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SOURCE : Zones subversives
La destruction de la planète et de l’humanité apparaît comme la principale conséquence de la catastrophe écologique. Le capitalisme devient toujours plus vorace en énergies naturelles et reste obsédé par la croissance. L’extinction de la faune et de la flore ne cesse de s’approfondir chaque jour. Pandémies, épuisement des sols, raréfaction des énergies fossiles, dérèglement climatique, pollution, déforestation ou incendies dessinent une période apocalyptique. Des écologistes et des intellectuels développent alors la théorie de l’effondrement ou la collapsologie.
Mais la mise en avant de l’urgence écologique occulte d’autres dimensions de la critique sociale. L’exploitation économique et la propriété privée, l’uniformisation marchande et la société consumériste semblent alors secondaires. Raphaël Stevens et Pablo Servigne, collapsologues réputés, insistent sur le danger de l’effondrement pour se donner une légitimité intellectuelle et politique. L’ancien ministre de l’Environnement Yves Cochet date la fin du monde entre 2030 et 2040. La pandémie du covid-19 permet à ces catastrophistes de savourer leur triomphe. Ces théories s’appuient moins sur la réflexion et l’analyse critique que sur un imaginaire de peur et d’émotions fortes.
Ensuite, les collapsologues ne remettent pas en cause le capitalisme néolibéral. Le documentariste Cyril Dion, qui montre les expérimentations alternatives, n’hésite pas à collaborer avec le gouvernement. Il lance une « Convention citoyenne pour le climat » qui se contente d’émettre des propositions qui n’engagent à rien. Le tout pour accompagner un capitalisme vert. Le succès médiatique de Greta Thunberg dévoile également l’hypocrisie des discours écologistes grandiloquents. La théorie de l’effondrement semble davantage nourrie par les films catastrophes du cinéma hollywoodien. Elle apparaît comme une forme de divertissement plus qu’elle n’alimente un véritable débat de fond.
Une nouvelle génération se politise autour des questions écologiques. Des étudiants de grandes écoles renoncent au mode de vie de cadre supérieur qui repose sur un système capitaliste de surconsommation. Les collapsologues sont parvenus à diffuser leur discours à travers la force des émotions. Cette prise de conscience écologique doit permettre d’affiner et de radicaliser les analyses. Des mouvements comme les luttes contre les Grands Projets, les Marches pour le climat ou Extinction Rebellion se développent. Même si l’activisme semble primer sur la réflexion critique. Il semble indispensable de penser les objectifs, le sens et la cohérence des diverses actions. Le philosophe Renaud Garcia propose ses réflexions sur cette théorie de l’effondrement dans son livre La collapsologie ou l’écologie mutilée.
Écologie réformiste
L’idéologie de la catastrophe débouche vers un « présentisme ». Des injonctions ignorent le passé et ne se projettent pas dans l’avenir. « Autrement dit, l’expérience angoissante d’un présent perpétuel, dénué d’assise dans le passé, incapable d’ouvrir sur un avenir et pourtant happé constamment par le futur immédiat », précise Renaud Garcia. Aucun projet à long terme n’émerge. Les propositions des collapsologues se limitent à une gestion de la catastrophe sans remise en cause du mode de production capitaliste.
L’anarchiste Carlos Taibo propose une « transition écologique » qui s’appuie sur l’égalité et la solidarité. Mais son utopie repose sur les certitudes optimistes du progrès. Plus généralement, la catastrophe débouche vers la « résilience », concept à la mode qui permet d’accepter l’inacceptable. La transition écologique portée par les écologistes reste ambiguë. « Elle oscille entre promesse de transformation sociale et adaptation continue à une société entièrement artificialisée », souligne Renaud Garcia.
La théorie de l’effondrement agite l’angoisse de la fin du monde. Mais elle occulte l’angoisse liée à la civilisation industrielle. L’écologiste Wendell Berry propose une critique du mode de vie urbain, avec le travail, les loisirs, la famille qui ne parviennent pas à donner un sens à la vie. Il évoque « l’expérience de la vacuité au sein de l’abondance frelatée, une forme de pauvreté modernisée où le standard de vie se paie d’une dépendance intégrale à une gigantesque machinerie », décrit Renaud Garcia.
