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SOURCE : CADTM
« Areva nous cachait des choses. »
À Arlit, au nord du Niger, ce n’est pas l’industrie chimique qui fait la pluie et le beau temps, mais l’industrie nucléaire française qui y exploite d’immenses mines d’uranium depuis la fin des années 1960 grâce à des accords coloniaux lui assurant les meilleurs prix. À l’époque, les mineurs français bénéficiaient de mesures de contrôle et d’un suivi médical, tandis que leurs collègues africains, qui n’étaient pas considérés comme des travailleurs du nucléaire, ne disposaient d’aucune protection, d’aucune information, ni d’aucun suivi médical. Si certaines choses ont avancé du côté de la sécurité au travail, l’extraction du minerai atomique reste un désastre écologique et sanitaire étouffé au nom des intérêts économiques et diplomatiques de la France.
Mais les cours se sont effondrés à la suite de l’accident nucléaire de Fukushima : le yellowcake ne vaut plus un kopeck. En octobre 2019, Orano (ex-Areva) a annoncé la fermeture en 2021 de la Cominak, qui embauchait 800 personnes, tandis que la Somaïr, elle aussi filiale du géant de l’atome français, a drastiquement réduit son personnel . « Que va-t-on devenir ? » se demande-t-on dans l’un des pays les plus pauvres du monde. À Rouen comme à Arlit se joue la même partition. Des multinationales qui condamnent les populations à une double peine : d’abord subir les pollutions et les cancers causés par leur production puis se retrouver au chômage, quand la rentabilité ne suit plus. Et s’il était possible de reprendre des activités qui ne soient pas industrielles ? C’est la question que pose la réalisatrice nigérienne et fille de mineur Amina Weira à la fin de son film La Colère dans le vent.
- « On vous amène des tonneaux qui proviennent des mines. »
Prends le cake et tire-toi
Sur quoi repose “l’indépendance énergétique française” ?
La production d’uranium au Niger est un cas flagrant d’exploitation postcoloniale. Pour en cerner les enjeux, Z a pris le thé (sans cake) avec Raphaël Granvaud, l’auteur d’Areva en Afrique. Une face cachée du nucléaire français, (éd. Agone, 2012) un ouvrage de référence sur le sujet.
Dans les années 1940, la force de frappe de la « bombe » est appelée à remplacer les empires en déclin et à conjurer l’angoisse de pays comme la France face à l’amputation de colonies bientôt indépendantes. Le lancement du programme nucléaire tricolore, qui devait prolonger la « grandeur » et le « rayonnement » de la nation, repose sur une forte dépendance à l’uranium. Dès 1945, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) exploite les gisements du sous-sol français, extrayant un minerai qui devient, après traitement chimique, une poudre jaune appelée yellowcake. En 1976, c’est la Compagnie générale des matières nucléaires (Cogema, qui deviendra Areva en 2001 et Orano en 2018) qui prend le relais.
Assez vite, les ambitions nationales vont plus loin : ce sont les réserves enfouies sous la terre de ses ex-colonies que la France siphonne, achetant à des prix de misère l’uranium qu’elle prélève des riches gisements du Gabon (dès 1958) et du Niger (à partir de 1968, huit ans après l’indépendance formelle du pays). Au milieu du désert, des carrières à ciel ouvert, puis une gigantesque mine souterraine sont ainsi exploitées par deux filiales de l’entreprise : la Société des mines de l’Aïr (Somaïr) et la Compagnie minière d’Akouta (Cominak).
À la fin 2016, Areva a extrait environ 130 000 tonnes d’uranium des mines nigériennes depuis leur ouverture (acheminées en yellowcake jusqu’en France pour transformation et raffinage), ce qui représente deux fois ce que les 237 mines autrefois exploitées sur le territoire français ont pu fournir en une cinquantaine d’années [1]. Cette dépendance aux ressources étrangères (principalement venues du Niger, du Canada, d’Australie et du Kazakhstan) s’accroît avec la fermeture en 2001 de la dernière mine du sol hexagonal. « On lit pourtant encore dans des rapports parlementaires que le nucléaire offre à la France son “indépendance énergétique”, remarque Raphaël Granvaud. Soit l’État français considère que l’uranium est un élément négligeable de la fission atomique et donc on n’a pas besoin de s’inquiéter de sa provenance, soit, et c’est plus probable, il considère, à travers Areva, que le sol dont il provient, le Niger, lui appartient – et alors voit encore ce pays d’Afrique comme sa colonie. »
Dès le début de l’exploitation de l’uranium nigérien, le prix est officieusement fixé par Paris. « Le contrôle de l’uranium, avec celui du pétrole et d’autres ressources, fut l’une des raisons du maintien d’un dispositif de domination économique, politique et militaire de la France sur ses anciennes colonies, au lendemain de leur indépendance », pointe Raphaël Granvaud. Les dispositifs de domination n’ont pas écrasé de la même manière toute la Françafrique ‒ composée grosso modo de 15 pays africains maintenus sous influence : véritable cogestion avec certains dirigeants du premier cercle comme Félix Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire, ingérences plus discrètes dans d’autres pays. Mais concernant le Niger, tous les moyens étaient bons pour maintenir un régime vassalisé : contre-espionnage, instrumentalisation d’insurrections touareg et complicités avec des putschistes.
