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SOURCE : Regards
Alors qu’Emmanuel Macron avait choisi, le 4 septembre dernier, de célébrer les « 150 ans de la République », nous fêtons cette semaine le 228ème anniversaire de la Première. Quelle fut sa genèse, son esprit ? Quel lien indéfectible entre République et démocratie ? Quid d’une VIème République ? On a causé avec l’historien du droit Thomas Branthôme.
Thomas Branthôme est historien du droit et des idées politiques. Il enseigne à l’Université de Paris. Spécialiste des libertés sociales, de la Révolution française et du républicanisme, il est l’auteur d’une Histoire de la République en France (2018), co-écrit avec Jacques de Saint-Victor.
Regards. Comment est née la Première République ?
Thomas Branthôme. Du ventre de la Révolution ! Beaucoup de nos concitoyens ont tendance à l’oublier, mais la Révolution française ce n’est pas « 1789 et uniquement 1789 ». Certes, c’est au printemps/été 1789 qu’éclate l’étincelle initiale, mais l’incendie se propage des années durant. Moins qu’une simple explosion, il vaudrait mieux se figurer la Révolution comme un processus, une lame de fond qui va bouleverser de fond en comble l’ordre politico-social de l’Ancien Régime. On ne saurait dire d’ailleurs à quel moment se termine ce processus : en 1799 avec l’avènement de Bonaparte ? En 1814 avec le retour des Bourbons sur le trône ? Avec la IIIe République, quand le régime républicain s’installe durablement ? Ou a-t-il encore court ? À ce titre, il est fondamental de comprendre que la République s’est formée au cœur du brasier révolutionnaire. En septembre 1792, on proclame la République à la faveur des événements, à la fois parce que l’avant-garde révolutionnaire ne veut plus de la monarchie et parce que ses derniers partisans ne peuvent plus la maintenir. Elle est donc baptisée par et dans le tumulte. D’aucuns rêveraient aujourd’hui qu’elle soit sagement sortie du crâne de Jupiter, mais elle a surtout jailli des forges de Vulcain. C’est en ce sens que je rappelle souvent que la République est consubstantielle à la Révolution : cela vaut tant pour son repère chronologique que pour sa charge politique.
Pouvez-vous, afin qu’on comprenne bien, nous expliquer le contexte social et politique de cette naissance ?
C’est un contexte âpre, explosif, parmi les plus rugueux que la France ait connu. En 1792, la Révolution est au bord de l’abîme. Juridiquement, la tentative d’une Monarchie constitutionnelle (Constitution du 3 septembre 1791) a échoué. La répartition des pouvoirs qu’espéraient les Constituants bute sur la pratique au jour le jour et Louis XVI, véritable ombre de roi, se trouve réduit à son seul droit de veto. Politiquement, les divisions font rage au sein de l’Assemblée législative et entravent l’action parlementaire. Inefficace et brouillonne, cette Assemblée est de factocontestée par les sociétés populaires (club des Jacobins, club des Cordeliers) qui forment une sorte de contre-pouvoir « depuis la rue ». Socialement, la « vie chère » (A. Mathiez) pèse lourd sur le dos des Français et maintient une forme d’atmosphère pré-insurrectionnelle quasi-permanente. Les habitants du royaume souffrent de ne pas voir l’égalité promise advenir. Deux derniers traits parachèvent ce tableau :
- 1. Louis XVI depuis sa fuite à Varennes (20 juin 1791) est totalement discrédité et se voit sans cesse accusé de jouer « double jeu ».
- 2. La guerre déclarée à l’Autriche (20 avril 1792) s’avère être un désastre sur les champs de bataille.
Ces différents facteurs vont construire la trame menant à l’effondrement de la monarchie française. Quatre dates en marquent l’agonie :
- 1. Le 11 juillet 1792, après l’entrée en guerre de la Prusse aux côtés de l’Autriche, l’Assemblée législative déclare la « Patrie en danger » et sonne l’alerte sur le péril mortel qui guette la Révolution.
- 2. Le 20 juin, un certain nombre de Sans-culottes s’introduit au Palais de Tuileries et force Louis XVI à « trinquer » à la santé de la Nation et à revêtir le bonnet phrygien pour prouver son attachement à la Révolution.
- 3. Le 25 juillet, une proclamation, dite « manifeste de Brunswick » (du nom du chef de l’armée prussienne), annonçant la prochaine arrivée dans Paris des troupes étrangères, promet aux habitants de Paris une « vengeance exemplaire », « mémorable » et une « subversion totale » contre tous ceux qui auraient outragé la famille royale. La menace pesant sur l’ensemble des révolutionnaires, un immense soulèvement a lieu en réaction.