Une mouvance écosocialiste tente de noyauter les marches pour le climat sous la bannière de l’anticapitalisme. Leur discours se contente de dénoncer l’oligarchie et la mauvaise répartition des richesses. Anselm Jappe attaque ce discours qui veut se contenter d’aménager le capitalisme. Au contraire, il insiste sur la nécessaire remise en cause de la logique du capital avec sa dimension autodestructrice. La recherche constante du profit et l’accumulation de la valeur mènent la société humaine à sa perte.
Les collapsologues évoquent peu la critique de l’aliénation numérique et les réseaux sociaux qui participent à l’effondrement des relations sociales et intimes. De plus, Internet et le capitalisme technologique participent fortement à la consommation d’électricité. Au contraire, les collapsologues s’appuient sur la diffusion de vidéos chocs sur les réseaux sociaux, accompagnées de grotesques pétitions en ligne.
Néanmoins, certains collapsologues interrogent les besoins, les modes de vie et les mécanismes de l’aliénation marchande. Pourtant, ils évoquent une transition écologique après la catastrophe plutôt que de lutter pour changer de société dès maintenant. Ainsi, « des formes actives de “transition” sont placées après l’effondrement envisagé, qu’elles revêtent une forme subie et non choisie, alors qu’œuvrent d’ores et déjà nombre de personnes qui tiennent pour essentiel de commencer à se détacher du règne de l’abstraction marchande », souligne Renaud Garcia.
Mais la question sociale devient l’angle mort de l’écologie. Un décroissant commeVincent Mignero insiste sur la nécessité de vivre dans la misère pour préserver la planète. Il va jusqu’à dénoncer les luttes sociales qui améliorent les conditions matérielles. Il se contente donc de se soumettre au désastre écologique et social pour mieux préparer sa petite survie individuelle.
Émotions contre la révolte
La collapsologie se confond avec le survivalisme. J.G.Ballard propose des romans de science fiction qui décrivent un monde post-apocalyptique avec une bourgeoisie retranchée dans un monde sous contrôle. Le romancier parvient bien à décrire les tendances de la société moderne. Yves Cochet, avec sa retraite de ministre, se réfugie dans une maison à la campagne pour faire l’apologie du survivalisme. Tant pis pour les prolétaires qui n’ont pas les moyens de se payer une retraite à la campagne. Au contraire, l’anarchiste Pierre Kropotkine valorise l’entraide contre toute forme de darwinisme social.
Une partie de la haute-bourgeoisie s’inscrit dans une démarche survivaliste avec achats de bunkers anti-atomiques. Cette approche individualiste révèle que la guerre de tous contre tous est déjà-là. La survie n’est pas un horizon à célébrer. « Nous devons créer une société écologique – non simplement parce qu’elle est souhaitable mais parce qu’elle est tragiquement nécessaire. Il nous faut commencer à vivre si nous voulons survivre », indique Murray Bookchin.
La collapsologie privilégie les émotions, les sentiments et les récits plutôt que la réflexion critique. Ce courant vise donc à séparer la raison de l’émotion. Ce qui correspond à la séparation entre le travail et le plaisir valorisée dans la société capitaliste. « Or, le problème est que la dichotomie entre la raison froide et la sphère chaude du sentiment reproduit, à l’intérieur du sujet, la structure de la société industrielle, qui segmente la vie entre la contrainte au travail d’un côté, et le temps d’épanouissement personnel hors travail de l’autre », observe Renaud Garcia. La discipline du travail impose cette séparation entre la rationalisation et la sphère des sentiments.
Dans la revue Yggdrasil, référence des collapsologues, la magie, la nature, la spiritualité, la communication animale et autres délires priment sur l’analyse critique du monde industriel. « Réflexologie sexuelle issue du Tantra, sacralisation de la pureté de l’enfance, danses rituelles, magie : rien n’est épargné au lecteur. Lorsque la réalité perd tout sens ou contenu objectif, on s’efforce de lui en redonner par la magie », ironise Renaud Garcia.