La vie politique agitée du Niger est étonnamment liée aux soubresauts de la relation commerciale avec la France. En 1974, Hamani Diori, le chef d’État en place, est victime d’un coup d’État peu de temps après avoir eu l’outrecuidance de réclamer une augmentation du prix de vente de l’uranium. « Si les putschistes avaient agi sans le feu vert de Paris, l’armée française présente sur le territoire nigérien serait intervenue comme elle l’a fait dans d’autres pays pour maintenir “son” dirigeant au pouvoir, comme au Gabon où elle a soutenu Omar Bongo jusque dans les années 1990 », commente Raphaël Granvaud. Trente ans plus tard, le président du Niger s’appelle Mamadou Tandja. Il commet la même erreur que son prédécesseur, réclame et même obtient une substantielle augmentation du prix en 2008. Il est renversé en 2010 par des militaires. Raphaël Granvaud détaille : « Selon Jean Ping, le secrétaire général de l’Union africaine de l’époque, les services secrets états-uniens et d’autres puissances intéressées, dont très probablement la France, savaient qu’un putsch se préparait et n’ont rien fait pour l’empêcher. Tandja a payé à retardement l’affront fait à la France en essayant d’obtenir des conditions plus avantageuses. »
Des élections sont organisées et un gouvernement démocratiquement élu reprend les rênes du pays : à sa tête, Mahamadou Issoufou, un ingénieur des Mines formé en France, passé par tous les postes de l’exploitation d’uranium au Niger, mais aussi par l’Internationale socialiste, et proche de nombreux dirigeants occidentaux. Un CV idéal pour négocier au mieux avec la France : il conclut un accord en 2014 qui modifie les taxes sur l’activité minière. Cette victoire apparente, qui permet d’afficher des taux de taxation plus décents sur le minerai extrait, est vite dénoncée par des ONG qui constatent qu’Areva dispose de nombreux leviers pour échapper à cet impôt [2]. Sans compter la gratuité dont l’entreprise bénéficie pour prélever des millions de litres d’eau dans la nappe phréatique d’Agadez, en plein désert : un passe-droit effarant hélas classique de l’industrie minière.
Le président du Niger commet l’erreur de réclamer une substantielle augmentation du prix en 2008. Il est renversé en 2010 par des militaires.
« Il y a un hiatus considérable entre le prix payé sur toute son histoire par Areva et la valeur stratégique de cet uranium », analyse Raphaël Granvaud. D’un côté un petit pays d’Occident, mais doté de la force atomique, et dont le niveau de développement nécessite toujours plus de puissance électrique ; de l’autre un pays du Sahel deux fois et demie plus grand que le premier, dernier au monde sur la liste de l’indice de développement humain (IDH) [3], dont la majorité de la population n’a pas accès à l’électricité importée du pays voisin, le Nigeria. L’extraction uranifère au Niger a aussi aggravé la situation des nomades qui se sont vu confisquer de nombreuses zones de pâturage nécessaires à l’élevage. Ces terres sont maintenant gardées par des sociétés de sécurité privées dirigées par d’anciens militaires français, et parfois même par des forces spéciales françaises envoyées sur place pour contrer les menaces terroristes.
« Ne plus compter sur la mine mais sur nous-mêmes »
Dans son documentaire La Colère dans le vent, la réalisatrice nigérienne Amina Weira filme la ville de son enfance : Arlit. Une cité édifiée dans les années 1960 au milieu du désert afin d’accueillir les travailleurs venus extraire l’uranium pour les besoins du nucléaire français.
