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SOURCE : Contretemps
Josep Maria Antentas revient dans ce riche article sur la manière dont Daniel Bensaïd a repensé la lutte révolutionnaire, et plus généralement le rapport entre politique et histoire, à partir d’une conception du messianisme empruntée à Walter Benjamin.
Josep Maria Antentas est professeur de sociologie à l’Université autonome de Barcelone (UAB) et membre du Conseil consultatif de Viento Sur. Il est l’auteur de nombreux articles traduits et publiés par Contretemps.
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« Actualité de la révolution ? Sans doute, à condition toutefois de prendre cette actualité au sens benjaminien de possible et non de nécessité. C’est-à-dire réellement comme une tâche et non comme une prédiction. La barbarie, hélas, n’a pas moins de chances que le socialisme »[1]. (Daniel Bensaïd).
Depuis 1989, avec la publication de Moi, la Révolution jusqu’à sa mort en 2010, date après laquelle l’inachevé Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise (2011) verra le jour, Daniel Bensaïd a développé un travail particulier et original axé sur la réflexion politico-stratégique. Bensaïd était à la fois un militant et un théoricien et sa production intellectuelle est directement associée à un engagement politique qu’il a toujours compris de manière collective et organisée, et comme une tâche à long terme. Il n’a jamais été à l’aise avec l’étiquette de philosophe (« professeur de philosophie » corrigeait t-il) ni avec la notion d’« intellectuel engagé », mais plutôt avec celle d’« engagé intellectuel », disait-il, car l’ordre des mots importe[2].
Bien que les deux facettes, celle du militant et celle du théoricien, soient inséparables dans son itinéraire, elles se sont articulées de façon inégale au cours de sa vie. En ce sens, la trajectoire de vie de Bensaïd comporte deux parties. La première s’est déroulée du milieu des années 60 à la fin des années 80, époque où son rôle de leader politique était le plus prépondérant et où sa production intellectuelle était davantage liée à des textes circonstanciels, des interventions du moment, des matériaux destinés au militantisme de sa propre organisation et des documents de débats internes, l’ouvrage le plus important de cette étape étant La Révolution et le pouvoir (1976). Une deuxième, au cours des deux dernières décennies de sa vie, où sa principale contribution militante fut précisément l’élaboration d’une vaste œuvre théorique qui finit par être constituée de près de quarante titres, dont le plus significatif est Marx l’Intempestif (1995).
Dans un contexte de recul des attentes de changement, d’offensive néo-libérale et de paralysie de la gauche, Bensaïd entreprend alors un travail de reconstruction théorique qui emprunte des voies diverses qui, comme il le signale lui-même dans son autobiographie, finiront par se croiser : un inventaire de l’héritage et de sa pluralité, celui de la piste marrane et de la raison messianique, et celui d’un Marx libéré du corset doctrinaire[3]. Il produira ainsi une œuvre théorique singulière, fruit de diverses influences qui ne sont pas toujours apparemment compatibles, et dans laquelle des classiques du marxisme tels que Marx, Engels, Lénine ou Trotsky, seront combinés, sans quasiment de contradiction, avec une constellation d’auteurs outsiders tels que Walter Benjamin, Auguste Blanqui, ou Charles Péguy. Son intérêt pour l’étude des grandes luttes du mouvement ouvrier se combine à la curiosité pour les hérésies religieuses, le marranisme et des figures comme Jeanne d’Arc.
Le dialogue entre le marxisme classique et la constellation antipositiviste française (Péguy et Blanqui en particulier) interprétée via Walter Benjamin, se mêle également, dans son œuvre, au « marxisme occidental » et à des figures importantes mais isolées comme Lucien Goldmann ou Henri Lefebvre. À partir de là, il dialogue de manière critique avec les philosophies contemporaines de l’événement, avec Foucault et avec les courants post-structuralistes. Il s’est également intéressé (bien que cela se reflète peu dans son travail écrit) à établir des liens avec les courants inspirés par la sociologie de Bourdieu, qui ont été très influents dans le panorama francophone au cours des années 1990, suite à l’émergence de Bourdieu comme l’intellectuel médiatique anti-néolibéral de référence après les grèves de 1995.
Le résultat final est une œuvre au style très personnel et littéraire, pleine de métaphores et de formulations lyriques, écrite avec un fort sentiment d’urgence personnelle après le début de sa maladie en avril 1990. Défaite politique et maladie personnelle, d’une part, ténacité et volonté de résistance politico-vitale, d’autre part. C’est dans le cadre de cette tension latente que Bensaïd développe son travail. C’est un travail rapide et pressé dans lequel il n’y a pas de temps pour les exégèses systématiques ou les monographies détaillées. Ses livres traversent en diagonale et en toute hâte une série de thèmes omniprésents, dont le développement se fait dans une spirale expansive, mais sans jamais être explorés en profondeur. C’est là l’intérêt et le point faible de l’œuvre de Bensaïd, aussi peu systématique que stimulante. Bensaïd indique des pistes mais ne les approfondit pas trop, lançant des idées qu’il faut étudier plus sereinement et concluant parfois hâtivement la discussion sans l’avoir suffisamment pénétrée. Dans les pages de ses livres vit une galaxie de concepts et d’auteurs qui composent un paysage plein de moments éblouissants mais que la plume rapide et littéraire de l’auteur renonce à tracer avec plus de précision.
De nombreux adjectifs peuvent être attribués au marxisme de Bensaïd. « Marxisme pascalien » comme le fait Löwy en se référant à Lucien Goldmann. Ou encore, en citant de nouveau Löwy, « marxisme de bifurcation », pour souligner la vision stratégique non linéaire de la pensée de Bensaïd[4]. On peut également parler d’un « marxisme kairotique » comme je l’ai fait en d’autres occasions[5]. Ou simplement le définir comme un marxisme stratégique, en raison de sa focalisation première sur la question stratégique, et/ou un marxisme intempestif, reprenant sa propre référence nietzschéenne à Marx. Le terme « marxisme mélancolique », utilisé par Arno Münster à propos de Benjamin[6], convient certainement aussi. Il est possible que toutes ces qualifications saisissent des aspects de l’œuvre de Bensaïd et que, utilisées en même temps, elles saisissent le sens global de sa pensée : marxisme stratégique, kairotique et intempestif, imprégné de mélancolie et de résonances pascaliennes, peut-être ?
Une décennie après sa mort, l’œuvre de Bensaïd doit encore être revisitée en profondeur. Malgré l’intérêt croissant pour ses apports politiques et théoriques, qui s’est matérialisé par une lente mais réelle progression du nombre d’ouvrages consacrés à son étude[7], l’œuvre bensaïdienne jouit encore d’une reconnaissance et d’une diffusion relatives. Il est encore nécessaire et possible d’y faire de nouvelles incursions, de mettre en lumière des idées et des réflexions qui nous interpellent dans notre présent et nous permettent d’aller au-delà.
Dans d’autres articles, j’ai déjà analysé diverses facettes de l’œuvre de Bensaïd[8] et, dans cet écrit, je vais me concentrer spécifiquement sur une question concrète au centre de sa production intellectuelle : son tournant messianique sous l’influence de Walter Benjamin et le développement de ce que Bensaïd lui-même appellera une « raison messianique » qui, en interrelation avec son bagage marxiste classique, sera la base de la réflexion théorico-politico-stratégique qu’il développera dans les deux dernières décennies de sa vie.
À la recherche de la raison messianique
Les origines du tournant bensaïdien vers Benjamin remontent à la deuxième moitié des années 1980, marquée par un contexte de défaite et de déclin, suite à l’effondrement des espoirs révolutionnaires des années 1960 et 1970. Plusieurs penseurs de gauche ont cherché dans le philosophe et critique allemand une nouvelle façon de comprendre l’histoire et de faire le bilan du XXe siècle. « Plus de passé, plus de lendemains. Plus d’attentes, plus de « rêves vers l’avant ». De prisa, de prisa ! Vivre vite ! Ce n’était peut-être plus minuit dans le siècle, mais une fin d’après-midi vénéneuse, qui s’attardait voluptueusement dans un rougeoiement de mise à mort »[9]. Bien que sa production écrite n’ait pas éclos avant la fin de la décennie, Bensaïd a consacré une grande partie de son travail à la réflexion théorique. À une époque où la gauche régressait, il s’agissait de réexaminer les fondements de l’engagement révolutionnaire, de « fouiller à nouveau les raisons d’une passion, pour en mieux ranimer la flamme »[10].
Dans son livre Stratégie et Parti[11] publié en 1987, apparaît pour la première fois une référence à Walter Benjamin, une mention de la Thèse XII dans une note de bas de page critiquant la conception positiviste et scientiste du marxisme prévalant dans le mouvement ouvrier : « Cette conception scientiste du marxisme se trouve aussi bien dans la social-démocratie de la Deuxième Internationale, que dans le « diamat » érigé en idéologie d’État par le stalinisme. C’est ce que saisit parfaitement Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire[12].
Peu après, son livre sur mai 1968, co-écrit en 1988 avec Alain Krivine (mais essentiellement rédigé par Bensaïd), s’ouvre sur une citation de la thèse VI de Benjamin : « Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historien intimement persuadé que si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. À l’heure qu’il est, l’ennemi n’a pas encore fini de triompher. »[13] Le livre, intitulé de manière significative Mai Si ! Rebelles et repentis 68-88, était un bilan stratégique de mai 1968 et une revendication de l’esprit de rupture face aux renoncements survenus depuis la montée des nouveaux philosophes dans la deuxième moitié des années 1970 jusqu’à l’apogée du mitterrandisme dans les années 1980.
De par son style et son contenu, il s’agit d’une œuvre charnière dans la production de Bensaïd, à mi-chemin entre les écrits les plus militants, essentiellement orientés vers les membres (ou les sympathisants) de son organisation, rédigés à partir des années soixante jusqu’à Stratégie et Parti en 1987 et son œuvre théorico-stratégique plus large initiée avec Moi la Révolution en 1989. Ce livre a ouvert une sorte de trilogie sur l’histoire et la mémoire qui comprend également Walter Benjamin, sentinelle messianique (1990) et Jeanne, de guerre lasse (1991). La clé de toute la trilogie est la figure de Benjamin et, en particulier, ses Thèses sur le concept d’histoire, qui dessinent une conception messianique de l’histoire ouverte et une critique des rouages du progrès qui inverse les rapports entre l’histoire et la politique au profit de cette dernière. Dans la trilogie, Bensaïd se maintient, contre vents et marées, dans l’opposition au climat politico-intellectuel de l’époque, en s’inspirant de ceux qui incarnent la maxime formulée par Walter Benjamin de « prendre l’histoire à rebrousse-poil » dans sa thèse VII.[14]
Le premier livre de la trilogie bensaïdienne, Moi la Révolution (1989) tentait de libérer la mémoire de la Révolution de sa pétrification rituelle et de sa domestication politique par la République en plein bicentenaire. S’exprimant à la première personne, la Révolution, sous la plume de Bensaïd, s’adressait au Président de la République, le socialiste François Mitterrand, en affirmant : « vous aimeriez pouvoir commémorer en paix ; et, pour cela, effacer peu à peu ma trace, dans le long train-train des réformes, ces tricoteuses tristes, ces Pénélopes grises. »[15] La Révolution reproche avec colère au Président : « vous m’avez bannie, exclue, exilée de mon propre anniversaire. »[16] Face à un bicentenaire politiquement inoffensif où la pétrification de la mémoire de la révolution va de pair avec le vidage de tout son contenu réel, la révolution s’indigne : « Tu as pris soin, en ce bicentenaire morne, de me célébrer sur la pointe des pieds et le doigt sur les lèvres : ‘Elle est vieille… elle dort… Allez jouer plus loin… Surtout, ne la réveillez pas’. Je fais semblant. Je vous ai à l’œil, mes paupières closes : d’ailleurs, je ne dors jamais que d’un œil ; je ne me perds pas un de tes chuchotements »[17]
Le troisième livre de la trilogie, Jeanne de guerre lasse, prend la forme d’un dialogue entre l’auteur et la Pucelle d’Orléans, qui apparaît sous forme de voix spectrale pendant vingt-trois nuits consécutives, du 8 mai (date de sa victoire à Orléans) au 30 mai (date de son exécution). Cette forme dialogique trouve ses échos dans le Dialogue de l’histoire et l’âme charnelle de Péguy écrit en 1909[18], les voix de Jeanne elle-même et, d’une certaine manière, reprend le dialogue entre l’histoire et la mémoire avec lequel se terminait le deuxième livre de la trilogie, Sentinelle Messianique (que je traiterai plus loin). Tout au long du livre, Bensaïd et Jeanne ont une conversation imaginaire au cours de laquelle se développe une critique du monde actuel et un portrait de Jeanne comme emblème d’une politique de résistance à l’oppression en opposition à la Sainte canonisée et au mythe national français. Au début du livre, la Pucelle imaginaire, prête à briser le corset dans lequel elle est enfermée, justifie son apparition à l’auteur par ces mots : « Pourquoi toi ? Pour répondre à la fidélité de l’attente. J’ai besoin de complicité ; j’ai besoin moi aussi de me confier sans me soumettre à un interrogatoire. J’en ai eu mon lot. Et pourquoi maintenant ? Parce qu’il y a trop longtemps que je suis condamnée à la répétition de mon supplice, que j’attends ma délivrance (…). Me laisser à mes vainqueurs serait perpétuer mon bûcher, éterniser ma damnation. »[19]Sa Jeanne parut en 1991 dans un contexte politique marqué par le triomphe idéologique du néo-libéralisme où le « possible » et le « peut-être » s’étaient évaporés. Nous étions alors au milieu de la réorganisation du monde qui avait lieu entre la chute du mur de Berlin en 1989, la première guerre du Golfe en 1990-1991 et la désintégration de l’URSS en 1991. C’était l’époque du « nouvel ordre mondial » de Bush père et la « fin de l’histoire » de Fukuyama. « En des temps nauséabonds et faisandés, où des cadavres fétides sortent des placards, où les délires que l’on voulait croire exceptionnels menaçaient de devenir la règle », où, précisément, par contraste, « Jeanne apparaît dans toute sa fraîcheur »[20].
