AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : QG
Qui est vraiment à la hauteur du moment Covid et du désastre civilisationnel qu’il révèle? La plupart, autant dans l’opposition politique qu’au sein du peuple, n’attendent que la restauration du déroulement normal du programme existentiel ordinaire, à base de consommation effrénée et de féroces inégalités acceptées. Dans une tribune pour QG, le sociologue Alain Accardo, ancien collaborateur de Pierre Bourdieu pour « La Misère du monde », tire quelques leçons radicales de la crise
Quand, dans l’avenir, des spécialistes des sciences sociales entreprendront d’étudier en profondeur l’épisode dit de « la crise du Covid » que nous sommes en train de vivre, ils ne manqueront pas de souligner le contraste entre l’ampleur des désordres de toute nature provoqués par la pandémie dans l’existence quotidienne des populations et l’absence de perspectives à long terme que ces bouleversements auront inspirée à nos concitoyens.
Après des mois de perturbation grave de tous les secteurs de l’activité tant personnelle que collective, après des milliers de morts, de faillites et de ruines, l’observateur ne peut qu’être frappé par, sinon l’absence de réactions du corps social, du moins la timidité et surtout le caractère inapproprié de ces réactions, celles de populations manifestement incapables, non seulement de trouver des réponses efficaces à la catastrophe mais encore d’en prendre exactement la mesure ou d’en comprendre la véritable signification.
« LA PLUPART N’ATTENDENT QUE LA RESTAURATION DU DÉROULEMENT NORMAL DE LEUR PROGRAMME EXISTENTIEL: BÂFRER, BOUGER, BAISER »
Qu’observe-t-on en effet, au moyen des capteurs dont on dispose le plus généralement ? D’abord, des foules désorientées et mécontentes d’être dérangées dans leurs habitudes, dont les récriminations, même quand elles sont justifiées objectivement, ont pour dénominateur commun l’impatience d’un retour, le plus rapide possible, à l’ordre des choses antérieur, c’est-à-dire à un monde où le relevé de compte bancaire indique le degré précis de liberté auquel chacun, homme ou femme, jeune ou vieux, peut prétendre. Les plus hardis vont jusqu’à réclamer qu’on en profite pour améliorer les salaires, les pensions, les carrières, etc. Mais rien que de très raisonnable, un simple rattrapage, à la limite, ferait l’affaire… L’important est de rétablir sans délai le déroulement normal du programme existentiel des « 3 B » (Bâfrer-Bouger-Baiser), en termes plus choisis, de retrouver le niveau de croissance et de consommation et donc le mode de vie que le monde occidental et toute la planète à sa suite, ont adopté à l’instigation des maîtres de la Finance et de leurs serviteurs politiques ou publicitaires.
A un niveau un peu supérieur de prise de conscience, des esprits plus réfléchis se remettent à ruminer quelques idées plus radicales, quelques concepts plus tranchants, mais avec une visible et invincible répugnance à en tirer les conséquences logiques et à compromettre les minuscules avantages dont ils bénéficient. Ce n’est pas un hasard si la CGT a perdu le leadership syndical au bénéfice de la CFDT. Dans la logique de la collaboration « républicaine » des classes, toute opposition à la toute-puissance du Capital tend à perdre sa légitimité et la fonction principale des syndicats réformistes n’est plus tant d’être les défenseurs du Travail que d’assurer l’acceptabilité des politiques du Capital.
Comme à chaque crise, alors qu’on pourrait espérer que la gravité des dégâts provoqués et la brutalité du choc encaissé par le système vont entraîner une remise en question de la machine capitaliste et de son obstination consubstantielle à courir à l’abîme, on constate que tout se passe comme si les « élites », tout autant que les masses qui leur laissent le champ libre, étaient incapables de réaliser quelles sont les racines profondes de la crise et d’imaginer quels remèdes on pourrait lui apporter dès maintenant. L’alliance du capital économico-actionnarial et du capital culturel a littéralement stérilisé les capacités d’invention humaine en matière d’organisation sociale. On est même, à bien des égards, retombé, pour ce qui est de l’analyse des problèmes d’aujourd’hui, et de la prise de conscience nécessaire pour organiser la résistance, à un niveau de lucidité et de cohérence bien inférieur à celui du mouvement ouvrier à la fin du XIXème, qui avait réussi pour le moins à effrayer sérieusement les classes dominantes occidentales. Ce qui revient à dire que le prolétariat industriel était finalement, tout bien pesé, moins aliéné en profondeur par l’exploitation capitaliste que ne le sont aujourd’hui les différentes composantes d’une classe moyenne en état de décomposition, qui ont à peu près tout abdiqué de l’héritage des luttes.