- 4. le 10 août 1792, à l’appel de la Commune de Paris et des sections, s’ouvre une grande journée insurrectionnelle. Les Tuileries prises d’assaut, Louis XVI se réfugie dans l’enceinte de l’Assemblée législative. C’est la « chute de la monarchie » (M. Vovelle). L’ordre constitutionnel vole en éclats, le roi est suspendu, les ministres révoqués et l’élection d’une nouvelle assemblée nationale est votée. Trois mots flottent alors dans toutes les bouches : « Patrie, liberté, égalité ».
On a parfois parlé de « seconde révolution » aux sujets de ce déroulé. Je crois l’expression juste car c’est de ces événements que va naître la Première République de l’Histoire de France. Le 20 septembre qui suit, la nouvelle assemblée qui prendra le nom de Convention, prend place et décrète « l’abolition de la royauté ». Le lendemain (le 22), elle décide sur proposition de Billaud-Varenne qu’à compter de ce jour les actes publics seront datés de « l’an I de la République » et, le 25, elle proclame la République « une et indivisible ».
Toute une partie de la gauche semble l’avoir oublié et rechigne désormais à l’utilisation du mot « République ». Pourtant la majeure partie de la tradition révolutionnaire européenne jusqu’à la Seconde guerre mondiale s’est réclamée de la République démocratique et sociale.
Mais d’où vient cette « idée républicaine » ?
De très loin. Avec Jacques de Saint-Victor, nous en avons retracé l’histoire et la généalogie dans notre Histoire de la République en France [1]. Sa première formulation se trouve dans la philosophie grecque, chez Platon d’abord, qui y consacre un de ses traités, puis chez son plus grand disciple, Aristote. Précisions que le mot « république » n’a pas le sens que les Français lui accordent aujourd’hui ! Il s’agit d’une forme de régime politique (politéïa) propre à la cité athénienne qui appelle à gouverner en vue du « bien commun » par le biais d’institutions mixtes mêlant des éléments monarchiques, aristocratiques et démocratiques. Mais on peut retenir de cette première époque trois notions qui contribueront à établir l’idée républicaine : la question du meilleur des régimes, le souci du « bien commun » et la citoyenneté. Puis il appartiendra à l’Histoire romaine de traduire le concept de politéïa en latin par Res publica(littéralement, chose publique), donnant par ce biais la forme sémantique telle que nous la connaissons. La chute de l’Empire romain (476) entraîne toutefois l’éclipse de cette idée républicaine pendant plusieurs siècles avant qu’elle ne soit exhumée par la redécouverte au bas Moyen-âge d’auteurs classiques comme Aristote, Cicéron ou Tite-Live. À partir de ce moment-là, l’idée républicaine alimente en France le modèle d’une « monarchie tempérée » tandis qu’elle irrigue en Italie les nouvelles formes de gouvernement mixte (République de Venise, de Florence, etc). Ces différentes trajectoires font du républicanisme une référence polysémique dans la France pré-révolutionnaire du XVIIIème siècle. Pour certains, il ne s’agit que d’un mot médiéval synonyme d’État, pour d’autres, il renvoie à l’histoire ancienne et récente de l’Italie. Mais il existe également certains lecteurs anglophones pour qui la notion évoque les révolutions britanniques du XVIIème siècle, voire la nouvelle « République » États-Unisienne. Parmi les futurs grands acteurs de la Révolution, on peut ainsi dire que plusieurs (Mirabeau, La Fayette, Desmoulins, Robespierre, Brissot ou Condorcet) sont travaillés par cette question « républicaine ». Il s’agit toutefois d’une perspective d’hommes de lettres réfléchissant à la philosophie de leur temps et non à un quelconque projet politique visant à se substituer à la monarchie. En réalité, les grandes eaux républicaines dans lesquelles puiseront les hommes de 1792 au moment de l’édification du régime sont plutôt à trouver chez Rousseau. Grand connaisseur de la philosophie antique, Rousseau, plus qu’aucun autre, a exalté dans son œuvre ce gouvernement du « bien commun » et défendu l’idée que personne d’autre que le peuple lui-même n’était mieux placé pour en décider les œuvres. Dans le Contrat social et par son concept de « volonté générale », il est ainsi le premier à avoir noué la République et la démocratie (pouvoir du peuple), ce que les révolutionnaires en 1792 inscriront dans le marbre de notre histoire politique.