En France, la figure de Jeanne d’Arc était alors revendiquée par l’extrême-droite du Front National de Jean-Marie Le Pen, qui tentait d’en faire un symbole patriotique de sa nostalgie de la France impériale et pure, dans un contexte où la gauche était sur la défensive dans le domaine de la mémoire historique, ayant abandonné ou converti en souvenirs édulcorés et inoffensifs ses références traditionnelles telles que la Résistance, Mai 68 ou la Révolution française elle-même. « La gauche a mal à sa mémoire. Amnésie générale. Trop de couleuvres avalées, trop de promesses non tenues. Trop d’affaires mal classées, de cadavres dans les placards. Pour oublier, on ne boit même plus, on gère. La Grande Révolution ? Liquidée dans l’apothéose du Bicentenaire. La Commune ? La dernière folie utopique de prolétaires archaïques. La Révolution russe ? Ensevelie avec la contre-révolution stalinienne. La Résistance ? Pas très propre dès qu’on l’examine de près. Plus d’événements fondateurs. Plus de naissance. Plus de repères. »[21]
Entre Moi la Révolution et Jeanne, de guerre lasse, le deuxième livre de la trilogie, Walter Benjamin sentinelle messianique, posait les bases de sa raison messianique. Le tournant messianique benjaminien de Bensaïd est cependant lié à un retour à Marx lui-même, à l’étude duquel il s’est consacré pendant les années 1980.
Bensaïd lui-même souligne que la trilogie de la mémoire et de l’histoire marque un heureux détour pour mieux revenir à Marx, avec un autre regard et de nouvelles perspectives. Les nouvelles voies théoriques explorées et les trois œuvres « semblaient éloignées de Marx ». Il s’agissait – les dates le montrent – « d’un cheminement parallèle, pour mieux revenir à la question du communisme »[22]. En aucun cas elles ne reflètent « une tentation mystique à laquelle beaucoup d’autres ont succombé à cause de l’éclipse messianique »[23]. C’est-à-dire que le détour par Benjamin et le retour à Marx font partie du double mouvement simultané de la pensée de Daniel Bensaïd.
Il part à la recherche d’une nouvelle raison stratégique, basée sur une raison prophétique et messianique en interrelation avec le bagage stratégique du marxisme révolutionnaire classique dans le sillage d’auteurs tels que Marx lui-même, Lénine ou Trotsky. Il convient de se souvenir de cette dernière question pour bien comprendre le sens de son prophétisme et de son messianisme et ses implications pratiques concrètes. C’est sur un bagage marxiste classique que Bensaïd opère un virage messianique. Si ce second lui permet de repenser et d’actualiser son bagage antérieur, le premier lui permet une certaine interprétation du messianisme, la synthèse des deux étant la raison messianique qu’il ébauche dans Sentinelle et la politique profane qu’il développera tout au long de son œuvre ultérieure. La forme finale que prendra sa conception de l’engagement révolutionnaire dessiné sous le prisme benjaminien sera, reprenant la piste de la réinterprétation marxiste du pari pascalien sur l’existence de Dieu par Lucien Goldmann, celle d’un « pari mélancolique », né de l’observation permanente du divorce entre le nécessaire et le possible[24]. Exposée dans son ouvrage Le pari Mélancolique (1997), l’un des livres les plus bensaïdiens qu’écrivit Bensaïd, la proposition de comprendre l’action révolutionnaire comme « un pari mélancolique » est l’un des aspects les plus distinctifs et les plus pertinents de son œuvre, comme je l’ai déjà analysé en détail dans ma contribution à la monographie sur Bensaïd publiée par la revue Historical Materialism en 2016[25]. Dans une certaine mesure, l’adoption par Bensaïd du pari comme le moyen fondamental de comprendre l’engagement politique est une conséquence naturelle de sa conception profane de l’histoire et de son adhésion à la raison messianique. Cependant, Bensaïd ajoute au pari son aspect mélancolique. Pour lui, la véritable source de mélancolie n’est pas tant la possibilité de l’échec en tant que tel, parce que c’est quelque chose qui doit être considéré comme acquis dans toute notion d’histoire considérée comme un processus ouvert, mais plutôt le divorce déjà mentionné entre le possible et le nécessaire. Il s’agit cependant d’une mélancolie d’une nature très particulière, une mélancolie qui précisément n’a rien à voir avec celle dénoncée par Benjamin dans sa « Mélancolie de gauche » pour désigner l’intelligentsia de gauche de la République de Weimar, résignée dans sa pétrification, immobile et perdue dans l’auto-contemplation. La mélancolie de Bensaïd est une mélancolie comprise comme un outil pour l’action politique profane, consciente que « l’impossible demeure malgré tout nécessaire », et comme un levier pour ce qu’il appelle « l’action désenchantée (à ne pas confondre avec l’action dépassionnée) »[26]. Pari mélancolique et raison messianique donnent ainsi un sens à la forme particulière bensaïdienne de redynamiser une politique révolutionnaire dans les temps de défaite et de recul.
Sentinelle messianique
Le deuxième volume de la trilogie, Walter Benjamin, Sentinelle Messianique, est la clé des trois livres et constitue l’un des moments décisifs de l’œuvre bensaïdienne. Dès lors, la perspective messianique constitue le background général de son œuvre, dans laquelle il développera à nouveau plus spécifiquement des réflexions sur la raison messianique et la politique prophétique dans Le Pari Mélancolique (1997) et, surtout, dans Résistances (2001)[27]. Le tournant vers Benjamin s’inscrit dans une incursion plus large dans le monde du judaïsme hétérodoxe et des hérésies religieuses avec l’objectif apparemment paradoxal de refonder une politique et une stratégie profanes[28]. Parallèlement au messianisme de Benjamin, Bensaïd s’inspirera de plusieurs passages de son ouvrage sur le marranisme, c’est-à-dire le monde souterrain des juifs convertis de force au catholicisme au XVe siècle, dont la situation contradictoire de double hérésie par rapport au catholicisme imposé et au judaïsme communautaire lui a servi de stimulant pour réfléchir aux débats contemporains sur les identités et pour rechercher un équilibre entre continuité et discontinuité par rapport à sa propre tradition politique au moment de repenser une stratégie révolutionnaire pour le XXIe siècle.
Malgré cet intérêt pour le marranisme, les hérésies religieuses médiévales et le messianisme, Bensaïd n’a pas développé, bien que cela puisse paraître paradoxal, un intérêt pour la religion en tant que phénomène social, et il est resté en marge des études sur la sociologie de la religion et de, par exemple, toute l’école dérivée de la théologie de la libération en Amérique latine qui combine marxisme et christianisme. Athée irréductiblement antisioniste, et en très grande mesure « juif-non-juif » si l’on reprend la formule classique d’Isaac Deutscher[29], Bensaïd a toujours refusé de faire de la judaïcité l’élément déterminant de son identité personnelle. Dans sa biographie, Une lente impatience(2004), il souligne qu’il ne s’est jamais senti juif, ni pour des raisons de race, de religion ou de langue, bien qu’il écrive : « Je le suis pourtant resté, dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point, par solidarité inconditionnelle, non envers un État périssable, mais envers ceux et celles qui furent persécutés sous ce nom »[30].
Sentinelle messianique fut la première des réflexions de Daniel Bensaïd sur Walter Benjamin. Au cours des vingt années suivantes, il n’écrit aucun autre ouvrage spécifiquement lié à Benjamin, bien que ce dernier devienne l’une de ses références habituelles. Durant cette période, il ne semble pas y avoir eu de changements significatifs dans son interprétation de Benjamin, auquel il consacra quelques articles spécifiques tels que Utopisme et messianisme (1995) inclus dans La discordance des temps où il oppose Benjamin et Bloch, ou encore le prologue de l’édition italienne de Sentinelle écrit en 2009, « La traversée des décombres »[31]. Benjamin, au-delà des références régulières que l’on retrouve dans la plupart des écrits de bensaïdiens, occupera également aussi une place significative dans Marx l’intempestif (1995), notamment dans le troisième chapitre « Une nouvelle écoute du temps » de la première partie du livre ; dans Le Pari Mélancolique (1997), où il aborde la notion de révolution en utilisant la notion d’aura de Benjamin (dans une section du chapitre XII, « La révolution profane ») ; dans Résistances (2001) en réfléchissant sur le messianisme et l’utopie (chapitre III, « Les patiences du marrane ») et, dans une moindre mesure, dans Éloge de la politique profane (2008), en discutant sur la politique et l’état d’urgence à propos de Giorgio Agamben et Carl Schmitt (chapitre II, « L’état d’exception ordinaire »).
Walter Benjamin, sentinelle messianique est une œuvre écrite dans un style fragmentaire, peu structuré. Ce style trouve sa justification dans Benjamin lui-même, et sa propre écriture aphoristique, fragmentaire qui s’articule autour du montage et de la composition. « La méthode de ce travail : le montage littéraire. Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer » écrit Benjamin dans le Livre des Passages[32] en concevant un montage littéraire d’inspiration cinématographique (dessinant, selon les mots de Pierre Missac, une sorte de paradigme cinématographique[33]). Dans ce style bensaïdien, qui n’utilise pas le montage mais qui est fragmentaire et littéraire, se trouve à la fois sa force (la capacité de formuler des idées et des intuitions suggestives) et sa faiblesse (le manque de systématisation et une certaine tendance à la dispersion).
Le livre de Bensaïd ne figure pas dans la littérature de référence habituelle sur Benjamin et son impact au sein du corpus des études benjaminiennes fut, lors de sa parution, modeste[34]. En fait, il ne s’agit pas d’une étude sur Benjamin, mais d’une réflexion politico-stratégique prenant Benjamin comme axe et comme point de départ. La lecture bensaïdienne de Walter Benjamin est sélective. Cela ressemble davantage à une tentative de comprendre le présent et le passé, en vue de transformer l’avenir, à partir de Benjamin plutôt qu’une exégèse de sa pensée. Pour Bensaïd, « Benjamin devient à son tour une image dialectique, le point de cristallisation d’une pensée messianique aux prises avec les hypostases de la raison historique »[35]. Il reconnaît qu’il s’agit d’une interprétation possible de Benjamin, non pas la seule, mais une interprétation légitime fondée sur ses textes[36]. Bensaïd nous présente un « Benjamin politique » qui « politise l’histoire et l’esthétique »[37]. Un Benjamin à partir duquel on peut penser politiquement un moment incertain, un présent perplexe, assailli par un passé intarissable, qui délivre par saccades et embardées, pêle-mêle, ses vérités censurées et ses douteux fantasmes[38]. Sa revendication politique de Benjamin s’oppose aux lectures dépolitisées ou simplement culturelles du critique allemand. C’est un exercice qu’Esther Leslie[39] appelle, en jouant avec la « Thèse VI », un rejet du conformisme dominant des interprétations conventionnelles et dépolitisées de Benjamin dont il faut l’arracher.