Amina Weira, documentariste
Mon père était cadre électricien à la Cominak, la mine souterraine d’uranium ouverte en 1974 [qui va fermer en 2021, voir supra], située à côté de celle de la Somaïr, exploitée depuis 1968. Ce sont des filiales de l’entreprise française Areva. Petite, je voyais mon père partir au travail, je pensais qu’il allait au bureau. En 2010, j’ai découvert pour la première fois l’intérieur de la mine. J’ai vu tous ces travailleurs qui mettent leur vie en danger, qui partent à 250 mètres sous terre, j’ai trouvé ça effrayant. Ça m’a donné envie de faire un documentaire pour rendre hommage à ces gens, à mon père qui est descendu dans ce trou pendant toutes ces années pour nous nourrir et nous éduquer. Au fil de mes recherches, j’ai découvert l’ampleur de la pollution radioactive [4] et des problèmes de santé.
Ne pas aller contre Areva
J’ai convaincu mon père d’être le personnage central de mon film afin d’avoir accès aux anciens travailleurs de la mine. Avec lui, ils parlaient sans tabou, ils étaient plus à l’aise qu’avec une jeune femme comme moi. Raconter les mines devant le micro ou la caméra, c’est compliqué. Quand j’ai fait mes repérages, beaucoup de choses sont sorties de la bouche des personnes rencontrées, mais quand je suis revenue avec la caméra, elles devenaient muettes ! La plupart ont leur père, leur frère, quelqu’un de proche qui travaille à la mine. Un jeune qui rentre chez Areva ne va pas dénoncer les mauvaises pratiques de cette société, de peur de se faire licencier ou enfermer. Tout le monde sait qu’Areva a une influence énorme sur nos gouvernements et qu’il vaut donc mieux ne pas aller contre elle [voir p. 195].
- « Ils m’ont juste donné les résultats et m’ont dit que je n’avais rien. »
Une ville entourée de déchets radioactifs
Arlit, c’est ma ville, c’est là qu’on extrait la richesse du pays. On l’appelle « Petit Paris ». J’aimerais que ce soit vraiment le cas ! On a l’impression qu’elle est entourée de montagnes, comme celles auprès desquelles les Touareg s’installent pour se protéger du vent du désert. Mais ces montagnes ont été créées de toutes pièces. Elles sont composées de l’accumulation des déchets radioactifs issus de l’extraction. Avant la mine, Arlit était un campement touareg. Elle compte aujourd’hui 140 000 habitants. Toutes les ethnies du Niger s’y mélangent, ainsi que d’autres nationalités d’Afrique. On rencontre aussi pas mal de migrantes et de migrants qui s’y arrêtent pour travailler un peu, dans l’espoir de continuer leur chemin vers l’Europe. Arlit est organisée en deux cercles concentriques : il y a la « cité des travailleurs », composée d’ ouvriers, de cadres et d’expatriés, et le quartier des bidonvilles, qui forment actuellement la plus grosse partie de la ville. Dans la cité des travailleurs, il y a l’eau courante et l’électricité gratuite, des « cercles de loisirs »… tout est financé par Areva. Pendant le tournage, nous avions été choqués de voir des points lumineux au loin, lors d’une coupure d’électricité : une centrale alimentait la cité des travailleurs tandis que les gens des bidonvilles en étaient privés. Au lieu de profiter de cette énergie, ils en tombaient malades…
Travailler sans tenue de travail
Au début de l’exploitation, les travailleurs n’avaient aucun vêtement de protection, qu’on réservait aux cadres blancs. Areva ne fournissait même pas de gants, l’un des ouvriers retraités en témoigne dans mon film. Puis il y a eu des mobilisations et leurs conditions de sécurité se sont améliorées. À Arlit, les soins sont gratuits dans les dispensaires gérés par Areva. Les médecins sont payés par l’entreprise, cela crée une complicité. Les responsables d’Areva prétendent qu’il n’y a pas de maladies professionnelles. Pourtant, les travailleurs ont des maladies sans nom. Dans mon film, il y a une personne qui a des douleurs au niveau de l’estomac, de la poitrine. Les médecins lui disent qu’il a un ulcère. C’est un peu facile. Parler d’ulcère, ça permet de ne pas chercher plus loin, de fermer leur bouche aux malades. Il y a également beaucoup de problèmes respiratoires. Ici, des femmes accouchent d’enfants mort-nés, mal formés. Je voulais filmer les mères et leurs enfants, mais elles n’ont pas voulu. J’ai rencontré un ancien travailleur dont les reins étaient détruits, qui était sous dialyse et avait été évacué en France. Areva avait été obligée de prendre en charge les soins, mais depuis qu’il est à la retraite, ces soins sont à sa charge et il n’est pas en mesure de les payer. Des cas comme ça, j’en ai vu beaucoup : des retraités avec des maladies qu’on a laissées s’aggraver ou des travailleurs qui commencent à avoir des problèmes de santé chroniques.