Donc, dans les principes fondateurs de la République française, il y a la démocratie ?
Parfaitement. Robespierre le dit d’ailleurs sans ambages dès le 5 février 1794 : aux yeux des révolutionnaires français, république et démocratie sont « synonymes » (Discours du 18 pluviôse an II). Toute une partie de la gauche semble l’avoir oublié et rechigne désormais à l’utilisation du mot « République ». Pourtant la majeure partie de la tradition révolutionnaire européenne jusqu’à la Seconde guerre mondiale s’est réclamée de la République démocratique et sociale. Regardez la grammaire utilisée par les membres de la Commune de 1871 autour de Charles Delescluze (« Patrie en danger », « Comité de Salut Public ») ou même la « mystique » qui accompagne la Révolution russe d’Octobre 1917. Lénine et les Bolcheviques, mais aussi Trotski, multiplient les références à la Révolution française et à son corpus idéologique. En 1936, même chose. Contre le fascisme de Franco qu’aident Hitler et Mussolini, les révolutionnaires espagnoles et les brigades internationales combattent pour la République… Il y a eu depuis une perte de transmission dans la mémoire politique entraînant l’ignorance de la consubstantialité de naissance qu’il existe en France entre Révolution, République et Démocratie.
Quels sont les autres principes fondateurs de cette Première République ? Et qu’est-ce qui la distingue des autres républiques de l’Histoire de France ?
Par définition, en étant la première, elle appelle à elle davantage d’honneurs mais aussi davantage de difficultés. Le mot clef de la période dit d’ailleurs beaucoup sur ce double aspect des choses : c’est le mot « fondation ». On peut percevoir par ce vocable emprunté au champ lexical de l’architecture l’état d’esprit qui anime les révolutionnaires. La Révolution a fait table rase du passé, à présent il faut construire. Un principe préside alors à tous les autres : l’esprit public. La Première République veut parachever les promesses de la Déclaration du 26 août 1789 en ne s’arrêtant pas seulement à l’Homme tel qu’il est, mais l’Homme tel qu’il devrait être s’il intègre la donnée républicaine : un citoyen. Il ne s’agit pas d’un simple clin d’œil à l’Antiquité mais bien d’une révolution anthropologique majeure. Jusqu’alors, les individus n’étaient en France que des « sujets de sa majesté ». Se transformer en citoyen s’inscrit dans le projet jacobin d’Homo novus. Cela signifie devenir autonome (auto-nomos, se donner sa propre norme) en contribuant à l’édification de la loi et en ayant le droit de participer aux affaires de la cité (la « pólis »). La philosophie républicaine forme un « système » : on cesse d’être un sujet en s’extirpant du corps monarchique pour devenir un citoyen défini par son appartenance à une communauté politique dont on vote les lois. Notons, si vous me permettez une incise, que le regard posé sur ce système nous apprend beaucoup sur nos propres manquements contemporains. Notre époque revendique largement – et cela est heureux – la Déclaration du 26 août, mais remarquez comme il s’agit toujours des « droits de l’Homme » et jamais « du Citoyen ». Cela démontre que la « valeur » publique n’est pas parvenue à s’enraciner totalement dans la société française. Pourtant, l’esprit public offrirait bien des services pour lutter contre le désordre du monde actuel. C’est en son nom que la République pourrait combattre l’atomisation de la société, la perte de solidarité, le développement de l’individualisme narcissique, l’extension du règne marchand, la prédation du capitalisme… Les autres valeurs de cette Première République découlent d’ailleurs de cet esprit public : la défense de la souveraineté populaire, la passion de l’égalité, la loi perçue comme expression de la volonté générale, l’exercice démocratique qu’on souhaite « direct » grâce aux sociétés populaires. Depuis, le conflit qui parcourt l’histoire républicaine entre les tendances conservatrices et les tendances favorables à la transformation du monde ont altéré ces valeurs, mais je considère que ces éléments forment toujours le corpus de l’idéal républicain.
On se trompe lorsqu’on affirme que le couple « unité/indivisibilité » relève de la « névrose républicaine ». On se trompe également en confondant unité et unanimité ou encore indivisibilité et uniformité. Cela contribue à brouiller le message originel de la République : ses fondateurs voulaient une société d’égaux, chose qu’ils n’avaient jamais connue et dont ils avaient tant souffert. Mais égal ne veut pas dire identique.
La République une et indivisible aussi, non ?