Sentinelle messianique est l’image avec laquelle Bensaïd évoque Benjamin, en prenant une figure prophétique et messianique classique, celle de la sentinelle. Une image qui se rattache à la tradition benjaminiennes de penser à travers les images dialectiques. « L’image dialectique est une image fulgurante », dit le critique allemand[40]. Avec l’image de la Sentinelle messianique, Bensaïd évoque la relation benjaminienne entre remémoration-rédemption-temps présent, et l’anticipation et la recherche incessante dans le présent de nouvelles possibilités, même si celles-ci semblent inexistantes, pour changer le futur et racheter le passé. Dans ce livre, Bensaïd devient à son tour une autre étrange sentinelle messianique, en l’occurrence une sentinelle stratégique tapie dans les fissures du temps historique.
Bensaïd est attiré par le caractère hérétique et d’outsider de Benjamin, qui a eu une vie à « contretemps »[41]. Le contretemps sera de fait un concept-clé dans l’œuvre bensaïdienne future – un concept tiré de Marx qui l’utilise (zeitwidrig) dans la préface de la première édition du Capital. Malgré les grandes différences entre 1989-90 et les dernières années de Benjamin, il est difficile de ne pas imaginer que Bensaïd, en soulignant la vie à contretemps de Benjamin, n’établissait pas de parallèles avec la situation politico-vitale de tous les révolutionnaires de la génération des années 60 qui étaient encore fidèles à la lutte. Il rappelle que la fidélité de Benjamin à la mystique juive « le maintenait en marge des raisons d’État, triomphantes dans le stalinisme, embryonnaires dans le sionisme »[42]. Un outsider dans le fossé dont la lucidité vient précisément de sa marginalité.
Bensaïd apprécie l’approche de Benjamin pour le détail, le petit, l’infime. Prendre le parti du minuscule est une « stratégie de l’urgence au cœur de la catastrophe »[43], dans un contexte de déconstruction des grands artifices de la raison d’État et de la raison abstraite. Cette forme de raisonnement semble la plus adaptée à Bensaïd lui-même pour reconstruire la pensée stratégique dans un contexte de défaite. Cependant, il est important de comprendre l’approche de Bensaïd : ce n’est pas un chant au fragmentaire, ni à l’élaboration de pensées partielles. Il défendra toujours la nécessité d’avoir une cosmovision générale du monde et une pensée stratégique capable d’élaborer une synthèse des grands processus politiques et d’être au service d’un projet révolutionnaire en faveur d’une autre société. Bensaïd rappelle que le montage de Benjamin, l’écriture basée sur des citations et des commentaires, et son caractère kaléidoscopique ne sont pas un renoncement à la perspective globale. Benjamin « ne s’abandonne pas au chaos des fragments, à l’effritement des aphorismes. Distraitement, patiemment, modestement, il prend et reprend ses fragments, les assemble et les essaie, convaincu qu’il y a encore de l’ordre dans ce chaos »[44].
Les années 80 ont mis à l’épreuve les schémas stratégiques dans lesquels Bensaïd et sa tradition s’étaient formés à partir des années 60. Comme il le souligne : « notre univers de pensée ne s’était pas effondré. Cependant, il a été mis à rude épreuve. La crise était triple : une crise théorique du marxisme, une crise stratégique du projet révolutionnaire, et une crise sociale du sujet de l’émancipation universelle »[45]. Mais, quoique soumis à un test de stress rigoureux, et à plus d’un démenti, la pensée stratégique du courant de Bensaïd ne s’était pas décomposée. C’est précisément cette situation de crise sans effondrement qui lui permet de reconstruire à travers les détails afin, en partant de l’infime, de donner un sens au général sans tomber dans un fragmentarisme sans perspective globale. Bensaïd va vers le fragment car, au fond, il part d’une globalité qui, en crise, meurtrie et faible, lui fournit encore quelques coordonnées minimales pour s’orienter. Il recherche donc des éclairs pour mieux illuminer une pensée stratégique qu’il faut reconstruire.
Le messianisme stratégique et profane
Le messianisme ? L’utilisation familière et conventionnelle du terme est chargée de connotations négatives. Dans l’activité politique et sociale, elle est largement associée au comportement mystique et aux croyances irrationnelles, ainsi qu’au leadership autoritaire de gourous illuminés. Dans un entretien sur le livre, Bensaïd a admis que la question du messianisme pouvait générer une controverse, en raison de la connotation négative que le terme a dans son usage quotidien, en l’occurrence en raison de son association avec une attente passive ou la sacralisation du rôle libérateur du prolétariat : « Disons pour simplifier que le sens commun conçoit aujourd’hui péjorativement le messianisme, tantôt comme l’attente passive de la délivrance promise, tantôt comme la volonté d’investir un sujet messianique (le prolétariat en l’occurrence) d’une mission utopique. Il s’agit là à mes yeux d’une version grossière et vulgaire. »[46]
En réalité, le concept de messianisme se réfère au salut perpétré par le Messie. Le terme est dérivé de l’hébreu « mâshîa » (dont l’équivalent grec est « Christos ») et apparaît 38 fois dans la Bible. Dans l’Ancien Testament, il signifie « oint » et se réfère généralement au Roi ou au grand prêtre, tandis que dans le Nouveau Testament, le terme prend une dimension eschatologique appliquée à Jésus. Si elle se référait initialement au roi David, après la chute du Temple et la prise de Jérusalem, la notion de Messie a évolué pour incarner l’attente d’un sauveur indéterminé à venir[47].
Le messianisme trouve son origine dans les textes du judaïsme, la Bible d’abord et la Kabbale ensuite (l’école mystique juive naissante qui s’est développée à partir du XIIe siècle et dont la version moderne est largement dérivée des enseignements d’Isaac Luria au XVIe siècle). Mais, comme l’ont étudié Michael Löwy ou Anson Rabinbach[48], elle est réinventée au XXe siècle par une nouvelle génération d’intellectuels juifs d’Europe centrale de classe moyenne en rupture générationnelle avec leurs parents qui avaient emprunté la voie de l’assimilation culturelle. Leur nouvelle religiosité sera de tonalité mystique et romantique avec le messianisme comme élément central. C’est ce background politico-culturel qui permet de comprendre l’œuvre particulière de Benjamin. Cependant, le terme « messianisme » a des usages plus larges et a été utilisé dans des contextes très différents. Comme le souligne Gérard Bensussan, on peut distinguer trois niveaux d’utilisation différents : le messianisme propre à la tradition juive, sa sécularisation par les philosophies téléologiques de l’histoire, et sa critique par les philosophies de l’événement[49]. Trois sens du terme qui sont, en tout état de cause, liés entre eux et qui, d’une manière ou d’une autre, s’apparentent chez Bensaïd.
Bensaïd va vers Benjamin à la recherche d’un messianisme politique. Mais la particularité du tournant benjaminien de Bensaïd n’est pas seulement son intérêt pour un Benjamin politique, dans le sillage d’autres auteurs comme Löwy ou Eagleton[50], mais surtout son utilisation stratégique de l’auteur des Thèses. Bensaïd explicite l’approche stratégique de sa lecture de Benjamin et son utilisation de Benjamin pour penser stratégiquement au début de son livre : « La politique n’est pas une affaire d’État. Elle est la pensée stratégique du présent, la possibilité d’interrompre le cours du temps, de bifurquer vers des sentiers inexplorés, la disponibilité de voir surgir le Messie qu’on n’osait plus, sans se l’avouer, espérer. Passé et futur sont perpétuellement remis en jeu »[51].
Dans son analyse de Benjamin, il n’est pas clair si Bensaïd considère cette lecture stratégique de la raison messianique comme sa propre contribution à partir de Benjamin ou, au contraire, s’il considère que cette dimension stratégique est déjà présente dans l’œuvre de Benjamin lui-même. Ses propres contributions et l’interprétation de Benjamin lui-même sont mélangées dans ses textes, mais il semble considérer que d’une manière ou d’une autre la dimension stratégique est déjà présente chez Benjamin quand il écrit : « Pensée du virtuel, la raison messianique est au contraire une pensée stratégique. Derrière la paisible délicatesse de Benjamin se tient un Messie armé »[52]. C’est une position qu’Enzo Traverso critique à juste titre, considérant que la stratégie est absente des écrits benjaminiens, de sorte que considérer le messianisme de Benjamin comme ayant des traits stratégiques est pour le moins « audacieux » et « montre sans aucun doute un mimétisme qui cache deux itinéraires hétérogènes : celui du critique littéraire fasciné par la révolution [Benjamin] et celui du militant révolutionnaire pétri de littérature [Bensaïd] »[53]. Terry Eagleton, pour sa part, affirme également que les Thèses de Benjamin sont un « superbe document révolutionnaire », mais que la lutte des classes y est évoquée en termes de « conscience, image, mémoire et expérience », sans toutefois entrer « dans la question de ses formes politiques ». Le prophète révolutionnaire messianique est « riche en sagesse pour être pauvre en pratique » et manque de capacité organisationnelle[54] note Eagleton, qui considère également que la déclaration de Benjamin dans la « Thèse XVIII-A » selon laquelle « en lui, chaque seconde était une porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer »[55] ne peut pas être lue stratégiquement, puisque la révolution est quelque chose qui se produit seulement dans des conditions très spécifiques. En réalité, le Messie stratégique est celui de Bensaïd, et non celui de Benjamin, qui est étranger à la pensée stratégique au sens fort, bien qu’il fournisse des images suggestives qui permettent de penser stratégiquement.
En dépit de quelques aperçus stratégiques chez Benjamin, Bensaïd reconnaît que le critique allemand n’est pas très utile pour penser concrètement la révolution ou le parti : « En ce qui concerne la discussion sur la révolution et le parti, il faut aussi la reprendre. Mais Benjamin ne nous sera pas en la matière d’un grand secours »[56] a-t-il souligné dans un entretien sur le sujet. Le recours à Benjamin permet de maintenir à flot une perspective stratégique révolutionnaire à un moment d’épuisement stratégique et politique, mais pas d’élaborer les grandes lignes d’une nouvelle stratégie révolutionnaire. Il permet de former un cadre général de lecture de l’histoire et de la politique dans lequel l’hypothèse révolutionnaire prend tout son sens, mais ne contribue pas à l’élaboration de nouvelles hypothèses ou de nouvelles pratiques. En d’autres termes, Bensaïd n’entend pas fonder une réflexion stratégique à partir de Walter Benjamin, ce qui est évidemment impossible, mais à enrichir la réflexion stratégique via Benjamin.
Le messianisme stratégique de Bensaïd est clairement profane. Ou, pour le dire autrement, la pensée stratégique que Bensaïd développe en s’appuyant sur le messianisme est au service de ce qu’il appellera une politique profane : « Profane », en effet, est un terme récurrent dans ses écrits où il fait allusion à une politique, une histoire, une révolution, profanes. La référence à la politique profane s’explique par deux raisons distinctes[57] : d’une part, la critique récurrente dans plusieurs de ses ouvrages[58] de la montée des communautarismes, des politiques identitaires et de la religion dans la sphère politique ; d’autre part, le rejet des conceptions téléologiques de l’histoire avec une finalité prédestinée. Ces deux questions, fondatrices d’une politique profane, sont toutefois résolues par des références sécularisées tirées de l’imaginaire religieux. Bensaïd utilise des concepts religieux dans un sens complètement profane, sans aucune trace de religiosité. De fait, il les invite à éliminer la religiosité latente dans les interprétations positivistes et téléologiques du marxisme et dans l’œuvre de Marx lui-même : « Ressuscitant les possibles, Marx, malgré son grand nettoyage, n’échappe pas tout à fait aux traces de la religiosité scientifique, historique, progressiste, si caractéristique de son siècle »[59].
Dans sa recherche d’une politique profane, Bensaïd voit en Benjamin l’évolution finale de la pensée messianique et l’évolution de la notion même de Messie, au travers de sa fusion entre la théologie et le marxisme. C’est ainsi que Bensaïd le résume : « Avec Benjamin, le Messie achève ses métamorphoses. Naguère messager du futur, chargé de terribles promesses divines, renversé par l’insurrection rationnelle de Spinoza, restauré mais embourgeoisé et vieilli, devenu confident et consolateur des mauvais jours, le voici enfin non devant nous, mais en nous. Fiché dans l’attente. Planté dans le présent. Sécularisé. Dépassant dans la politique sa préhistoire théologique et philosophique »[60].
