ventilateur », raconte Corinne Sophie, infirmière.
Des services, dont la maternité, la médecine néonatale, et jusqu’à il y a peu la réanimation et les soins intensifs, sont externalisés dans des cliniques privées alentours, pour des loyers exorbitants, qui plombent des comptes déjà largement déficitaires. Le CHUG est en effet en incapacité fréquente de payer ses fournisseurs, auxquels il doit une dette d’environ 50 millions d’euros. « Il arrive souvent, par exemple, que les petits-déjeuners ne soient pas livrés », relate encore l’infirmière Corinne Sophie. Les soignants décrivent une prise en charge des patients anarchique, parfois même médiocre. À l’été 2019, ils entament une longue grève, pour dénoncer la vétusté de leur établissement, où il n’est pas rare de trouver des locaux inondés, cernés d’insectes ou de moisissures.
- Bâtiments délabrés du CHU de Guadeloupe. © Marion Lecas
Le CHUG a d’ailleurs si mauvaise réputation qu’il peine à recruter : une cinquantaine de postes demeurent non-pourvus, quand des spécialités manquent, comme la médecine d’urgence, la radiologie, la santé mentale ou encore la gynécologie obstétrique. Ainsi, lorsqu’ils souffrent de pathologies peu communes, les Guadeloupéens sont souvent forcés de changer de territoire, et d’engager des frais conséquents, ou doivent renoncer à être correctement soignés.
Déclaré cause perdue, le CHUG sera rasé d’ici à 2023, remplacé par un centre hospitalier flambant neuf, qui rassemblera en un seul lieu une multitudes de services, jusqu’ici répartis dans tout l’archipel. « Ce regroupement risque de dévitaliser les hôpitaux de proximité, éloigner encore davantage l’offre des patients les plus fragiles socialement, et constitue un risque systémique en cas de catastrophe naturelle », alerte ainsi le CESE.
Présence de matières fécales, de pesticides, de métaux lourds : l’eau « potable » de Guadeloupe
À ce tableau sanitaire, déjà alarmant, s’ajoute l’immense scandale que constitue l’accès à l’eau en Guadeloupe. Une affaire vieille de trente ans, « qui pourrit la vie quotidienne des Guadeloupéens » : « C’est simple, soit l’eau n’arrive jamais dans nos robinets, soit elle arrive mais n’est pas potable », résume Germain Parant, président du Comité de défense des usagers de l’eau.
Présence de matières fécales, de pesticides – le chlordécone surtout, omniprésent en Guadeloupe – de métaux lourds : les analyses de l’eau se suivent et se ressemblent. « Et nous, citoyens français, continuons d’être surfacturés, harcelés avec des factures prescrites, trop vieilles. On saisit même nos biens ! Mais pour qui nous prend-t-on, des vaches à lait ? » Germain Parant hausse le ton. Derrière lui, une multitude de bouteilles en plastique, attachées les unes aux autres et lâchées en un rideau : « Ça représente la consommation quotidienne d’une mamie de 87 ans », détaille le militant. D’après les chiffres du CESE, 50 millions de bouteilles en plastique sont consommées chaque année en Guadeloupe, « avec des conséquences économiques et écologiques désastreuses », selon le CESE. Ironie du lieu, la petite ville où siège le Comité de défense des usagers de l’eau, Capesterre-Belle-Eau, produit à elle seule près de 35 000 litres par jour.
- Germain Parant, président du Comité de défense des usagers de l’eau. © Marion Lecas
Mais ce sont les tuyaux qui font défaut. D’après les statistiques de l’Office de l’eau, dévoilées le 2 décembre 2020, 61 % de la production d’eau potable est gâchée, soit près de 50 millions de mètres cube d’eau par an. La faute à des canalisations vétustes, les mêmes depuis soixante-dix ans, dont on ne compte plus les fuites. Quant aux stations de traitement des eaux usées, 70 % ne sont pas aux normes nationales. Les réseaux de collecte ne sont pas étanches, relâchent des rejets dans les milieux naturels, à proximité de sites sensibles, dont les nappes phréatiques ou les coraux.
« Insincérités budgétaires », « mauvaise gestion » et « clientélisme systémique »
Un milliard d’euros environ serait nécessaire afin de rendre fonctionnels les réseaux de canalisation et d’épuration. « Des millions ont déjà été mis sur la table : où est passé l’argent ? » interroge Germain Parant. Question rhétorique. Le nom des responsables est connu de tous, sur l’île. D’abord, le Syndicat intercommunal d’alimentation en eau et assainissement de Guadeloupe, le Siaeag, gestionnaire depuis 1963. En 2012, la Cour des comptes relève des « insincérités comptables pour des montants parfois très importants ».
En 2019, après douze ans de procédure, son ancien président Amélius Hernandez est condamné à trois ans de prison, dont deux avec sursis, pour détournement de fonds publics et favoritisme. Le Siaeag sera dissous le 1er décembre prochain. Sa nouvelle forme est actuellement en discussion, les collectifs citoyens poussant pour entrer au conseil d’administration. « Pas question, cette fois, de laisser gérer nos élus », s’agace Germain Parant. Car l’autre partie sur le banc des accusés, ce sont eux, les élus locaux, à qui les Guadeloupéens reprochent d’avoir vidé les caisses des collectivités.