La collapsologie colporte une idéologie New Age qui vise à se relier à la Terre. Des communautés alternatives et non-violentes multiplient les ateliers pour se racheter une conscience planétaire. Cette démarche rejoint l’impasse du mouvement hippie. Theodor Roszak, dès les années 1960, a théorisé ces nouvelles communautés. « Elles aussi s’efforçaient, pêle-mêle de faire vivre un habitat partagé, de suivre un régime végétarien, de pratiquer le yoga, de monter une coopérative ou d’imiter la vie du Christ », rappelle Renaud Garcia. Mais ces communautés remplacent le désir d’une vie humaine libre par l’attente morbide de l’effondrement. La collapsologie dévitalise l’utopie de la contre-culture et de Theodor Roszak au profit d’un encadrement thérapeutique des émotions.
Le catastrophisme débouche vers l’adaptation et la résignation, plutôt que vers la lutte. « Mais l’adaptation peut prendre une forme passive, celle de l’acceptation par la méditation d’un destin sur lequel nous n’avons pas de prise », observe Renaud Garcia. La collapsologie valorise le deuil et l’acceptation de l’effondrement plutôt que la révolte. Le désespoir apparaît comme le seul horizon. « Ni le discours, ni les pratiques n’auront la même teneur, selon qu’ils s’enracinent dans une perspective thérapeutique ou dans une perspective révoltée », souligne Renaud Garcia.
Limites de l’idéologie écologiste
Renaud Garcia propose une critique percutante de la collapsologie. Après avoir écorné la mode postmoderne dans son Désert de la critique, il s’attaque à une autre idéologie particulièrement en vogue dans les milieux intellectuels et militants. La collapsologie dispose également de puissants relais médiatiques avec ses figures intellectuelles, comme Paolo Servigne ou Yves Cochet, et surtout son imaginaire de films catastrophe.
Renaud Garcia adopte une critique plutôt bienveillante de la collapsologie. Il manifeste une profonde sympathie pour les mouvements écologistes. Il observe que la théorie de l’effondrement révèle un goût pour la pensée critique et même un désir d’agir sur le terrain écologiste. Plutôt de balayer la collapsologie dans un ricanement hautain, il décide de s’adresser aux nouveaux militants tentés par cette idéologie pour en montrer les impasses d’un point de vue écologiste.
Il propose plusieurs critiques fortes. La première, reprise dans le titre, reste celle de la pensée mutilée. La collapsologie apparaît comme une vision étroite du monde qui ne permet pas une analyse globale de la situation. Les collapsologues évoquent la fin du monde, mais jamais la fin du capitalisme. Ils n’évoquent qu’un seul aspect de l’écologie, le plus spectaculaire, avec la destruction de la planète. Ils n’évoquent pas l’artificialisation des modes de vie. Surtout, ils ne remettent pas en cause l’exploitation et l’aliénation marchande. Les rapports sociaux de classe et les diverses hiérarchies qui fondent le monde capitaliste sont niés.
L’autre critique forte, c’est celle de l’émotion qui prime sur l’action. La collapsologie laisse place à une sidération qui ne permet pas de s’organiser pour lutter. L’imaginaire de films catastrophe nourrit la peur de la fin du monde. Si Renaud Garcia moque la spiritualité néo-hippie, il prend en compte la force de l’imaginaire. Mais, là encore, il refuse de se cantonner à la niche du catastrophisme. Son imaginaire, c’est celui de la science-fiction et notamment des romans cyber-punk. Cette littérature permet d’observer les tendances de la société moderne pour imaginer un futur proche. Elle permet de comprendre la société de surveillance et les horreurs de la société marchande. Cet imaginaire ne provoque pas uniquement de la sidération, mais surtout de la réflexion.
Les perspectives de luttes restent le grand point mort de la collapsologie. Les alternatives néo-hippies à la Cyril Dion ou le sauve-qui-peut égoïste d’Yves Cochet sont érigés en solutions miracles. La collapsologie ne favorise pas la solidarité et encore moins l’action collective. Face à la catastrophe, les collapsologues veulent avant tout survivre. Pourtant, il semble plus pertinent de remettre en cause le mode de production capitaliste avant la destruction de la planète. Surtout, le désir d’une vie épanouie doit primer sur le survivalisme morbide.