Areva licencie les personnes malades ou moins productives. Après la retraite, les travailleurs n’ont aucune prise en charge sanitaire, or c’est souvent le moment où les maladies se déclarent. Les mesures de radioactivité [5] sont rares et les études médicales plus rares encore. Un médecin indépendant est intervenu pour sensibiliser la population aux conséquences de l’activité minière sur la santé. Il conseillait de se déplacer régulièrement, de quitter la ville de temps en temps. Je ne sais pas s’il a examiné des malades. Ces choses-là se font discrètement, à l’insu d’Areva et des autorités. Après mon film, certain·es sont venus me parler de cas similaires ou d’autres problèmes de santé.
Le cimetière des chèvres et des antilopes
Dans le film, une femme raconte que ses chèvres meurent. C’était ma nounou quand j’étais enfant. Elle avait une trentaine de chèvres, à l’époque. Quand je suis retournée chez elle, je m’attendais à ce qu’elle me dise qu’elle avait vendu ses chèvres. Mais elle m’a dit qu’elles avaient eu une maladie bizarre. Aux environs d’Arlit, on ne voit plus de fennecs et d’antilopes non plus…
- « On s’est trop mélangés avec des mariages. Seule la mort nous fera sortir de cette ville. »
Cette dame vit dans une maison construite avec des remblais de mine. Son quartier est proche de la mine souterraine, ce qui l’expose aussi à la radioactivité. Les gens vont récupérer l’argile proche et construisent avec ça, par ignorance, et parce que la radioactivité, ça ne se voit pas. Des prélèvements effectués par l’ONG locale Aghirin’man ont révélé que les maisons du quartier présentent souvent une forte teneur en radioactivité. Areva a promis de détruire ce quartier et de reconstruire les maisons un peu plus loin. J’ai tourné le film en 2015 et la promesse datait de cinq ans. Aujourd’hui, seules cinq maisons ont été reconstruites. Dans le film, on voit aussi des gens fabriquer des ustensiles de cuisine avec des ferrailles issues de récupération [voir encadré]. Areva a interdit aux travailleurs de les revendre pour que ça ne circule plus, mais ça continue à l’insu des responsables.
Qu’allons-nous devenir ? Contrairement à nos parents qui sont restés jusqu’à la retraite, je vois beaucoup de gens qui ont travaillé ici entre deux et cinq ans et qui sont partis. Nos anciens restent parce qu’ils ont fait leur vie dans cette ville. Pour nous qui avons grandi là-bas, tout nous rappelle notre enfance : la maison, les rues, les écoles qu’on a fréquentées, ce sont des souvenirs dont il est difficile de se détacher. Les autres n’ont pas ce sentiment d’appartenance. Vivre ici, c’est insupportable.
Peut-être Areva souhaite-t-elle partir parce que l’uranium ne lui rapporte plus autant. Avec la fermeture de la mine, on ne sait pas si la ville continuera à exister. On ne doit plus compter sur la mine, mais sur nous-mêmes. Nous devons nous demander comment notre ville pourrait subsister indépendamment d’Areva, en faisant vivre d’autres activités comme le maraîchage. C’était quelque chose qui marchait très bien à une époque, les arbres fruitiers, les légumes. Aujourd’hui, les terres sont polluées. Nous devons penser à revitaliser cette activité, quitte à la déplacer un peu. Faire ce film, c’est parler de la mine pour tenter de changer les choses. Même si le mal est fait, avec des tonnes de déchets qui sont là, tout autour de nous.