En mai 2019, le quotidien France-Antilles, révèle que les deux-tiers des 32 communes de Guadeloupe approchent de la banqueroute. Pointe-à-Pitre (15 000 habitants), par exemple, se fait épingler par la Direction générale des finances publiques en mars 2019 pour un déficit de 78 millions, et un lot d’« insincérités budgétaires ». « La mauvaise gestion des comptes est d’abord imputable au clientélisme systémique que pratiquent nos élus depuis trente ans », accuse Harry Olivier, président du Collectif citoyens Guadeloupe, et ancien cadre dans l’administration. « Ici, lorsque vous employez un cousin, un oncle ou une sœur, c’est toute la famille qui vous accorde ensuite son vote. »
Déchets, transports : l’État sous-investit
Principale cause de la banqueroute des communes, l’augmentation de la masse salariale, +10 % sur ces trois dernières années. Le cas de la ville de Sainte-Rose, dans le nord de l’île, a récemment fait couler beaucoup d’encre. La municipalité n’a plus les moyens de rémunérer ses employés à l’heure. Ces derniers accusent, chaque mois, des retards de paiement. Pourtant, au lendemain des élections municipales, la maire fraîchement réélue, Claudine Bajazet, décide de titulariser vingt-cinq contractuels. Sainte-Rose, 20 000 habitants, compte ainsi une charge salariale de 1,8 millions d’euros par mois et peine à honorer ses (nombreuses) dettes. « La mairie parfois ne paie pas EDF, l’assainissement de l’eau, les prestataires pour ramasser les déchets… », rapporte Harry Olivier. « Et les citoyens sont ainsi privés de services de base. »
Si certains élus peu scrupuleux ont ainsi leur rôle à jouer dans la faillite des services publics, il faut noter un manque initial de moyens dans les DOM-TOM. « Les collectivités territoriales ultramarines sont en charge du rattrapage du retard d’équipement encore considérable dans des domaines essentiels comme le traitement des déchets, l’assainissement, les équipements scolaires, sportifs et culturels… », analyse ainsi le CESE qui conclut : « Les situations de départ sont souvent très difficiles. » Le territoire est en effet sous-doté en infrastructures, logements sociaux, numérique, réseaux d’énergie. Pour cause, d’après la direction du Budget, l’investissement moyen de l’État par habitant est de 116,29 euros en outre-mer, contre 176,40 en moyenne nationale.
- Vielle bâtisse de Basse-Terre, commune au sud-ouest de l’île, qui concentre les services administratifs et judiciaires. © Marion Lecas
En découlent des retards ubuesques, en matière de collecte des déchets par exemple. Moins de 50 % des foyers sont raccordés au tout-à-l’égout. Et moins de la moitié des déchets dangereux sont pris en charge, les 18 000 tonnes restantes étant abandonnées dans les ordures ménagères, les réseaux d’assainissement, ou directement dans la nature. En Guadeloupe, le premier espace de collecte spécifique des déchets dangereux des professionnels a ouvert ses portes en mai 2019. Seulement.
En Guadeloupe, la voiture pollue plus qu’en région parisienne
La dotation en transports en commun, aussi, apparaît aberrante. « On voit parfois des personnes âgées rester deux heures à un arrêt de bus », raconte Harry Olivier. La seule ligne relativement fonctionnelle est celle qui opère dans le centre économique de l’île, de la zone industrielle de Jarry à Pointe-à-Pitre. Les ruraux, eux, recourent massivement à la voiture individuelle : « En moyenne, chaque actif en emploi parcourt 17,5 km par jour en Guadeloupe, émettant ainsi 1,21 tonne de CO2 annuellement, la plaçant en tête des régions émettrices de CO2 par personne s’agissant des déplacements domicile/travail (contre 0,68 tonne en Île-de-France) », rapporte ainsi le CESE.
Un déplacement en bus générerait 3,5 fois moins de CO2. « Mais encore faut-il qu’ils passent à l’heure. Ou qu’ils passent tout court », assène Harry Olivier. Il faut dire qu’avec l’augmentation du nombre de véhicules en circulation et un réseau routier sommaire – sur Basse-Terre, une seule route permet de rallier le nord au sud – le trafic est très rapidement congestionné. « Quand on va de Pointe-à-Pitre à Basse-Terre, on ne sait jamais à quelle heure on arrivera », assure Harry Olivier, las.
La commune de Basse-Terre (52 000 habitants), justement, concentre les instances juridiques et administratives. Ce qui complique grandement l’accès à la justice pour les Guadeloupéens. S’y rendre coûte du temps et de l’argent, d’autant que les professionnels du droit, huissiers et notaires en tête, facturent des tarifs rédhibitoires. En 2019, ils se sont d’ailleurs fait épingler par la Haute Autorité de la concurrence, qui faisait état de prestations majorées de 25 à 40% par rapport à l’hexagone. Ainsi, un acte chez un notaire coûte en moyenne 514 euros de plus en outre-mer que sur le continent.
Quant à l’aide juridictionnelle, qui permet à un citoyen une prise en charge de ses frais de justice par l’État, elle reste insuffisante au regard des demandes. Si bien que les délais s’allongent et les dossiers s’embourbent. Restent les appels à « se faire soi-même justice », et à prendre la rue, comme en 2009 à l’occasion d’une grève historique. Mais les foules peinent désormais à se mobiliser, exaspérées par l’impression que rien ne changera jamais.
Marion Lecas (texte et photos), en Guadeloupe