Oui, à condition de ne pas se méprendre sur les termes. En 1789, une véritable frénésie parcourt la France. Appelés à exprimer leurs vœux dans les cahiers de doléances, les Français veulent se muer dans un « grand tout ». Cela s’explique d’abord par la rage du Tiers-État qui, selon le mot de Sieyès, ne supporte plus de n’être « rien » dans l’ordre politique. Mais il y a aussi une sorte de lassitude de beaucoup de Français vis-à-vis de l’arbitraire et des privilèges impliqués par la perpétuation de l’ordre féodal. Le désir d’une loi commune afflue de toute part. On oublie trop souvent à quel point la société d’Ancien Régime était une société stratifiée et « cadenassée ». Nous savons bien sûr qu’elle était composée en trois ordres, mais nous ignorons qu’elle subissait également une division en « corps » (de métiers, de corporations). La force du concept de Nation, qui trouve son plein essor en 1789, s’explique par ce biais. La Nation permet, en opposition à l’ordre féodal, de penser un monde commun sans barrières ni distinctions. Aussi, et ce avant même la proclamation de la République, la Constitution de 1791 attribue l’unité et l’indivisibilité au « Royaume » (titre II, art. 1), à la « Souveraineté » (titre III, art. 1) mais aussi à la « Royauté » (chap. II, section I, art. 1). On se trompe donc lorsqu’on affirme que le couple « unité/indivisibilité » relève de la « névrose républicaine ». On se trompe également en confondant unité et unanimité ou encore indivisibilité et uniformité. Encore de nos jours, ces critiques sont pourtant encore récurrentes. On parle d’un jacobinisme voulant « empêcher les têtes qui dépassent », on exalte le Girondisme sans maîtriser le moins du monde les raisons du conflit entre la Gironde et la Montagne et sans savoir que la Gironde était pleinement partisane de la motion « République une et indivisible ». Et cela contribue à brouiller le message originel de la République. Alors rappelons les termes de la novation républicaine : ses fondateurs voulaient une société d’égaux, chose qu’ils n’avaient jamais connue et dont ils avaient tant souffert. Mais égal ne veut pas dire identique.
Au prétexte des 150 ans de la IIIe République, Emmanuel Macron a célébré « LA République ». Qu’avez-vous pensé de ce choix et de ce discours mettant l’accent sur la Troisième ?
Je dirais qu’il y a deux aspects à retenir de cette célébration. Avant toute chose, c’est un choix d’opportunité. Comme pour les « 100 ans » de l’armistice de « 14-18 », nous venons de fêter l’anniversaire des « 150 ans » du 4 septembre 1870 et le président de la République est dans son droit lorsqu’il préside pareille cérémonie. Toutefois, le choix du hashtag (#Les150ansdelaRépublique) prête en effet à discussion. Selon moi, Emmanuel Macron s’est attaché à promouvoir une donnée essentielle qui lui échappe depuis le commencement de son mandat : l’unité nationale. Comme tout chef d’État, il est fort probable qu’il en rêve ardemment, mais sa politique économique, l’affaire Benalla, ses « petites phrases » et l’affrontement avec les Gilets jaunes l’en ont éloigné. Or, comme nous venons de le voir dans la précédente question, l’idée d’unité est inscrite dans le génome républicain d’où, probablement, la volonté d’en convoquer l’imaginaire. Le problème est qu’en célébrant 1870 comme le commencement de la République, Emmanuel Macron a commis une double maladresse. D’abord, cela revient à exclure la Première et la Deuxième République, ce qui ne manque pas d’interroger sur le pourquoi, d’autant plus qu’elles sont connues pour avoir été les Républiques les plus « démocratiques et sociales » au moment de leur proclamation. Ensuite, en agissant de la sorte, Emmanuel Macron s’inscrit dans les pas d’une date sujette à polémique puisque les premiers mois de cette « République du 4 septembre » sont marqués par l’écrasement de la Commune de Paris à la demande du « gouvernement Thiers » (mai-juin 1871). Plusieurs historiens ont donc interprété la référence comme un aveu de gémellité avec Adolphe Thiers, rallié sur le tard à la République sur le seul fondement qu’elle serait « le régime qui nous divise le moins ». Je crois surtout pour ma part qu’Emmanuel Macron a opéré – consciemment ou inconsciemment ? – une confusion avec le mot célèbre de Clemenceau selon lequel « la Révolution est un bloc ». Dans le discours du 4 octobre 2020, j’ai senti une volonté de « cimenter » le corps social français en développant une rhétorique de l’Histoire de France conçu comme un héritage à recevoir en indivis. Mais dans le jeu de correspondance, cette proposition renvoie surtout à la fameuse formule de Napoléon Bonaparte (« De Clovis jusqu’au Comité de Salut Public, je me tiens solidaire de tout »), formule puissante pour celui qui voulait pacifier la France révolutionnaire et créer un pays à sa solde, mais qui relève davantage du bonapartisme que du républicanisme. Dans mes travaux, je propose précisément de sortir de cette vision ossifiée et monolithique de la République. La République n’est pas une sacralité divine hors d’atteinte des Hommes. Elle est au contraire notre bien commun et doit vivre au milieu de nous. Un droit d’inventaire est donc possible pour parfaire ce bien commun. En ce sens, je considère que la République, loin d’être une relique du passé qu’on maintiendrait sous verre, est un continuum qui se nourrit sans cesse des oppositions entre ses différentes sensibilités (jacobine, plébéienne, libérale, conservatrice) et qui se meut grâce à ce mouvement dialectique.