Renaud Garcia adopte une idéologie décroissante qui émousse sa critique. Il s’inscrit dans la filiation de l’écologie chrétienne avec la sainte trinité Illich, Ellul, Charbonneau. Ces auteurs peuvent proposer de bonnes critiques du monde moderne. Mais deux travers dévoilent toutes leurs limites. Ces chrétiens se vautrent dans la vieille posture réactionnaire. Face à la modernité et le progrès technique, il faut retourner à un mode de vie rural et archaïque. Un purisme décroissant condamne le mode de vie individuel, comme les jeunes écolos qui utilisent les réseaux sociaux, plutôt que de remettre en cause l’ordre existant.
Ensuite, ces pasteurs de la décroissance baignent dans une spiritualité qui n’a rien à envier à celle des collapsologues. Cette approche religieuse n’ouvre aucune véritable perspective en dehors du retour à l’austérité monastique et au puritanisme protestant. Au mieux, le changement provient de l’espérance plutôt que de l’action collective. C’est sans doute la plus grande limite du livre de Renaud Garcia de ne proposer aucune piste de lutte. Sa critique se cantonne au domaine intellectuel. Pourtant, la jeunesse qui se tourne vers l’écologie montre son désir d’action. L’écologie doit être critiquée comme une spécialité de plus dans le magasin de la contestation politique. Face à l’exploitation et à l’aliénation, c’est une lutte globale qui semble important d’engager. Renaud Garcia évoque les Gilets jaunes. C’est sans doute la grande force de ce mouvement que de proposer une perspective globale, contre toutes les critiques spécialisées.
Source : Renaud Garcia, La collapsologie ou l’écologie mutilée, L’échappée, 2020
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Pour aller plus loin :
Vidéo : La collapsologie ou l’écologie mutilée (Renaud Garcia), conférence mise en ligne sur le site Le Partage le 15 août 2020
Vidéo : Effondrement : “Un processus déjà en marche”, émission diffusée sur le siteArrêt sur images le 20 juillet 2018
Vidéo : Interdit d’interdire : Aurélien Barrau et Alain Damasio – La fin du monde est-elle pour demain ?, émission du 12 juin 2019
Radio : Renaud Garcia, Écologie sociale et entraide, conférence mise en ligne sur le site Et vous n’avez encore rien vu… le 2 janvier 2020
Radio : émission Chroniques rebelles avec Renaud Garcia diffusée sur Radio Libertaire le 28 novembre 2015
Freddy Gomez, Misère de la collapsologie, publié dans la revue en ligne A Contretemps le 19 octobre 2020
Eugénie Bastié, Écologie: quand le catastrophisme paralyse l’action politique, publié sur le site du journal Le Figaro le 14 janvier 2021
Alexandre Chollier, L’exercice de la pensée, publié sur le site du journal Le Courrierle 19 novembre 2020
Anne Rumin, « La collapsologie ou l’écologie mutilée » de Renaud Garcia, publié sur le site Topophile le 10 novembre 2020
Les Indiens du Futur, Livre « la collapsologie, ou l’écologie mutilée », publié sur le site Ricochets le 26 octobre 2020
La critique sociale ubérisée par la collapsologie, publié sur le site Notre travail quotidien le 5 septembre 2020
Jean-Claude Leroy, L’écologie politique mutilée par la vague collapsologique ?, publié sur le blog L’outre écran sur Mediapart le 6 novembre 2020
Renaud Garcia : « La technologie est devenue l’objet d’un culte », publié sur le site de la revue Ballast le 24 juin 2019
Renaud Garcia : « Renouer avec les gens ordinaires », publié sur le site de la revueBallast le 9 février 2016
Kévin “L’Impertinent” Boucaud-Victoire, Renaud Garcia : « La démocratie représentative est une faillite totale », publié sur le site de la revue Le Comptoir le 11 novembre 2015
Sébastien Lapaque, Les indignés, les anarchistes et les déconstructeurs, publié sur le site du journal Le Figaro le 25 septembre 2015
Renaud Garcia, Covid #6 | Une commune humanité contre le capitalisme technologique, publié sur le site Topophile le 18 mai 2020
Articles de Renaud Garcia publiés sur le site Les Amis de Bartleby