En somme, le Messie de Benjamin est orienté vers le présent et sécularisé. Cependant, la seconde des caractéristiques que lui attribue Bensaïd est, comme le souligne Enzo Traverso dans son commentaire du livre bensaïdien, incorrecte puisqu’en réalité son messianisme conserve son caractère marxiste et théologique en même temps, comme le soutient Michael Löwy dans son Avertissement d’incendie[61]. Il ne s’agit pas de nier l’empreinte politique de son messianisme, mais de comprendre qu’il possède également une matrice théologique. Le messie sécularisé et profane est celui de Bensaïd, pas celui de Benjamin. La raison messianique bensaïdienne s’appuie sur des concepts théologiques pour soutenir une politique profane, tandis que la politique de Benjamin reste une alliance articulée entre le marxisme et le judaïsme.
Benjamin a mélangé le marxisme et le messianisme juif, dans une entreprise intellectuelle qui a généré la perplexité et des opinions contradictoires chez ses amis et plus tard chez les analystes, en faisant une lecture hérétique et non conventionnelle des deux. Stéphane Mosès fait remarquer que l’œuvre de Benjamin comprend un paradigme théologique, un paradigme esthétique et un paradigme politique qui se chevauchent, créant une « nouvelle hiérarchie des éléments qui la constituent » sans s’éliminer les uns les autres, les Thèses et le Livre des Passages étant l’aboutissement de son paradigme politique[62]. Il peut être appréhendé, toujours selon Michael Löwy[63], comme un « athéisme religieux ambigu » dans lequel, bien que les motifs juifs soient sécularisés dans le projet socialiste, les aspects religieux restent au centre de sa pensée politique. Susan Buck-Morss dans son ouvrage The Dialectics of Seeing. Walter Benjamin and the Arcades Project publié en 1989 a également souligné la nécessité de comprendre cette double dimension théologique et marxiste dans la pensée de Benjamin, en insistant sur l’inexactitude des interprétations qui annulent l’un des deux aspects ou les déclarent incompatibles. Pour elle, marxisme et théologie s’articulent chez Benjamin de telle manière que le second agit comme « un axe d’expérience philosophique »[64].
La position de Bensaïd ne s’inscrit entièrement dans aucune des écoles d’interprétation de Benjamin et de ses Thèses. Il ne fait évidemment pas partie de ceux qui, comme Brecht, minimisent la dimension théologique de sa pensée (ou s’en méfient), ni de ceux qui, comme Scholem, font de même avec le marxisme, ni de ceux qui, comme Habermas, considèrent la tentative de réconciliation du marxisme et de la théologie juive comme un échec[65]. Bensaïd ne voit aucun problème dans le judaïsme ou le marxisme de Benjamin, et ne les considère pas incompatibles. Au contraire, dans Sentinelle, il indique comment la « Thèse I » établit une nouvelle alliance entre le marxisme et la théologie, dans laquelle cette dernière est une aide dans la lutte contre le positivisme mécaniste. Mais il semble considérer, à tort, que le résultat d’une telle alliance dans la pensée de Benjamin est la sécularisation de la vision messianique, et non une conception qui maintient des éléments théologiques et marxistes, au profit d’une politique profane.
Raison hérétique
Dans l’œuvre de Bensaïd, Benjamin est la porte d’entrée vers une toute nouvelle galaxie d’auteurs. « Le jeu de pistes de Benjamin révélait progressivement un paysage de pensée (Blanqui, Péguy, Sorel, Proust) déconcertant »[66]. A partir de Benjamin, Daniel Bensaïd renoue avec toute une tradition française hétérogène, hérétique et antipositiviste. « Dans sa galaxie mélancolique, nous croiserons les étoiles jumelles [de Benjamin], et nous éprouverons les attractions d’affinités discrètement électives. Jusqu’à trouver les infimes bifurcations d’où partent des sentiers encore inexplorés », annonce-t-il au début de Sentinelle[67].
De tous les auteurs (re)découverts par la voie benjaminienne, deux seront les figures centrales vers lesquelles Bensaïd se tournera pour compléter son raisonnement messianique d’inspiration benjaminienne : Blanqui et Péguy. Sous la plume rapide et peu systématique mais inspirante de Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, Charles Péguy et Auguste Blanqui forment souvent un trio inséparable, dans lequel les idées des trois auteurs se mélangent et l’un sert à interpréter l’autre. Les trois forment un triangle conceptuel dans lequel Benjamin est fermement placé à l’apex. De Péguy, il reprend sa critique de la raison historique, du progrès, de la temporalité mécanique et du positivisme dominant dans le socialisme français de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. De Blanqui, il emprunte également son antipositivisme farouche et surtout la notion de « bifurcation » qui l’amène à une conception non linéaire du temps historique. Les autres auteurs de cette tradition extérieure (Georges Sorel, Marcel Proust, Bernard Lazare…) jouent un moindre rôle (bien que pertinent à certains égards comme c’est le cas de Sorel)[68].
É partir de Benjamin, il dessine une constellation d’affinités gravitationnelles avec laquelle il peut établir une double généalogie et opposer à la raison des vaincus et aux lauriers une raison critique, dialectique, messianique : « La première reliant Descartes à Auguste Comte, à la sociologie universitaire, à la rationalité abstraite, étatique et bureaucratique à la Glucksmann, stalinien-cartésien retourné, en passant par le ricanement de Voltaire ? L’autre menant de Pascal et Rousseau à Blanqui et Mallarmé, à Péguy et Sorel, à Baudelaire, crachant son dégoût pour Voltaire (…). La moins religieuse des deux n’est pas celle qu’on pense »[69]. La raison bensaïdienne messianique s’oppose à la raison d’État, au positivisme ou aux fétiches de l’histoire universelle. Reliant la « sagesse d’Abraham Aboulafia » (kabbaliste du XIIIe siècle) et la « science allemande de Marx », antipositiviste, Bensaïd construit une autre raison, qui « n’est pas moins raisonnable que l’autre »[70]. Le messianisme fonctionne donc comme un avertissement contre le progressisme positiviste : « c’est un principe de vigilance contre la confiance apaisante et somnifère dans les lois du progrès et de l’histoire qui ont coûté si cher au mouvement ouvrier »[71].
Entre Sentinelle messianique et Marx l’intempestif, publié en 1995 et qui constitue son ouvrage le plus important, il développe une critique de la temporalité mécanique en se basant sur la physique contemporaine qui rejette le mécanicisme newtonien, à la recherche d’une notion ouverte et complexe de causalité. La notion de bifurcation (de Blanqui à la théorie du chaos) acquiert une centralité à la fois conceptuelle et stratégique dans la pensée bensaïdienne. Elle sert à comprendre la discontinuité et l’impossibilité de l’avancée rectiligne. Bensaïd résume ainsi la relation entre la causalité ouverte et le messianisme : « Déconcertante pour la raison classique, cette causalité nouvelle est immédiatement reconnue et acceptée par la raison messianique »[72]. La raison stratégique se base sur une vision non mécaniciste et non linéaire de l’histoire et des processus sociaux. Elle suppose de penser et d’agir en fonction d’une histoire indéterminée. « Appelons messianique cette raison ouverte à l’aléatoire », écrit-il dans Sentinelle[73]. « À l’affût du Messie, l’histoire se peuple de « peut-être », indices, non d’incertitude, de détachement ou d’indifférence, mais d’espérance prophétique dans un temps modifiable. Ces « peut-être » fondent en raison le principe de la résistance »[74].
Le messianisme de Benjamin lui permet de penser une relation entre histoire et politique, où cette dernière prévaut. Cette longue citation du Livre des Passages, dans la section K, est essentielle dans l’interprétation bensaïdienne de Benjamin : « La révolution copernicienne dans la vision de l’histoire consiste en ceci : on considérait l’ »Autrefois » comme point fixe et l’on pensait que le présent s’efforçait en tâtonnant de rapprocher la connaissance de cet élément fixe. Désormais, ce rapport doit se renverser et l’ »Autrefois » devenir renversement dialectique et irruption de la conscience éveillée. La politique prime désormais sur l’histoire »[75]. L’abandon de la fétichisation de l’histoire ne signifie pas tomber dans une vision fragmentaire et contingente. L’histoire « n’a aucun sens philosophique. Mais elle est politiquement intelligible et stratégiquement pensable »[76]. C’est une question décisive, car l’histoire ouverte de Bensaïd est fondamentalement une histoire stratégique.
Si Sentinelle est sa première approche de la question, c’est dans Marx l’intempestif qu’il développe plus avant la réflexion sur la notion même de causalité et son rapport à une conception ouverte et non fataliste de l’histoire. Dans la présentation de son Marx l’intempestif Bensaïd signale que pour son parcours avec Marx il a choisi la médiation fondamentale de Benjamin et de Gramsci. Les deux auteurs bénéficient de la sympathie de Bensaïd pour leur condition d’outsiders et d’hétérodoxes. « Leur destin tragique d’outsiders leur ont permis d’entendre ce qui demeurait inaudible à la majorité des disciples déclarés, pressés de traduire les mots insolites de Marx en un langage familier, qui est forcément celui de l’idéologie dominante »[77].
Malgré le rôle qu’elle joue dans l’architecture de Marx l’intempestif, la réappropriation bensaïdienne de Gramsci est déséquilibrée. Bensaïd utilise Gramsci sur le terrain épistémologique, de la compréhension du matérialisme historique et de la critique du positivisme. Mais dans sa réflexion stratégique, Gramsci joue un rôle mineur. Bensaïd ne considère pas la stratégie avec Gramsci comme une médiation fondamentale, mais seulement comme une médiation secondaire. Ses utilisations stratégiques de Gramsci sont généralement défensives, contre l’appropriation de type réformiste de l’œuvre du penseur italien, que ce soit dans le cas de l’eurocommunisme des années 1970 ou du post-marxisme de Laclau et Mouffe dans leur Hégémonie et stratégie socialiste[78]. La raison messianique de Bensaïd fait un usage insuffisant et déséquilibré de Gramsci dans le domaine stratégique, sans mobiliser avec la profondeur nécessaire tous les concepts stratégiques qui peuplent la galaxie gramscienne. Comme je l’ai déjà signalé dans des écrits antérieurs[79], c’est là l’une des principales faiblesses de l’œuvre de Daniel Bensaïd, qui requiert une plus grande « gramscianisation » sur ce terrain. Cette limite a également été soulignée par David McNally[80].
Bien que Benjamin soit un auteur moins stratégique que Gramsci, il constitue le noyau de sa raison messianique qui imprègne le sens général de sa conception de l’histoire et de la politique et qui fusionne avec son interprétation de Lénine, dessinant ainsi une sorte de messianisme lénino-benjaminien, dont la synthèse la plus claire se trouve dans Résistances. L’ouvrage se termine par une réflexion sur le concept de crise où il joint la conception messianique prophétique de la politique avec la notion léniniste classique de crise révolutionnaire. Une synthèse dans laquelle Gramsci est notoirement absent. Il y offre en quelque sorte l’aboutissement de ses réflexions sur une notion, la crise (politique et révolutionnaire), qui, comme le soulignent Roso et Mascaro, constitue le nœud de la pensée stratégique bensaïdienne depuis ses premiers écrits dans les années soixante jusqu’à la fin, d’abord avec une approche étroitement léniniste, puis avec une acception messianique[81].
Temps messianique et temps stratégique
Le tournant messianique benjaminien de Bensaïd impliquera également, à partir de Moi la Révolution (1989), le début d’une réflexion, jusqu’alors formulée de manière plus implicite, sur la temporalité, historique, politique et sociale. L’approche stratégique du temps de Bensaïd insistera sur deux aspects. D’abord, la pluralité contradictoire de la temporalité sociale : « il y a une pluralité durable des temps, et non une harmonie naturelle, préétablie, entre les temporalités économiques, sociales, politiques, écologiques »[82]. Le capital est, en effet, « une organisation conceptuelle spécifique et contradictoire du temps social »[83]. La discordance des temps est la formule qui synthétise la conception bensaïdienne de la pluralité contradictoire des temps, qui s’inscrit dans le sillage de notions comme celle déjà mentionnée de « contretemps » utilisée par Marx (zeitwidrig) ou de « non-contemporanéité » (ungleichzeitigkeit) par Ernst Bloch[84].
