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SOURCE : Le vent se lève
Considérant insuffisantes les mesures de soutien aux métiers du spectacle dans le cadre de la crise sanitaire, les travailleurs du secteur ainsi que des étudiants d’écoles dramatiques occupent à ce jour une cinquantaine de lieux en France. Entre revendications et utopies, les acteurs de l’occupation des théâtres cherchent leurs rôles en attendant de retrouver leur public. Reportage entre témoignages recueillis et premier bilan d’une mobilisation « historique ».
LES SYNDICATS DU SECTEUR CULTUREL MOBILISÉS
Depuis l’occupation de l’Odéon-Théâtre de l’Europe à Paris, début mars 2021, une cinquantaine de lieux culturels ont été occupés en France. Au moulin du Roc à Niort, à la Comédie de Reims ou au théâtre de la Colline à Paris, en soutien à ce premier rassemblement, intermittents du spectacle, travailleurs saisonniers et étudiants en écoles de théâtre ou à l’université ont décidé d’occuper nuits et jours ces lieux de culture fermés depuis près d’un an, hors courte période de trêve estivale. Au cœur de leurs revendications, de nouvelles mesures de soutien pour le secteur culturel.
Les communiqués de presse publiés suite à l’occupation des lieux revendiquent peu ou prou les mêmes choses : un calendrier précis pour la réouverture des lieux de culture dans le respect des consignes sanitaires, la prolongation de l’année blanche qui a permis depuis mars 2020 à ceux ayant déjà le statut d’intermittent de continuer à en bénéficier et de toucher leurs indemnités quand bien même ils n’auraient pas fait leurs heures réglementaires et son élargissement à tous les travailleurs précaires ou saisonniers. La demande d’une baisse du seuil d’heures minimum d’accès à l’indemnisation chômage pour les primo-entrants ou intermittents en rupture de droit est aussi formulée – une revendication portée particulièrement par les étudiants d’école de théâtre ayant été les premiers à rejoindre le mouvement. À cela s’ajoute une demande de retrait pur et simple du projet de réforme de l’assurance chômage et des inquiétudes qu’il suscite pour les intermittents du spectacle.
A l’Odéon, la quarantaine de personnes présentes depuis le 4 mars à l’appel des sections des artistes musiciens et du spectacle de la CGT et d’autres organisations défendant les droits des techniciens du spectacle placent les droits des précaires au cœur des revendications. Assemblées générales et prises de parole s’y succèdent et chaque jour en début d’après-midi, les soutiens sont conviés à participer au mouvement sur la place qui fait face au théâtre. Dans ce haut lieu de la contestation de 1968, les occupants masqués, bien moins nombreux que leurs ainés Covid oblige, se relaient pour effectuer un « tour de garde » derrière la grille du théâtre et assurer le ravitaillement des contestataires. Un roulement est également organisé pour permettre aux occupants de retourner se reposer chez eux avec un va-et-vient régulier qui vise à ce que « le mouvement dure le plus longtemps possible » comme l’indique Emma, une étudiante dans une école de théâtre parisienne.
Dans les discours prononcés depuis le balcon du théâtre et sur les affiches qui trônent sur son ponton, la ministre de la Culture, accusée de faire la sourde oreille aux revendications, est la cible principale des contestataires. La seule évocation de « Roselyne » suscite cris et protestations de tous ceux qui regrettent que sa visite au théâtre le samedi 6 mars, trois jours après le début de l’occupation, n’ait pas débouché sur des réponses à leurs revendications « claires, concrètes, inébranlables », selon les mots d’un jeune artiste présent sur les lieux.