« LES QUOTAS D’ENFANTS ISSUS DES CLASSES POPULAIRES DANS LES GRANDES ÉCOLES : UNE TARTUFERIE SANS NOM DE LA CLASSE DIRIGEANTE »
Aujourd’hui, notre classe dominante, dont les fractions sont en compétition les unes avec les autres pour imposer partout le type de capital spécifique qu’elles détiennent respectivement, peut considérer qu’elle a gagné la bataille de la domination sur l’ensemble de la société, malgré la persistance de quelques foyers d’opposition : l’intégration à une des fractions de la classe dominante, par le biais de la réussite économique ou culturelle, est devenue l’objectif suprême des stratégies familiales de reproduction, même si, le plus souvent, il s’agit plus de réussites opportunistes en « simili », « au rabais », que de réussites effectives. Et quand on entend la droite libérale-sociale s’accorder avec la « gauche » sociale-démocrate pour prôner une plus grande ouverture des écoles du Pouvoir à quelques poignées d’étudiants sur-sélectionnés issus des classes populaires, comme un remède à la confiscation de la souveraineté populaire par la démocratie bourgeoise, on croit rêver et on mesure le degré de blocage et de tartuferie de la classe possédante et dirigeante et de sa clientèle. En effet, c’était en 1964 – déjà, il y a plus d’un demi-siècle ! – que Bourdieu et Passeron démontraient, dans une étude sur les étudiants et la culture qui a fait date, intitulée Les héritiers, que les études supérieures et leurs diplômes les plus prestigieux étaient quasiment la chasse gardée de la bourgeoisie car ces biens culturels servaient, au nom de l’émancipation des peuples par les Lumières, à légitimer la domination bourgeoise sur toute la société. Cinquante-sept ans après, pour la n-ième fois, nos dirigeants, Président en tête, viennent nous rejouer le même air de pipeau selon lequel en faisant entrer une poignée d’enfants des banlieues à Science Po on restaurerait la souveraineté populaire, et les directeurs de Science Po, ses étudiants, et ses journalistes, rivalisant d’inculture ou de mauvaise foi, d’applaudir sans moufter, à cette éclatante preuve de démocratie, importée une fois de plus des Etats-Unis sous le nom de « discrimination positive » (affirmative action). Cinquante-sept ans, et rien n’a changé, ni sous la droite, ni sous la « gauche » ! Et sur cette question, comme sur tant d’autres, les masses ont rejoint leurs élites dans le même « crétinisme » systémique, comme aurait pu dire Marx.
« IL EST TEMPS DE CHOISIR CLAIREMENT SON CAMP »
Eh oui, dans la société capitaliste marchande, les titres universitaires, comme les titres sportifs, ou les distinctions artistiques, ne sont pas que, mais sont surtout des moyens stratégiques de forcer l’entrée dans une fraction dominante, la médiation essentielle pour « parvenir », celle qui valide et facilite toutes les autres, demeurant bien sûr l’enrichissement – par tous les moyens – en capital financier, qui pèse plus lourd à terme que tout le reste. Et c’est cette société-là, irrémédiablement véreuse, déshonorante et corrompue, qui demeure la Canaan que nous proposons fièrement d’atteindre à notre postérité. Là-dessus tout le monde est d’accord, même ceux qui ne disent mot ou qui font semblant de croire que les obstacles rencontrés en chemin seront facilement aplanis par des réformes appropriées. Les seules réformes vraiment appropriées que connaisse la bourgeoisie possédante et dirigeante d’aujourd’hui, ce sont celles qui peuvent freiner la baisse tendancielle du taux de profit du grand capital, en pompant encore un peu plus les revenus du travail salarié et de l’épargne laborieuse, en désindustrialisant, délocalisant l’emploi, baissant les salaires, cassant les services publics, pratiquant le dumping social, l’évasion fiscale et autres fraudes économiques et vilenies sociales. Les petits-bourgeois chatouilleux sur le point d’honneur, qui ne veulent pas passer pour des complices d’un système inique, et qui se réfugient au Centre, au PS, chez les Verts, à la CFDT, etc., s’ils tiennent à conserver leur propre estime et celle des petites gens qui leur font confiance, ou qui n’y croient plus, devraient se désolidariser publiquement, expressément et sincèrement, de ce système, comme quelques-un(e)s l’ont déjà fait, loué(e)s soient-ils (-elles) ! Il est temps de choisir clairement son camp. Assez de bla-bla, de casuistique et de contorsions politico-idéologiques ! La crise du Covid, après et avant d’autres catastrophes encore, peut-être plus terribles, vient nous rappeler que notre édifice social est économiquement, politiquement et moralement ruiné, miné, vermoulu, foutu, à refaire de fond en comble…
ALAIN ACCARDO
Sociologue, professeur émérite à l’université de Bordeaux, proche de la pensée de Pierre Bourdieu, Alain Accardo a notamment participé aux côtés de celui-ci à « La Misère du monde ». Collaborateur régulier du Monde Diplomatique et de La Décroissance, il est notamment l’auteur de : « Le Petit-Bourgeois gentilhomme » et « Pour une socioanalyse du journalisme », parus aux éditions Agone