Deuxièmement, Bensaïd adopte une conception non linéaire de la temporalité historique et politique, inspirée par la critique de Benjamin du temps homogène et vide et du temps mécaniste et chronométrique. Dans sa « Thèse XIII »,Benjamin s’oppose au « temps homogène et vide » caractéristique de l’idéologie du progrès adoptée par la social-démocratie. Et dans sa « Thèse XV », il oppose le temps mécanique à celui du calendrier « qui ne compte pas le temps comme une horloge » de façon mathématique et neutre, mais garde plutôt la mémoire d’un temps ponctué, irrégulier et plein d’interruptions. Chez Benjamin, la continuité historique est rompue au profit d’un « concept de présent comme l’a-présent dans lequel ont pénétré des échardes messianiques »[85].
Dès lors, Bensaïd a développé une conception stratégique du temps politique comme un temps brisé et syncopé, « plein de nœuds et de ventres, d’accélérations soudaines et d’éprouvants ralentissements, de bond en avant et de bonds en arrière, de syncopes et de contretemps. Le temps stratégique est donc marqué par des « instants propices à saisir »[86]qui marquent les possibilités d’une rupture dans la continuité du temps historique. Dans ses œuvres postérieures à Sentinelle, il mettra en relation cette vision benjaminienne du temps messianique comme temps discontinu et rupture de la continuité historique par opposition au temps linéaire et régulier, avec la distinction classique entre le Cronos et le Kairos (le temps opportun ou adéquat, le moment juste, où se déroulent des événements particuliers). Dans cette conception stratégique du temps et dans cette temporalité brisée de la politique chez Bensaïd, le messianisme benjaminien et la conception léniniste du parti s’entremêlent. Ce n’est pas en vain, car pour Bensaïd, s’inspirant de Lénine, l’instrument pour intervenir dans cette réalité syncopée et discordante est un « parti stratège », qui agit comme « pièce maitresse d’un puzzle stratégique »[87] et comme « opérateur stratégique » et « boîte de vitesse »[88].
La politique est, rappelle Bensaïd, le moment où se joue le sens du temps historique et le terrain du dénouement de la discordance des temps socio-historiques. Comme nous l’avons déjà souligné, la Thèse de Benjamin permet à Bensaïd d’embrasser une relation entre l’histoire et la politique où cette dernière prévaut. De toute cette conception de la temporalité, de l’histoire et de la politique, comme nous le verrons plus loin, découlera une politique qui gravite autour du présent, où se jouent les possibilités du moment et le chemin à prendre. La politique du présent, chez Bensaïd, gravitera autour de l’idée de « crise », dont j’ai déjà souligné la centralité dans son œuvre. Comprise à travers le prisme lénino/benjaminien, la crise est, chez Bensaïd, le moment stratégique d’articulation entre l’histoire, la résistance et l’événement. Le moment de vérité. De cette manière la perspective messianique, sa confiance dans l’irruption du possible, dans l’irruption révolutionnaire, évite de tomber dans un résistantialisme sans projet, dans une politique de résistance fermée sur elle-même. Et, en même temps, la perspective messianique, si elle est reconvertie en une raison stratégique, permet de ne pas tomber dans la fétichisation de l’événement décontextualisé et déshistorisé à la Badiou et des philosophies de l’événement, dont la critique sera un des développements centraux de la raison messianique de Bensaïd[89].
Raison stratégique
La raison messianique bensaïdienne est, comme nous l’avons souligné, une raison stratégique. Il fait un usage stratégique du messianisme pour mieux refonder une proposition stratégique révolutionnaire. La stratégie (de l’usage) du messianisme, débouche sur un messianisme (d’usage) stratégique. Le messianisme sert à Bensaïd pour penser stratégiquement ou, plus précisément, pour relancer une pensée stratégique en crise et donne une nouvelle forme aux attentes révolutionnaires des années 60 et 70, lors desquelles sa génération politique s’est forgée, dans une période où celles-ci se sont évaporées[90]. Il permet de penser l’hypothèse révolutionnaire à contretemps, à une époque où il ne semble pas y avoir beaucoup d’ingrédients pour le faire.
Benjamin est une aide à la compréhension de l’histoire et du sens de l’action politique. Bensaïd ne l’utilise pas pour élaborer une stratégie concrète, mais d’abord pour donner un sens général à sa conception du combat politique et à sa signification, et ensuite pour relire les auteurs marxistes classiques, Marx et Lénine en premier lieu. En réalité, Bensaïd opère, comme je l’ai déjà souligné, une certaine fusion entre Benjamin et Lénine, développant un léninisme benjaminien inédit. La raison messianique de Bensaïd permet de redynamiser une politique révolutionnaire dans un moment de régression et de manque de perspectives. Il y a sans doute un certain volontarisme, dans le sens positif du terme, et non dans un sens négatif, et un certain gauchisme défensif, dans le sens d’une tentative de forcer au maximum les conditions limitées des possibilités existantes. Mais elle ne constitue pas une politique ultra-gauchiste sans fondement ni un résistantialisme esthétisant. Au contraire, sa raison messianique essaie d’être un antidote aux deux.
Benjamin a fait une lecture hérétique du messianisme juif dans laquelle l’attente du Messie se transforme en une intervention active pour provoquer son arrivée, c’est-à-dire en une défense de l’action politique révolutionnaire. Comme l’explique Michael Löwy[91] Benjamin n’appartient pas au courant quiétiste du judaïsme mais s’identifie d’une certaine façon à une tradition dissidente, les dohakei haketz, la tradition de ceux qui « précipitent la fin » et veulent provoquer l’arrivée du Messie. Il s’agit d’encourager une interruption messianique de l’histoire par « un acte révolutionnaire »[92]de l’humanité. C’est ce noyau du messianisme particulier de Benjamin que Bensaïd conserve. Sa raison messianique implique une attente active et est associée à l’engagement révolutionnaire.
Le messianisme de Benjamin reconfigure le sens des attentes. Ainsi, Bensaïd écrit dans Résistances : « Les notions d’attente, d’éveil, d’événement, de remémoration, d’à-présent, de bifurcation, se répondent chez lui dans une nouvelle représentation de l’histoire : celle d’une raison messianique, qui combine des déterminations au dénouement imprévisible, qui conjugue le nécessaire et le possible, l’historicité et l’événement, et qui saisit au vol l’opportunité d’une conjoncture. Liée à une tradition prophétique, cette raison stratégique n’est plus religieuse, mais résolument profane, c’est-à-dire politique. C’est un art des rapports de force et du contretemps, d’opportunité et de médiations »[93]. Sans aucun doute, tout en mêlant le commentaire et sa propre exposition, même si Bensaïd semble interpréter le messianisme de Benjamin, il expose en réalité sa propre conception du messianisme à partir de Benjamin.
Pour Bensaïd, la raison messianique est une nouvelle représentation de l’histoire, qu’il lit de façon stratégique, en cherchant à scruter les possibilités et les conditions de la décision et en refusant d’accepter ce qui s’est passé comme l’unique possible[94]. Cette lecture se fonde sur la déclaration de Benjamin dans le Livre des Passages selon laquelle, dans le matérialisme historique, « son concept fondamental n’est pas le progrès mais l’actualisation »[95]. «Mise à jour des potentialités. Bifurcation du présent. Décision »[96], nous rappelle Bensaïd qui fait une lecture stratégique de la dialectique catastrophe-instant critique-progrès que Benjamin propose lorsqu’il écrit : « la catastrophe : – avoir manqué l’occasion ; l’instant critique : le statu quo menace de se perpétuer; le progrès – : la première décision révolutionnaire »[97].
Penser stratégiquement à l’affût des possibilités pas encore entrouvertes et être attentif aux catastrophes à venir, telle est la question. Le Messie de Benjamin est, dans sa lecture bensaïdienne « un Messie rusé, qui aurait, à la manière sans gène d’un Marlowe ou d’un Sam Spade, malicieusement glissé son pied dans l’entrebâillement de la porte, dans les battants entrouverts du posible ; il persévère dans la critique de la raison messianique, menacée d’hypostase par les mythes du progrès et de la fin de l’Histoire »[98]. L’insolence plébéienne de la poussée révolutionnaire, sa déstabilisation perturbatrice, prend ainsi l’image chez Bensaïd d’un Sam Spade ou d’un Philip Marlowe dans sa synthèse politico-stratégique lénino-benjaminienne.
L’attente active d’inspiration benjaminienne est, chez Bensaïd, une attente également patiente. Ici, la patience n’est pas synonyme de passivité, mais elle est le carburant pour une bataille de longue haleine. « Le Messie doit, avant tout, savoir attendre, attendre comme une sentinelle, qui ne se fatigue jamais, qui ne se démobilise jamais, qui ne se résigne jamais »[99]. La patience est au cœur de la réflexion de Bensaïd sur l’engagement révolutionnaire. Ce n’est pas en vain qu’il titre ses mémoires avec la formule « une lente impatience » tirée de George Steiner[100]. Toutes ses figures associées à la lutte révolutionnaire, comme la taupe ou le marrane, sont décrites comme des êtres patients. « La taupe est patiente et obstinée », rappelle-t-il dans ses Résistances[101]. La révolution est un travail de longue haleine et la patience une vertu nécessaire pour ne pas se décourager face à l’adversité et pour savoir endurer les moments difficiles. « Éternel retour de la défaite. Éternel retour de la révolte »[102], résume-t-il dans Sentinelle. La victoire et la défaite ne sont pas définitives, elles ont une composante temporaire. Cela nous empêche de faire preuve d’optimismes naïfs et de pessimismes paralysants et nous prépare à un combat de longue haleine, où la catastrophe et l’irruption messianique se déplacent dans une tension dialectique. La patience est l’exact opposé de la résignation ou de la capitulation. Il écrit dans ses Mémoires publiées en 2004 : « Bien sûr, nous avons eu davantage de soirées défaites que de matins triomphants. Mais nous en avons fini avec le Jugement dernier de sinistre mémoire. Et, à force de patience, nous avons gagné le précieux droit de recommencer »[103]. Après les reculs des années 1980 et le difficile début des années 1990, la montée des résistances à la mondialisation néolibérale a donné un nouvel élan à l’activisme politique, tandis que la barbarie écosociale du capitalisme mondial renforçait les raisons de l’engagement révolutionnaire forgé dans les années 1960.
Pour Bensaïd, le militantisme patient n’est pas une condamnation, mais quelque chose d’agréable et d’intense. C’est aussi une expérience collective, « et non un plaisir solitaire »[104]. Cette question est fondamentale dans son œuvre et est à la base de son engagement organisationnel et militant depuis les années 1960 jusqu’à la fin de sa vie. Échangeant sur l’ouvrage de Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption (1921), il souligne : « Amoureuse du futur, l’attente est une joie. Un plaisir multiplié par l’anticipation. Un émoi de premier rendez-vous, de rencontre, et de découverte. Privée des surprises du lendemain, elle ne serait plus qu’une attente inerte, vidée de l’intérieur, creusée, un ressassement et un remâchement écœurant de temps gris. »[105]
Le Messie est donc, nous rappelle Bensaïd, le contraire du Dandy de Baudelaire, qui est envahi par l’ennui et qui, selon Baudelaire lui-même, « ne fait rien »[106]. Le messianisme est « une ferveur de l’attente » et donc le contraire de la lassitude dandyste et du laisser passer le temps comme le fait le joueur selon Benjamin. L’attente messianique implique d’être à l’affût, « comme une sentinelle sur le qui-vive », elle implique de « capturer le temps pour en faire le contraire de l’oubli et de l’ennui »[107]. Transférées au militantisme, ces réflexions permettent d’armer un militantisme patient mais ouvert et non routinier, prêt à percevoir les nouvelles brèches et à affronter les virages inattendus, pour maintenir les continuités nécessaires et assumer les ruptures impondérables. Un militantisme constant et engagé, par opposition au militantisme épisodique et inconstant typique d’un monde régi par la tyrannie de l’éphémère et de l’immédiat. Le militantisme, forme collective et pratique, et non pas simple approche intellectuelle, de l’attente messianique, est perçu comme un « temps plein », et non pas comme une souffrance ou quelque chose de fastidieux.