Pour plusieurs étudiants des écoles nationales de théâtre qui ont voulu suivre l’exemple de l’occupation du théâtre de l’Odéon dans d’autre lieux en France, la réaction de la ministre qui a jugé que les occupations de théâtres n’était pas « le bon moyen, que c’était inutile » et surtout qu’elles menaçaient des « lieux patrimoniaux fragiles » a beaucoup choqué. La confirmation selon Pierre, étudiant dans une école parisienne, « qu’on on ne parle pas la même langue », avant d’ajouter qu’il « serait peut-être temps de sortir de ce dialogue qui semble stérile. Et pourquoi pas imaginer un geste créateur qui aura eu lieu et qu’on ne pourra pas nous enlever même si les droits n’étaient pas obtenus ? » Parmi les étudiants rencontrés, s’il apparaît clé de soutenir le mouvement au Théâtre de l’Europe où la CGT est à la manœuvre, il leur importe aussi à la fois de s’en distinguer et de le prolonger par des revendications qui leur sont propres.
LA PAROLE DES JEUNES ARTISTES : RENOUVELER L’ORGANISATION DES LUTTES
Pour Cindy, l’une des occupantes du théâtre de la Colline, dans l’Est parisien, où des étudiants du Conservatoire National de Paris, de L’École supérieure d’art dramatique, du Conservatoire à rayonnement régional de Paris et d’autres écoles parisiennes ont investi les lieux le 9 mars, les occupants de la Colline se sont accordés sur une directive claire : « On ne se laissera pas écraser par la CGT, notre parole ne doit pas être récupérée. » Son souhait ? Qu’une « action groupée permette de « rassembler le plus d’étudiants d’écoles possibles et pas seulement les écoles de théâtre, pour que la jeunesse parle en son propre nom ». Et de là que ces revendications bénéficient plus largement à tous les étudiants. « Un panier repas à 1 euro, la seule mesure qu’a prise le gouvernement, ça ne suffit pas » nous dit-elle, en écho au discours tenu par les occupants du théâtre National de Strasbourg.
Au fil des assemblées générales, les mêmes revendications ressortent. Mais ce n’est pas si simple pour tous. Notamment pour ceux qui refusent d’organiser quoi que ce soit d’artistique dans les lieux qu’ils occupent parce que sinon « cela voudrait dire qu’on peut divertir les foules et cela serait contre-productif pour que l’on réponde positivement à nos revendications (…) et le gouvernement n’attend que ça ».
Alors que le contexte pandémique rend la possibilité de se représenter en public si rare et complexe, certains contestent ainsi la stratégie du chantage à « l’offre culturelle » et soulignent qu’en faisant la grève du théâtre, là où de toute façon il n’existe pas, il semble y avoir peu de risques que la « récitation d’un texte mette en péril l’obtention d’une revendication ».
Un des jeunes occupants de la Colline nous parle de la hiérarchisation entre les revendications : « La CGT veut les amener à prioriser l’assurance chômage tout en rendant secondaire la réouverture des théâtres. Cette prise de position est dangereuse. Il faut tout de même se souvenir que même si on a tous envie de lutter contre la précarité, cela fait sens d’occuper un théâtre plutôt que n’importe quel autre lieu. »
Quentin, au Théâtre national de Strasbourg, en tant qu’étudiant dans une école supérieure, s’estime très privilégié indiquant pour sa part qu’il ne sent pas légitime à être en colère et qu’il est davantage « dans une démarche empathique ». Il voudrait pouvoir parler de la « décentralisation non aboutie, du manque de représentativité sur les plateaux » pendant les assemblées générales mais comprend que ce n’est peut-être « pas encore le moment ». Pour Quentin, comme pour de nombreux étudiants consultés, s’ils appuient la mobilisation, le débat doit aussi prendre en compte leurs préoccupations artistiques et la signification de leur implication dans le mouvement qui ne sont pas réductibles à la liste des revendications catégorielles.
Le terme d’occupation de lieux de culture est chargé d’histoire et ramène inévitablement à mai 68. S’ils ont conscience que la référence aux événements de mai porte une part d’ironie, plusieurs s’interrogent. Si la mythologie de 68 ne semble pas résonner en eux, la part d’utopie portée par ce mouvement conserve son pouvoir d’attraction. Et si après-tout « ce n’était pas de cette Utopie dont on avait besoin » nous confie une étudiante à l’École de Théâtre Claude Matthieu. Le souvenir des années 60, de l’esprit de révolte, de l’interruption de l’activité théâtrale, des revendications pour un théâtre plus populaire, le sentiment que l’accès à la parole est devenu un privilège et qu’il faut redonner droit à la parole à tous, tout cela forme un ensemble qui parle aux étudiants.