Ferrailles radioactives
« Comme vous le savez, depuis 2003, nous avons régulièrement attiré l’attention sur la présence de ferrailles contaminées dans les rues d’Arlit et d’Akokan. Pour mémoire, la tuyauterie que nous avions achetée en décembre 2003 sur le marché d’Arlit était souillée par un tartre très contaminé par du radium 226 (235 000 Bq/kg). Nous demandions à l’époque que vos filiales lancent une campagne de recherche et de récupération systématique de ces matériaux radioactifs. » Extrait d’une lettre de Bruno Chareyron, de la Criirad [6], à Anne Lauvergeon, PDG d’Areva, 31 juillet 2009. |
Un observatoire aux yeux bandés
Où le pollueur mesure lui-même la pollution
L ’exploitation des mines d’uranium entraîne une exposition des travailleurs·ses et des populations riveraines à toute une série de substances chimiques et faiblement radioactives. Leurs effets cumulés sur la santé, largement sous-évalués, sont pourtant réels. Dans le cas de la France, le suivi des anciens mineurs montre qu’ils sont davantage touchés par les cancers pulmonaires. À Arlit, la situation est particulièrement problématique, notamment car les dizaines de millions de tonnes de roches sorties de terre sont entreposées à l’air libre juste à côté de la ville. Selon la Criirad, les terrils « produisent en permanence un gaz radioactif, le radon, et les puissants vents du désert dispersent les fines poussières contenant des métaux lourds radioactifs, dont certains sont très radiotoxiques par inhalation [7] ». Sans compter la contamination des eaux souterraines, la vente de ferrailles et de textiles radioactifs sur les marchés de la ville, les rues remblayées avec des matériaux radioactifs…
Quelles doses cumulées sur plusieurs décennies ont déjà subi les habitant·es d’Arlit ? Des ONG s’attellent à le mesurer. En 2003 et 2009, la Criirad est ainsi venue soutenir les enquêtes d’une ONG locale, Aghirin’man. Les associations organisent la fermeture de certains puits particulièrement pollués et la décontamination des rues. Elles donnent aussi des recommandations aux habitant·es, comme celle de ne pas faire laver les tenues de travail potentiellement contaminées des mineurs par leurs épouses.
En 2010, Areva lance un « plan compteur » consistant à effectuer des contrôles systématiques dans les rues d’Arlit, afin de repérer les zones radioactives. Mais, pour ce qui est des habitations elles-mêmes, Aghirin’man remarque en septembre 2017 que seules 120 ont été contrôlées… sur une agglomération de plus de 100 000 habitant·es.
L’année suivante, Areva met en place un « Observatoire de la santé de la région d’Agadez », ce qui lui permet d’écrire année après année dans ses rapports qu’aucune maladie professionnelle liée à la radioactivité n’a été enregistrée [8]. Mais la Criirad critique ce dispositif de contrôle des pollutions géré par le pollueur, qu’elle décrit comme un « écran de fumée » : pas d’engagement contractualisé, liste périmée et incomplète des pathologies à rechercher, etc. Toujours selon l’ONG française, dans la région d’Arlit, « on peut estimer en tout cas que les opérations d’extraction de l’uranium vont entraîner le décès par cancer de dizaines d’habitants et de travailleurs [9] ». Aujourd’hui, l’opacité est toujours de mise sur la mesure et la prise en compte des pollutions par l’entreprise, d’autant plus avec l’annonce de la fermeture de la mine. Face à elle, Aghirin’man ne dispose que de très peu de moyens et cherche actuellement des fonds pour pouvoir continuer les contrôles indépendants sur toute la région d’Agadez [10].
- « On nous a dit qu’il y a du poison dans l’argile utilisée pour les briques de nos maisons. »
Pourquoi Areva est devenue Orano
Où la France achète à prix d’or des mines qui ne valent rien
En 2006, Areva manifeste son intérêt pour Uramin, société de prospection sur des gisements uranifères cotée à la Bourse de Toronto. À cette époque, le cours de l’uranium flambe et Areva prétend doubler sa production pour alimenter les centrales qu’elle compte vendre au monde entier. La suite de l’histoire montrera que les gisements vendus ne comptaient en réalité que très peu de minerai et étaient donc inexploitables.
Areva achète Uramin moins d’un an plus tard, laps de temps durant lequel le prix a été multiplié par plus de cinq pour atteindre 1,8 milliard d’euros. Des enquêteurs d’horizons divers [11] montrent que l’entreprise française n’est pas victime d’une escroquerie, elle a participé activement au gonflement de ce prix. Areva aurait volontairement attendu pour le laisser s’envoler, et acheter très cher une société en réalité sans valeur.
Je t’en donne officiellement 200, tu m’en rends 100 discrètement.