Chez Bensaïd, le sens ultime de l’engagement militant est la révolution. Elle permet d’attribuer une signification à l’engagement militant, tout en évitant la désorientation en cours de route. La révolution, écrit-il dans Le Pari mélancolique, est un horizon régulateur »[108] du combat politique (terme qu’il applique parfois aussi à l’idée même du communisme). Elle permet de s’orienter dans le combat quotidien, d’évaluer la tactique en fonction d’une stratégie et de définir une stratégie en fonction des objectifs fondateurs de toute organisation révolutionnaire. De fait, « une organisation révolutionnaire n’est viable que si elle dispose d’une boussole sur les questions fondamentales. Le jour où elle limiterait sa fonction à l’efficacité immédiate, aux tactiques de lutte et à la gestion des contradictions au jour le jour, elle sera condamnée à l’émiettement »[109]. Posséder un horizon régulateur sert à donner une perspective dans un contexte de réduction de l’« horizon d’attente » si nous utilisons le terme de Reinhart Koselleck[110].
Dans cette attente active, de nature stratégique, le concept d’anticipation apparaît souvent dans la réflexion bensaïdienne, à mi-chemin entre l’anticipation messianique du futur inspirée par Franz Rosenzweig et son Étoile de la Rédemption[111] et l’anticipation stratégique d’inspiration léniniste. « L’anticipation créatrice construit le futur en l’actualisant. C’est un trait commun à l’amour et la révolution. Tous deux répondent à l’attrait d’un futur inaccompli »[112].
La politique du présent
Le messianisme bensaïdien définit le présent comme la catégorie temporelle qui articule toute la temporalité historique. Chez Benjamin, selon Bensaïd, le présent « noue ensemble les différents modes temporels, redistribue sans cesse les cartes, redéfinit en permanence le sens du passé et de l‘avenir »[113]. Le présent est le temps par excellence de la politique. « Tout se joue au présent »[114]. Ici, se joue l’avenir et le passé lui-même. Pour changer l’avenir, il faut changer le présent. Pour sauver le passé, il est nécessaire de changer le présent. Le présent benjaminien relie le passé et l’avenir, acquérant ainsi une triple dimension : « présent du passé, présent du futur, présent du présent »[115]. Le présent est l’axe autour duquel gravite la dialectique entre passé, présent et futur. Mais dans cette combinaison, le passé joue également un rôle important, un passé qui fait également irruption dans le présent par le biais de la remémoration. Dans cette dialectique temporelle complexe, Bensaïd donne néanmoins un rôle subalterne au futur. Se méfiant avant tout de l’escapisme futuriste et, comme je l’analyserai plus loin, se méfiant à l’excès de toute projection utopique, la dialectique temporelle de la politique bensaïdienne donne peu d’importance à l’imagination futuriste comme moteur de l’action révolutionnaire.
Le présent est une actualité pleine de possibilités : « ce présent historique n’est pas un maillon dans l’enchaînement mécanique des effets et des causes, mais une actualité gorgée de possibles, où le politique prime l’histoire dans le déchiffrement des tendances qui ne font pas loi »[116]. C’est aussi « le carrefour, qu’on interroge, devant lequel on hésite, antithèse du temps rongeur et ravageur, rectiligne et décevant »[117]. C’est là que « la surprise est toujours possible »[118]. Pour Benjamin, le présent n’est pas simplement une transition : « Le matérialiste historique ne peut pas renoncer à la notion d’un présent qui n’est pas une transition, mais qui a le temps en lui »[119]. Le résultat des bifurcations ouvertes dans le présent brise la relation continue entre le passé, le présent et le futur : « il brise la chaîne d’un passé prédestiné et d’un futur programmé pour redistribuer le sens du passé et du futur »[120]. Chez Benjamin, pour Bensaïd, « le passé ne détermine plus le présent et le futur selon l’ordre d’une chaîne causale » et « le futur ne clarifie plus le présent et le passé rétrospectivement, selon le sens unique d’une cause finale »[121].
La conception dialectique de la relation entre le passé, le présent et le futur implique d’éviter la fétichisation nostalgique du passé pétrifié, de tomber dans un présentisme déshistorisé ou un positivisme progressiste qui pousse au quiétisme politique, ainsi que de pencher pour un escapisme futuriste utopique. C’est par cette triple opposition que le présent apparaît chez Bensaïd comme le temps spécifique de l’action politique. Et la crise, comprise depuis le prisme messianique, est le moment de vérité où s’ouvrent les possibilités. Mais penser le présent comme une clé stratégique suppose aussi de lutter pour mettre fin à la pulvérisation du passé et du futur comme un présent éternel, perpétuel, installé comme seul « horizon d’attente », pour reprendre à nouveau l’expression de Reinhart Koselleck[122], après la défaite crépusculaire des forces émancipatrices au cours du XXe siècle. Bensaïd conçoit le présent comme un champ d’intervention stratégique précisément pour changer l’avenir et se réapproprier sélectivement le passé, c’est-à-dire pour mettre fin à ce que François Hartog appelle le « présentisme », compris comme un « régime d’historicité » caractérisé par l’allongement du présent, par un présent hypertrophié qui envahit l’horizon[123].
La politique du présent fondée sur la raison messianique se déplace dans une relation dialectique avec le passé. Un passé qui s’invite au présent et qui fait partie de la lutte. Dans sa sixième Thèse, Benjamin souligne la nécessité de « récupérer la tradition du conformisme qui se prépare à la soumettre »[124], c’est-à-dire de déraciner la tradition du conformisme qui tente de l’instrumentaliser et de la pétrifier. Dans une lettre écrite à Horkheimer le 16 mars 1937, Benjamin expose sa vision de l’histoire comme une forme de remémoration : « …L’histoire n’est pas seulement une science, mais elle est tout autant une forme de remémoration. Ce que la science a « constaté », la remémoration peut le modifier. La remémoration peut transformer ce qui est inachevé (le bonheur) en en quelque chose d’achevé et ce qui est achevé (la souffrance) en quelque chose d’inachevé. C’est de la théologie ; mais nous faisons, dans la remémoration, une expérience qui nous interdit de concevoir l’histoire de façon athéologique, même si nous n’avons pas, pour autant, le droit d’essayer de l’écrire avec des concepts immédiatement théologiques »[125].
Le passé « n’est jamais révolu , dit Bensaïd, et il « recèle un peuple de potentialités captives ou endormies »[126]. De nouveau, l’auteur cite Blanqui qui s’exclame : « Combien de milliards de cadavres glacés rampent ainsi dans la nuit de l’espace, en attendant l’heure de la destruction, qui sera, du même coup, celle de la résurrection ! »[127]
Le passé n’est plus, dans le sillage du temps, une trace évanescente, un résidu practico-inerte, un « avant » immobile et résolu. Il demeure un « jadis et naguère » qui gravite autour du présent » 128/[128] et qui y fait irruption. Le passé et le présent sont inextricablement liés et ignorer ce fait revient au fond à choisir un certain présent, celui qui va de soi, qui « s’impose avec la force trompeuse de l’évidence »[129] 129/. Bensaïd récupère Orwell en citant : « celui qui contrôle le passé contrôle le futur ; celui qui contrôle le présent contrôle le passé »[130]. Dans la lutte actuelle, il est donc possible de libérer les vaincus d’hier de leur défaite. La mémoire et la révolte sont liées, car « le présent de la veille bascule déjà dans le passé, et le présent du jour sera le passé de demain »[131]. « J’appartiens à la mémoire, non au passé. Il ne faut jamais confondre »[132] comme le fait dire Bensaïd à la Révolution dans son livre Moi, la Révolution. C’est une façon de se réapproprier son actualité et de la faire sortir du congélateur de l’histoire.
Le passé, loin d’incarner une mémoire pétrifiée, fait irruption dans le présent. Pour Benjamin, il s’agit de s’écarter des récits historiques écrits par les vainqueurs et d’être fidèle aux vaincus de l’histoire. L’histoire n’est pas la glorieuse montée des marches du progrès mais, tout le contraire, une longue tradition de luttes des opprimés, dans lesquelles, comme le rappelle Benjamin dans sa sixième Thèse, « l’ennemi n’a pas cessé de vaincre »[133]. Bensaïd rapporte cette vision benjaminienne à Péguy pour qui : « Nous sommes des vaincus. Le monde est contre nous. Et on ne peut plus savoir aujourd’hui pour combien d’années. (…) Tout ce que nous avons défendu recule de jour en jour devant une barbarie, devant une inculture croissante, devant l’envahissement de la corruption politique et sociale. Nous ne le dissimulons pas : nous sommes des vaincus »[134]. Mais cela n’implique ni la résignation ni l’acceptation d’une esthétique de la défaite. Au contraire, c’est dans l’expérience de la défaite que Péguy puise la force de recommencer : « combien de fois n’ai-je pas recommencé les défaites. Je n’aimais pas les victoires. J’aimais recommencer les défaites. Combien de fois n’ai-je pas recommencé les défaites avec cette étrange impression que chaque fois que je les recommençais elles n’étaient pas consommées encore, elles n’étaient pas »[135].
Le dialogue imaginaire entre histoire et mémoire par lequel Bensaïd termine sa Sentinelle prône une alliance entre les deux à travers l’action politique, donnant ainsi naissance à une politique différente de celle qui a prévalu dans l’histoire du mouvement ouvrier. Une politique qui inverse la relation entre histoire et politique en faveur de cette dernière et fait une lecture stratégique du temps historique. Une politique « du temps présent, où la danse du virtuel l’emporte sur le piétinement du réel, où l’éclosion des « peut-être » brise le cercle de l’éternel retour, où la hache acérée de la raison messianique croise le marteau du matérialisme critique. Où Benjamin donne l’alerte générale à la chaîne des sentinelles engourdies. »[136]
Prophétisme politique
La raison messianique bensaïdienne constitue une raison prophétique profane, une sorte de prophétisme politique et stratégique profane qui sert à conjurer la catastrophe imminente et/ou à être à l’affût de possibilités imprévues. La prophétie, souligne Bensaïd, a un caractère conditionnel. C’est une exhortation à agir, à empêcher les catastrophes et/ou à profiter des occasions de salut. Elle est donc radicalement différente de la prédiction oraculaire. Si la première possède un élément hypothético-conditionnel, la seconde signale un fatalisme déterministe. La première pousse à l’action, la seconde au quiétisme et à la paralysie : « Les anciens prophètes juifs ne sont pas les oracles d’un destin inexorable. Orientée vers l’avenir, leur prophétie est ancrée dans les convulsions et les conflits du présent. C’est pourquoi leur annonce est conditionnelle : si… alors… »[137]
La prophétie n’est pas une simple prédiction, encore moins une divination. Son existence est directement liée à la volonté de changer l’avenir. Dans la prophétie, pour Bensaïd, « le présent du discours domine le conditionnel de la prédiction ». Le prophète, à la différence de l’oracle, « n’annonce pas ce qui fatalement doit advenir, mais ce qu’il est encore possible d’éviter, à condition d’agir »[138]. En ce sens, Bensaïd cite avec approbation les réflexions de Zygmunt Bauman pour qui « la religion des prophètes n’offre pas de promesses confortables qui soulageraient l’individu du poids de ses responsabilités (…). Contrairement aux prêtres, les prophètes n’apportent que très peu de réconfort »[139]. En réalité, la figure du prophète est celle d’un « rabat-joie qui empêche de dormir paisiblement, d’un fauteur de troubles »[140]. Passeur de la parole divine, il communique, à rebours des courants dominants, une « information qui fait évènement »[141]. Le prophète est, selon une expression de Pierre Bourdieu que Bensaïd relève, la figure des « situations de crise »[142]. Ce n’est pas en vain, comme le rappelle Koselleck[143], que l’Église a soumis les prophètes et les voyants à un contrôle, afin de ne pas voir leur autorité menacée, et après le cinquième concile de Latran (1512-1517), elle a exigé l’autorisation ecclésiastique pour la publication des visions sur l’avenir. En même temps, la genèse de l’État moderne a impliqué une tentative de contrôler la prophétie politique et religieuse.
Le prophétisme politique de Bensaïd est formulé pour résister durant une période d’éclipse des perspectives révolutionnaires, pour naviguer dans une ère de « prophètes sans événements », pour paraphraser le titre du chapitre XI de «Le pari mélancolique ( 1997). « L’attente messianique ébauche ainsi un projet politique encore dépourvu de ses moyens pratiques »[144]. Il est difficile de ne pas y voir une certaine analogie avec la gauche révolutionnaire antistalinienne des années 1930, ou avec l’histoire ultérieure des courants trotskystes et, en général, de tous les courants hérétiques et outsiders. L’attente messianique active équivaut au militantisme dans les moments difficiles, quand soufflent les vents contraires, comme dans les années 80, après la fin des grands espoirs des années 1960 et 1970.