THÉÂTRES OCCUPÉS OU THÉÂTRES HABITÉS ?
Alors qu’on célèbre le 18 mars le 150e anniversaire de la Commune de 1871, l’un des étudiants présents au Théâtre de la Colline nous rappelle qu’à défaut de barricades physiques – que les clés du lieux donnés par Wajdi Mouawad, le directeur du théâtre, aux occupants n’ont pas rendu nécessaires – ce sont des « barricades symboliques » qu’il faut ériger. Au Théâtre National de Strasbourg, on ne parle ainsi pas d’occupation mais d’« habitation », pas d’assemblées générales mais de « forum ». Au sein du théâtre strasbourgeois qui est à la fois aujourd’hui l’une des plus prestigieuses écoles nationales de théâtre et un théâtre, l’un des élèves explique que cette terminologie reflète davantage la réalité puisque « les cours sont maintenus et qu’ils habitent simplement sur place, ce qui n’est pas le cas d’habitude ». Leur directeur, Stanislas Nordey, leur a, là aussi, ouvert les portes de l’établissement.
« À défaut de barricades physiques ce sont des barricades symboliques qu’il faut ériger »
Pour certains, le terme d’occupation utilisé par ceux qui investissent les lieux est également problématique. Peut-on parler d’occupation lorsque les administrateurs des lieux, à défaut de leur propriétaires ou de leur administration de tutelle, ont accueilli et souvent soutiennent le mouvement ? Comme le souligne mi-amusé, mi-sérieux un étudiant : « Est-ce que ces gens-là existent vraiment ? À qui sont ces lieux réellement ? Est-ce que ça contrarie quelqu’un réellement que nous occupions les lieux alors qu’ils sont de toute façon fermés ? »
« Occupation », est-ce le vocable approprié quand Jacques Peigné, directeur délégué de la Comédie de Caen indique à France Bleu le 15 mars qu’on « se retrouve dans leurs revendications, c’était difficile de refuser. Le théâtre a toujours été un lieu de débat et d’ouverture, et il redevient ici un lieu d’agora » ?
La situation apparaît parfois tragi-comique. Comme celle de cet élève du Conservatoire national supérieur d’art dramatique à Paris, qui siège au Théâtre de la Colline et ne semble pas troublé par le fait qu’il « occupe » un lieu où des répétitions se maintiennent comme si de rien n’était, avec une sécurité à l’entrée qui vérifie qu’il détient bien la carte « Essentiel.le.s », une petite carte blanche à montrer au vigile avant de rentrer (« comme à l’époque du lycée ») qui a été distribuée à tous les occupants du lieu. Une occupation en somme assez bienveillante avec des vigiles qui veillent aux allées et venues…
Une occupation bien organisée aussi. Comme le rappelle un « occupant » de la Colline, plusieurs pôles ont été constitués pour mener à bien la lutte. Pôles juridique, logistique, communication, artistique sont là pour gérer les deux assemblées générales quotidiennes et l’ouverture chaque jour à 16 heures du mouvement vers l’extérieur. En somme, un siège ordonné : « On a besoin d’un pôle juridique pour annoncer chaque rassemblement à la préfecture : L’État n’attend que ça, que l’on outrepasse les règles » ajoute cet occupant de la Colline qui a passé la première semaine dans le théâtre et rappelle que son directeur, Wajdi Mouawad les a assurés de son soutien.
La question qui traverse les esprits : que se passera-t-il si les lieux ré-ouvrent à la mi-avril, si un calendrier de réouverture se dessinait ou si la principale revendication des intermittents, la reconduction de l’année blanche en particulier, était décidée ? Au Théâtre de la Colline, on renvoie aux assemblées générales qui n’ont pas encore statué sur ce point. Rien ne semble donc arrêté.