Cette obscure embrouille en rappelle fortement une autre, aujourd’hui bien éclairée : l’affaire Elf. La société Elf Aquitaine a surpayé pendant des années un certain nombre de contrats. On sait que l’argent issu de ces transactions exorbitantes ne restait pas longtemps en Afrique et finissait en fait dans des poches françaises. C’est le principe des « rétrocommissions » : tu me vends pour 100 euros de pétrole, je t’en donne officiellement 200, et tu me rends discrètement les 100 restants (moins une petite part que tu gardes pour service rendu). Ainsi je peux afficher une dépense de 200 euros et disposer librement des presque 100 euros revenus au bercail. Cet argent alimentait entre autres des partis politiques français (voir l’excellent spectacle de Nicolas Lambert Elf, la pompe Afrique).
On ne sait pas aujourd’hui si l’argent disparu dans le scandale Uramin est revenu, dans quelles poches et pour quel objectif final. Anne Lauvergeon, à l’époque PDG d’Areva, est en tout cas poursuivie en justice pour présentation, publication de comptes inexacts et diffusion de fausses informations à destination des représentants de l’État. Son mari, le bien nommé Olivier Fric, est quant à lui mis en examen pour délit d’initié et blanchiment. On trouve également l’inénarrable Patrick Balkany, qui a fait office de gentil intermédiaire à une époque où le président de la République n’était autre que son grand ami, Nicolas Sarkozy.
Tout comme la marque Elf a disparu (l’entreprise étant absorbée par Total), il semble qu’il était temps de faire disparaître la marque Areva. Fin 2017, EDF rachète la branche « réacteurs » d’Areva en quasi-faillite. Les autres activités du groupe (mines, enrichissement d’uranium, déchets nucléaires) sont réunies sous un nouveau nom : Orano, clin d’œil à Ouranos, dieu grec qui a donné son nom à la planète Uranus, laquelle a permis de nommer l’uranium. « Rappelons tout de même que dans le récit mythologique auquel les stratèges de communication ont choisi de se référer Ouranos va se faire castrer par son fils Cronos […] à l’aide d’une faucille, prévient La Parisienne Libérée. Voilà pour les perspectives d’avenir [12]. »
Textes et entretiens : Naike Desquesnes, Aude Vidal.
Dessins : Naike Desquesnes
Ce texte a été publié dans Z, revue d’enquête et de critique sociale, n 13,
« Rouen, fumées noires et gilets jaunes », publié en printemps 2020.
Leur site internet : http://www.zite.fr/
Il est possible de télécharger et d’imprimer le texte mis en page brochure pour l’imprimer et le diffuser en papier ici : Uranium de la françafrique (format page par page), format livret ici.
Source : Bureburebure.info
Notes
[1] « Uranium au Niger : soutenir les actions de l’ONG Aghirin’man », Criirad, Mediapart, 27 décembre 2017 (blogs.mediapart.fr).
[2] « Areva : transparence en terrain miné », Quentin Parrinello, dans La Transparence à l’état brut, Christophe Alliot et autres, coéd. One-Oxfam-Sherpa-Le Basic, p.43-51 (oxfamfrance.org).
[3] « Rapport sur le développement humain 2019 », Programme des Nations unies pour le développement, 2019 (hdr.undp.org).
[4] L’uranium est un métal lourd radioactif, dont la chaîne de désintégration, dans son isotope 235, produit au moins treize autres substances radioactives dont certaines sont très radiotoxiques (radium 226, plomb 210, polonium 210).
[5] En 2009, Greenpeace détecte sept zones à radioactivité anormale dans les rues d’Akokan, une ville minière accolée à Arlit. L’ONG mesure, à proximité d’une bouche d’aérage des galeries de la Cominak, une zone présentant un niveau de radiation sept fois supérieur à la normale.
[6] La Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) est une ONG française née à la suite de la catastrophe de Tchernobyl. Elle mène au Niger un travail de contre-expertise et de formation des populations locales.
[7] « Uranium au Niger : soutenir les actions de l’ONG Aghirin’man », Criirad, Mediapart, 27 décembre 2017 (blogs.mediapart.fr).
[8] Voir, par exemple, le « Rapport de responsabilité sociétale » publié en 2016 par Areva Mines.
[9] « Uranium au Niger : soutenir les actions de l’ONG Aghirin’man », communiqué cité.
[10] À travers l’association Les Amis d’Aghirin’man (helloasso.com). « On nous a dit qu’il y a du poison dans l’argile utilisée pour les briques de nos maisons. »
[11] L’écrivain Vincent Crouzet, ancien des services secrets, l’amiral Thierry d’Arbonneau, numéro 1 de la sûreté d’Areva, les journalistes Lionel Faull, Sam Sole, Stefaans Brümmer et Selma Shipanga…
[12] Le nucléaire, c’est fini, éd. La fabrique, 2019, p. 21.