Le prophétisme politique, au-delà d’une politique de persistance, se déploie aussi, de toute évidence, dans un sens de l’urgence stratégique pour éviter la catastrophe qui se profile (ou, dans des temps meilleurs, avec l’intention de mettre à profit les potentialités révolutionnaires ouvertes). C’est, en effet, la dialectique entre catastrophe et rédemption qui sous-tend la vision prophétique de l’histoire et la conception stratégique du messianisme politique. La raison messianique bensaïdienne développe à la fois un sens de la patience et de la persévérance et un sens de l’urgence stratégique lénino-benjaminienne. Ce sont les deux faces de la même pièce. La première évite les démoralisations et/ou les capitulations précipitées. La seconde empêche la routinisation politique.
La prophétie avertit de la possibilité de la catastrophe, de son inévitabilité si les mesures nécessaires ne sont pas prises. Il s’agit d’un « avertissement conditionnel »[145]. Cela implique d’être conscient de la catastrophe mais sans tomber dans le catastrophisme. Le prophétisme stratégique de Bensaïd se rattache facilement à une formulation classique de Lénine, à laquelle Bensaïd fait logiquement allusion : un article de septembre 1917 intitulé « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer ». Lénine y diagnostique une situation de catastrophe imminente : « Une catastrophe imminente menace la Russie. Le transport ferroviaire est dans un état de désorganisation incroyable, qui ne cesse de croître. Les chemins de fer s’arrêteront. Le flux de matières premières et de charbon vers les usines cessera. L’approvisionnement en céréales va cesser ». C’est une situation catastrophique qui est partagée par tous, mais dans un contexte de paralysie : « Tout le monde le dit. Tout le monde le reconnaît. Tout le monde est au courant. Mais aucune mesure n’est prise ». Face à cela, Lénine insiste sur la nécessité d’agir, de prendre des mesures telles que « le contrôle, la surveillance, la comptabilité, la réglementation par l’État, la bonne répartition du travail dans la production et dans la distribution des produits »[146]. En d’autres termes, la nécessité d’aller de l’avant pour sauver la révolution qui stagne à cause des limitations du gouvernement Kerensky.
En fait, la prophétie bensaïdienne d’inspiration benjaminienne rejoint une certaine dimension prophétique, implicite ou explicite, qui est présente dans plusieurs courants du marxisme classique. Bensaïd rappelle à juste titre comment la biographie classique de Trotsky d’Isaac Deutscher est construite autour de l’image du prophète[147]. Il n’explore pas, cependant, de manière concrète comment le marxisme et la tradition prophétique ont été liés, au-delà de la piste explicitement benjaminienne et messianique qui était étrangère au marxisme classique. Il ne traite pas de l’éventuelle dimension prophétique de l’œuvre de Marx lui-même, ni de la relation entre le mouvement ouvrier et la tradition prophétique. Il n’explore pas trop non plus les pathologies associées aux attitudes messianiques, dans l’acception conventionnelle négative du terme, dans l’activisme politique révolutionnaire où malheureusement les « faux messies » et les prophètes autoproclamés ont abondé. Sa raison messianique et prophétique est mobilisée dans la reformulation de perspectives stratégiques révolutionnaires dans un moment de déclin historique, et pas tant pour discuter comment la tradition marxiste s’est liée à la tradition/perspective prophétique.
Caractère profane et nature stratégique fusionnent dans le messianisme prophétique bensaïdien. La temporalité moderne est fondée sur un sentiment d’accélération et, comme le souligne Koselleck, sur la distance croissante entre l’expérience et l’attente[148], et sur la sécularisation de la relation entre les deux. Dans ce contexte, rappelle Bensaïd, « la prophétie se transforme en anticipation stratégique rationnelle de l’avenir. Le futur passe ainsi du champ de la divination arbitraire à celui de la probabilité pensable. Il s’agit d’une « pré-vision » fondée en raison à l’horizon de l’expérience calculable d’une conjoncture »[149]. C’est pourquoi le prophète messianique n’est ni magicien ni sorcier, mais « suit les traces du présent qui pousse la pointe de ses « peut-être » dans les embranchements de l’avenir »[150].
Le prophétisme stratégique de Bensaïd scrutera le présent, à la recherche d’un autre futur, en tenant compte du bilan du passé, à partir de la notion d’hypothèses stratégiques, terme qu’il utilise pour la première fois dans La révolution et le pouvoir (1976) avant sa période benjaminienne, et qu’il conservera dans ses derniers écrits sur la stratégie comme son article Sur le retour de la question politico-stratégique de 2006. « Une hypothèse est un guide pour l’action, fondée sur l’expérience passée, mais ouverte et modifiable à la lumière d’expériences nouvelles ou de circonstances inédites »[151]. La raison messianique est ainsi ancrée dans l’analyse de la conjoncture, le contraste de l’expérience pratique, et le bilan du passé. Il convient d’insister sur ce point, car la politique de Bensaïd est tout sauf une invitation au mysticisme ou à un escapisme visionnaire. Il s’agit d’une politique stratégique ancrée dans l’histoire et dans la formulation d’hypothèses de travail, mais qui renforce sa ténacité révolutionnaire en se rattachant à une perspective messianique sécularisée.
Cette raison messianique et prophétique doit être distinguée de la raison apocalyptique et du catastrophisme. Si la première est un appel à l’action rédemptrice, la seconde est une invitation à la paralysie[152]. La raison stratégique messianique bensaïdienne, en revanche, se distingue tout à fait du catastrophisme apocalyptique. Elle est basée « sur l’attente active et le suivi, et non sur la prosternation apocalyptique. Engagé dans l’histoire comme dans un labyrinthe de signes dont il ne détient pas le code, le Messie cherche l’issue »[153]. Si la logique apocalyptique détruit toute possibilité d’intervention dans le futur, le sens de l’anticipation prophétique change, elle s’oriente vers l’intervention dans sa propre réalité et sa seule existence suppose déjà un changement (même insuffisant) de sa propre situation : « alors que la prophétie apocalyptique anéantit le temps dont elle annonce la fin, l’anticipation produit ainsi le temps dans lequel elle se projette. »[154] Dans la tradition juive, le passage de la prophétie messianique à la prophétie apocalyptique d’Hénoch et de Daniel reflète, après la perte de l’État, la dissolution de la politique dans la religion. « Alors que la prophétie appelle à la transformation, la prophétie apocalyptique incite à la conversion. Son temps n’est plus le présent des conflits projetés dans l’avenir, mais celui de l’immobilité, de l’achèvement, de l’avènement d’un monde totalement nouveau sur les décombres de l’ancien qui a été aboli », résume Bensaïd[155].
Cependant, le rapport entre catastrophe et messianisme est complexe. De fait, le messianisme possède une dimension apocalyptique, dans laquelle a lieu la fin du monde tel que nous le connaissons. Mais, comme le souligne Malcolm Bull, cela ne signifie pas la fin des temps, le cataclysme final, mais le début d’une nouvelle ère[156]. C’est une forme d’« apocalypse sans apocalypse » pour reprendre la formule de Derrida[157] que rappelle Bensaïd lui-même. Ainsi, l’apocalypse ne doit pas être comprise dans une logique catastrophiste, mais comme faisant partie d’une stratégie prophétique en faveur de la venue du Messie pour amener la construction d’un monde nouveau. Dans ses études sur le messianisme, Gershom Scholem souligne qu’il s’agit « d’une théorie de la catastrophe », en ce sens qu’elle met en évidence la « nature catastrophique et destructrice » du salut[158]. Mais affirmer le caractère catastrophique en ce sens, c’est mettre en évidence la nécessité d’une force disruptive pour apporter le salut. Ce n’est pas un scénario de catastrophe sans issue.
Cela permet de tracer une ligne de démarcation politique entre le prophétisme stratégique et le catastrophisme fataliste. La perspective bensaïdienne s’inscrit ainsi dans une longue tradition de rejet des perspectives catastrophistes qui mêlent déterminisme économique et déterminisme politique en faveur d’une perspective stratégique fondée sur une dialectique entre catastrophe et rédemption et une vision non mécanique du rapport entre la crise économique et ses conséquences politiques : « Le messianisme s’affirme comme l’attente des catastrophes historiques que les prophètes exhortent à conjurer, selon la profonde dialectique du désastre et de l’espérance. »[159]
Présentes dans l’histoire du mouvement ouvrier, dans les débats de la Deuxième et de la Troisième Internationale, les discussions entre catastrophe et révolution (ou, plus généralement, changement social) prennent aujourd’hui une nouvelle forme, notamment dans la crise civilisationnelle contemporaine, et la double combinaison de crise économique et écologique. Une toute nouvelle série de débats, liés à leur manière à ceux du début du siècle précédent, apparaissent à nouveau. Penser à travers le prisme de la raison stratégique messianique nous permet de comprendre l’ampleur des menaces et d’entrevoir des opportunités, radicalisant davantage encore la dialectique catastrophe-rédemption.
Utopie et messianisme
Le messianisme politique de Bensaïd est radicalement anti-utopique. Dans Sentinelle, il esquisse une opposition irréductible entre le messianisme et l’utopie, et entre la prophétie et l’utopie, qu’il maintiendra dans tous ses écrits ultérieurs lorsqu’il abordera la question[160]. Le cœur de l’opposition de Bensaïd entre les deux concepts est l’idée que « l’utopie se conjuguait au futur, le messianisme s’énonce au présent »[161]. Ainsi le messianisme pousse à l’intervention dans le présent pour changer le futur, tandis que l’utopie indique une projection escapiste vers le lendemain. « Pour la raison messianique, l’avenir n’est pas le lieu immobile d’une terre promise, mais l’horizon mouvant où s’actualisent les possibles »[162].
Cette séparation radicale entre utopie et messianisme est d’ailleurs également soutenue par Jacques Derrida, que Bensaïd citera à différentes occasions pour renforcer sa propre distinction entre les deux concepts. Derrida, dans son article « Marx and Sons » où il répond à plusieurs interventions sur son livre Spectres de Marx, affirme dans une polémique avec Fredric Jameson qui associe messianisme et utopie, que la messianicité « est tout sauf utopique : elle se réfère, dans chaque ici et maintenant, à la venue d’un événement éminemment réel et concret » et qui « nous intime d’interrompre le cours ordinaire des choses, du temps et de l’histoire ici et maintenant »[163]. Contre toute interprétation utopique, Derrida considère que le messianisme est réaliste et immédiat. Sur ce point, il ressemble au raisonnement de Bensaïd, et à son insistance sur l’intervention dans le présent, bien que chez Bensaïd la distinction entre messianisme et utopie se fonde également sur la conviction que le premier est compatible avec la pensée stratégique et le second ne l’est pas.
Unis par une relation tardive, Bensaïd et Derrida éprouvaient d’ailleurs une chaleureuse amitié mutuelle, comme on peut le voir, par exemple, dans le débat qu’ils ont eu en 1999 dans l’émission de radio Staccato de France Culture. Bensaïd avait une attitude empathique envers l’œuvre de Derrida, appréciant son évolution vers une approche de plus en plus politique et sa récupération à contre-courant de Marx, d’un Marx très particulier il est vrai, dans ses Spectres. Une attitude très différente, par exemple, de l’hostilité de Terry Eagleton envers ce travail[164]. Ce n’est pas un hasard si l’épilogue du dernier grand livre de Bensaïd, Éloge de la politique profane, est dédicacé à Derrida lui-même, ou si ce dernier fera partie du jury de son Mémoire d’habilitation en 2001[165].