Certains regrettent à cet égard que l’occupation ne soit pas davantage un moment pour dépasser le débat des droits et de l’instant politico-médiatique mais plutôt une occasion pour réfléchir sur les enjeux du théâtre contemporain et de son ouverture vers un public plus large. Que cet instant « historique » selon les termes de plusieurs étudiants rencontrés ne catalyse pas les opportunités de réfléchir et créer ensemble.
RÉENCHANTER LES LIEUX : RETROUVER LE SENS DE L’ACTION
À cet égard, la position des étudiants occupant les théâtre semble dépasser la question des conditions matérielles d’exercice des métiers du monde du spectacle. Il y va de la possibilité même de la parole, de la création, de l’investissement des institutions comme autant d’espaces à la fois par rapport à l’ordre ordinaire du quotidien de la société consumériste et à celui du spectacle, face à un public trop absent et pas assez représentatif des composantes de la société.
Pour Emma, étudiante en philosophie à Paris que nous croisons à un des rassemblements devant l’Odéon, « il faut dépasser le débat des revendications catégorielle. Il faudrait laisser se déployer l’espace d’une hétérotopie (1), dans laquelle on oserait poser la question du désenchantement de la lutte, de ses recours, de ce qu’est réellement une action singulière, puissante, porteuse de sens. »
« Oser poser la question du désenchantement de la lutte, de ses recours, de ce qu’est réellement une action singulière, puissante, porteuse de sens »
À l’écoute de cette dernière, on se demande ce qu’il restera dans quelques mois, quand les théâtres seront ramenés à leur fonctionnement traditionnel, de ce moment d’occupation contestataire : ce qu’il aura produit et ce qu’il aura fait advenir de neuf chez ses participants.
Faudrait-il parvenir à conjurer le sort des perspectives utopiques charriées par l’imaginaire de l’occupation, qui nous paraissent trahies d’avance ? Pris entre l’inexpérience, la volonté de faire leur classes dans la lutte sociale, l’empathie envers les plus précaires, la colère et les organisations syndicales qui canalisent dans un premier temps l’émotion en lutte fonctionnelle, comment les étudiants peuvent-ils formuler des pensées et des actes proprement singuliers ? Est-ce là l’espace pour le faire ? Où est la différence qui donnera à cette parole une nouvelle force ? Toutes ces questions traversent un mouvement qui ne semble pas encore avoir trouvé les voix pour les porter ou y répondre.
Quelques démarches artistiques sont également mises en places dans ces lieux occupés. Il y en a quand même qui veulent jouer parce que la crainte que « les gens commencent à nous oublier » les terrasse. Simplement aussi parce que les plateaux ont manqué et cela fait du bien de se retrouver. Le dimanche 14 mars a, par exemple, eu lieu un marathon de dix heures devant l’Opéra de Bordeaux. Le collectif à l’initiative de cet évènement sur sa page Facebook est clair : « Si le gouvernement souhaite nous épuiser en nous empêchant de nous exprimer sur scène, nous voulons lui montrer que nous avons encore de la force, de l’énergie, et de la volonté à revendre. Nous appelons toutes celles et ceux qui le souhaitent à nous rejoindre tout au long de la journée pour nous soutenir et nous accompagner. »
À la Cartoucherie, dans le Bois de Vincennes, qui accueille quatre théâtres, quelque chose se met aussi en place pour organiser des représentations. Il se dit que le ponton en face du Théâtre du Soleil serait prêt à accueillir les spectacles qui ont été empêchés de naître avec la pandémie, le tout dans le respect des mesures sanitaires. Une collaboration entre le Théâtre du Soleil et celui de la Colline pourrait de même démarrer.
(1) Concept forgé par Michel Foucault, lors d’une conférence prononcée en 1967. « ”Des espaces autres” » (1967), Empan, Vol.54, 2004.