Doit-on à ce titre passer à une VIe République ?
L’historien du droit que je suis est, comme la plupart des membres de la doctrine publiciste, en profond questionnement sur ce sujet car nous savons comme le dit le Professeur Marcel Morabito qu’entre 1789 et 1875, la France a essayé à peu près toutes les combinaisons constitutionnelles possibles. Cela pousse à l’humilité… Quelques points m’apparaissent toutefois assez nettement. Premièrement, le fait que la Ve République ne se porte pas bien. Si l’on se veut le plus précis possible, je crois qu’il y a davantage une crise de la démocratie que de la République, mais on ne peut faire fi des dysfonctionnements institutionnels relevés par les différents organes de surveillance de la vie politique. Cela invite nécessairement à repenser le droit constitutionnel républicain. Deuxièmement, et cela est reconnu même du côté des partisans de la Ve République, le régime a progressivement été vidé de son esprit. Qu’on en apprécie l’architecture ou non, force est de reconnaître que la Constitution de 1958, qui voulait répondre à ce que le général de Gaulle dénonçait comme de la paralysie institutionnelle et de l’inefficacité politique, est parvenue à ses fins. Par le biais de son « parlementarisme rationalisé » (B. Mirkine-Guetzevitch) et de son exécutif fort, la Ve est en effet un régime stable qui a permis à des majorités de gouverner dans le temps long. Mais ses réformes l’ont transfiguré. L’élection du Président au suffrage universel décidée par référendum en 1962 a brisé le fin équilibre entre un chef d’État qui se voulait bien doté en pouvoirs (article 5 de la Constitution) et un Parlement seul bénéficiaire de l’onction électorale. Puis le passage du septennat au quinquennat (2000) et l’inversion du calendrier des élections législatives et présidentielle (2001) ont achevé la présidentialisation du régime, la majorité parlementaire étant élue sur le programme du candidat-président et appliquant en calque et à la lettre sa politique. Il est impossible aujourd’hui de ne pas reconnaître que cette plenitudo potestatis du président de la République à laquelle s’ajoute un Parlement réduit au rôle de « chambre d’enregistrement » des velléités présidentielles, pose problème au regard de l’idéal démocratique de la République. Troisièmement et enfin, je considère que nous vivons à l’échelle de l’Occident, et de façon particulièrement manifeste en France, la fin d’un cycle : celui du « gouvernement représentatif » (B. Manin). Pour le dire de façon succincte, cela signifie qu’après les différentes tentatives de démocratie directe ou semi-directe au cours des deux derniers siècles considérées comme non-concluantes, les élites et la grande masse des citoyens se sont rangées à l’idée qu’il n’y avait de démocratie possible que la démocratie représentative. Ce consensus est en train de se pourfendre. L’abstention massive, les mouvements sociaux quasi-continuels, la défiance grandissante vis-à-vis du politique, la séquence des Gilets jaunes et le désenchantement généralisé attestent une population qui ne se contente plus seulement de critiquer le personnel politique (« Je ne me sens pas représenté ») mais l’idée même de représentation. Face à l’ampleur de ce délitement, la Ve République possède-t-elle les ressources en son sein pour y répondre ? Rien n’est moins sûr. Ce qui est probable en revanche, c’est que nous vivions prochainement de grands bouleversements historiques.
Propos recueillis par Loïc Le Clerc
Notes
[1] Economica, 2018