Les approches de Derrida et Bensaïd à propos du messianisme présentent des divergences et des points communs[166]. Tout d’abord, Derrida, contrairement à Bensaïd, prend ses distances avec Benjamin, la tradition hébraïque et toute connotation religieuse. En fait, il utilise les termes « messianicité » et « messianique », et non « messianisme », et aussi la formule « messianicité sans messianisme » pour désigner une structure de l’expérience et non une forme religieuse. Bensaïd, en revanche, maintient le terme de « messianisme » et ne le considère pas comme réductible à son seul sens théologique et il s’en dissocie en le sécularisant et en le stratégisant. Si les objectifs des deux sont similaires, l’approche bensaïdienne me semble plus cohérente, car elle évite d’introduire de nouveaux concepts (« messianicité ») qui n’apportent pas d’utilité stratégique claire, tandis que la fidélité infidèle à la piste benjaminienne laisse ouvert un champ de réflexion particulièrement intéressant. Deuxièmement, Bensaïd et Derrida partagent l’idée que le messianisme est lié à l’attente active, et non passive. Mais chez Bensaïd, cette attente prend une forme plus concrète, la nécessité de s’organiser politiquement en une organisation révolutionnaire, alors que chez Derrida, cette attente a un contenu pratique et concret plus diffus (mais pas inexistant). En même temps, Derrida insiste sur le paradoxe d’une attente sans horizon concret d’attente : « une attente sans attente (préparation active, anticipation avec le fond d’un horizon), mais aussi exposition sans horizon ». Son messianisme est un « messianisme qui se désespère »[167], mais qui en aucun cas ne renonce à l’idée de révolution : « J’ai donné à l’idée de révolution une valeur positive et affirmative ». Chez Bensaïd, en revanche, cette absence d’horizon d’attente est plus nuancée car la notion même de révolution joue un rôle plus central et stratégique. Elle agit, comme nous l’avons souligné, comme un « horizon régulateur », tandis que l’incertitude quant au résultat prend la forme d’un « pari mélancolique ».
Mais revenons à la question du rapport entre messianisme et utopie. Bensaïd souligne comment la catégorie d’Utopie perd de sa force chez Benjamin dans la seconde moitié des années 1930, comme on peut le constater en comparant les deux versions de l’exposé préparatoire du Livre des Passages (entre 1935 et 1939). Les Thèses mettent l’accent sur l’attente messianique et non sur l’attente utopique, bien que dans la « Thèse XI » il y ait une référence positive à Fourier dont « les fantastiques imaginations (…) révèlent un surprenant bon sens »[168]. Sa conclusion est que Benjamin abandonne l’utopie au profit d’une attente messianique sans dimension utopique. Mais, comme l’a fait remarquer Enzo Traverso, Bensaïd a tort de postuler la disparition du motif utopique chez Benjamin dans l’œuvre duquel en fait « messianisme, romantisme et utopie s’articulent sans s’opposer ; c’est le « temps actuel » qui les réunit, en conjuguant la remémoration du passé à la projection utopique vers l’avenir »[169]. Miguel Abensour[170], à son tour, souligne comment l’utopie de Benjamin est une « image dialectique », reflétant le caractère contradictoire qu’il identifie dans les utopies du XIXe siècle, moitié mythe et moitié éveil.
Plutôt qu’une disparition de l’utopie dans la pensée benjaminienne, il semble plus juste de signaler qu’entre 1935 et 1939, Walter Benjamin a reformulé sa conception de l’utopie et de sa fonction, évoluant, dans un contexte de plus en plus sombre, vers une vision plus pessimiste dans laquelle l’espoir révolutionnaire messianique n’est pas tant lié à la projection utopique de sociétés alternatives qu’à empêcher la catastrophe. D’une certaine manière, la rupture messianique elle-même est celle qui prend une apparence utopique, et pas tant les projections d’une autre société. L’utopie reste fusionnée dans la propre attente messianique active, comme issue anti catastrophique dans un monde de plus en plus fantasmatique.
L’insistance bensaïdienne sur la disparition du motif utopique chez Benjamin entre 1935 et 1939, bien qu’elle ne soit pas juste, a en tout cas l’utilité d’attirer l’attention sur l’évolution de la pensée de Benjamin à mesure que le contexte politique devient plus défavorable avec la consolidation du stalinisme et les procès de Moscou, le Front Populaire, la guerre civile espagnole ou le pacte Ribbentrop-Molotov. Dans ce scénario, l’espérance d’un monde nouveau se concrétise davantage dans le volontarisme révolutionnaire pour provoquer l’irruption messianique, que dans les images positives de l’alternative.
Plus généralement, le problème de l’approche bensaïdienne est son opposition irréductible entre messianisme et utopie qui néglige le fait qu’en réalité, les deux concepts sont liés. Dans ses études classiques sur le messianisme juif, Gershom Scholem souligne comment trois types de forces ont agi historiquement en son sein : une première, conservatrice, orientée vers le maintien de ce que l’on possède ; une seconde, restauratrice, centrée sur la restitution d’un passé originel idéalisé et une troisième, utopique, nourrie d’une vision du futur. Ces deux dernières sont étroitement liées et se combinent dans des proportions variables, de sorte que le nouveau et l’ancien s’éclairent mutuellement[171]. D’autre part, les affinités entre le messianisme juif moderne et la pensée utopique, de tonalité libertaire, ont été bien démontrées par Michael Löwy dans son œuvre Rédemption et Utopie et ses travaux ultérieurs[172]. Dans l’espoir messianique, il y a toujours une pulsion utopique associée à la fonction messianique de faire advenir un autre ordre. Et, comme l’a souligné Stéphane Mosès, dans sa version benjaminienne l’utopie « surgit au cœur même du présent », comme « un espoir vécu sur le mode de l’aujourd’hui »[173].
En ce sens, l’idée même d’un messianisme sans aucune dimension utopique que propose Bensaïd est étrange parce qu’il est difficile de comprendre la nature même de l’espérance messianique si on la dépouille de la dimension utopique. En réalité, avec cette distinction drastique, Bensaïd semble vouloir chasser toute trace d’escapisme futuriste paralysant, toute dérive chimérique. Ainsi, le messianisme et l’utopie sont, pour lui, deux aspects différents de l’esprit de résistance. » Alors que la raison messianique cherche à faire advenir les possibles, le rêve utopique vise à s’échapper à l’ordre plombé des choses »[174]. Si le messianisme pousse vers l’action présente pour Bensaïd c’est parce qu’il se dépouille de l’utopie. Mais dans l’interprétation la plus convaincante de Stéphane Mosès, Michael Löwy ou Enzo Traverso, entre autres, l’action axée sur le présent en vue de réaliser un autre avenir possède en fait un germe en soi-même utopique. En fait, plutôt que de l’opposer à l’utopie, il semble préférable de concevoir le messianisme comme une dialectique entre la catastrophe et l’utopie. Plutôt que de les considérer antagoniques, il semble plus intéressant de voir comment ils se nourrissent l’un de l’autre et, en particulier, de voir comment le messianisme permet de penser l’utopie de manière stratégique et comment la pulsion utopique renforce l’attente messianique avec ses projections sur des alternatives futures.
Enzo Traverso[175] considère à juste titre que le contexte de défaite dans la période 1989-90 explique en grande partie l’approche anti-utopique de Daniel Bensaïd, qui, contrairement à Walter Benjamin, ne connaissait que la débâcle du siècle et l’effondrement des espoirs du cycle ouvert en 1968, dont le sinistre corrélat fut l’adaptation au pouvoir durant les années 80 d’une grande partie des « rebelles repentis » (pour paraphraser le sous-titre de l’ouvrage sur Mai 1968 que Bensaïd publia un an plus tôt, en 1988, avec Alain Krivine). « L’alliance entre l’héritage utopique et le projet révolutionnaire est aujourd’hui brisée: il n’y a plus de grande vision mobilisatrice, d’appel au futur », affirme-t-il laconiquement dans Sentinelle[176].
Le contexte politique est sans doute important pour comprendre le scepticisme bensaïdien face à l’utopie. Mais en réalité, son faible attachement à l’utopie reflète un élément plus profond dans sa pensée stratégique et sa formation intellectuelle. Bensaïd maintiendra son anti-utopisme radical jusqu’à la fin de sa vie en 2010, même si le contexte de la défaite crépusculaire de la fin des années 80 avait déjà changé. Il soulignera alors, toujours depuis l’intérieur des luttes et en empathie avec elles, les limites stratégiques de l’altermondialisme et des mouvements de l’époque, qu’il conceptualisa comme un nouveau « moment utopique » propre à toute renaissance après une phase de défaite, mais encore lesté de fortes limites stratégiques[177].
Daniel Bensaïd met en garde, à juste titre, contre le manque de perspective stratégique de la pensée utopique et sa facilité à s’essouffler et à s’insérer dans une logique réformiste et domestiquée, ces « fabriquants d’utopies parfaites, toujours prêts à brader leurs plans mirifiques de la cité future en solde sur le marché noir des réformes »[178]. Sa critique de l’utopie se fonde de manière récurrente sur Auguste Blanqui et Georges Sorel, pour qui « l’utopie a toujours eu pour effet de diriger les esprits vers des réformes qui pourront être réalisées en morcelant le système »[179]. Mais l’approche bensaïdienne est trop unilatérale et ne prend pas en compte l’aspect positif de la pensée utopique, en particulier à une époque marquée par le manque de crédibilité des visions alternatives de la société. Une valeur qui a été soulignée de manière distincte par des auteurs comme Michael Löwy, Fredric Jameson et David Harvey[180]. Parfois, comme dans Le Pari mélancolique, puis ensuite dans Résistances, en s’appuyant sur la distinction faite par Henri Maler entre utopie chimérique et utopie stratégique, il semble admettre la dimension positive d’une certaine pensée utopique et sa compatibilité avec la pensée stratégique[181]. Aussi, à la suite de Miguel Abensour, il admet que l’utopie critique peut être « un exercice de la patience héroïque »[182], et qu’elle peut être un renfort pour la résistance impatiente, pour la lente impatience. Mais Bensaïd, malgré cette relative réévaluation d’une certaine conception de l’utopie, finit par l’opposer de nouveau à sa raison messianique : « cette tension de la résistance, que nous appelons messianique, s’oppose à la raison utopique »[183]. Sa conclusion ne laisse aucun doute : le messianisme « apparaît comme une anti-utopie ».
Penseur stratège par définition, Bensaïd rejette paradoxalement trop vite l’utopie et ne s’interroge pas jusqu’au bout sur les possibilités de la stratégiser, même s’il lui reconnaît une certaine dimension stratégique. En d’autres termes, il ne se demande pas dans quelle mesure l’imagination (et l’impulsion) utopique peut contribuer à renforcer ce que j’ai appelé dans une autre occasion l’imagination stratégique.
La Taupe et le Messie
L’espoir révolutionnaire et le messianisme ont comme similitude l’idée d’irruption. Et, en partie, l’irruption de l’inconnu. Si le messianisme implique l’espoir dans le bouleversement de l’inconnu, dans l’hypothèse révolutionnaire cet espoir dans l’inconnu, le nouveau, le jamais vu, s’articule dialectiquement avec la connaissance des révolutions du passé, dans la façon dont elles ont été et se sont produites. Nouvelles révolutions et non pas une copie des précédentes, mais avec des « airs de famille ».
Peut-être pour cette raison, la meilleure image qui nourrit notre imagination révolutionnaire est la fusion stratégique entre le Messie et la Taupe. Daniel Bensaïd ne le formule pas ainsi explicitement mais son messianisme est directement lié à l’image de la taupe, axe central de son Résistances. Si l’ange est l’image benjaminienne par excellence (une image à laquelle, d’ailleurs, Bensaïd accorde une attention relativement modeste), la taupe est l’image bensaïdienne. Écrivant en 2001, au plus fort de l »Empire d’Antonio Negri et de Michael Hardt, qui proclamaient « la mort de la taupe de Marx »[184], lui préférant les ondulations infinies du serpent, Daniel Bensaïd cherche à sauver la taupe et avec elle l’idée de révolution. Si la locomotive est l’emblème du progrès du XIXe siècle, du temps accéléré sous forme de flèche, la taupe en est sa face cachée, rappelle Bensaïd. Elle est le symbole des résistances souterraines qui suivent les défaites et qui préparent les conditions des résurgences du futur. Elle relie le travail invisible des moments difficiles, ou le travail de routine des moments ennuyeux et peu inspirants, aux percées révolutionnaires. Elle combine patience et capacité de perturbation, endurance et puissance de l’événement. Habituée à l’obscurité, la taupe est un animal aussi tenace que malvoyant, rappelle Bensaïd, sûrement à la recherche d’une analogie entre la myopie de la taupe et les difficultés des révolutionnaires à scruter l’horizon, toujours débordés par une réalité qui déstabilise les meilleures hypothèses stratégiques et les meilleurs plans de travail.
« La taupe est un messie profane. Le Messie est une taupe, myope et obstiné comme elle. La crise est une taupinière soudain éclose », synthétise-t-il.
Force perturbatrice provenant des profondeurs du sous-sol.
Anticipation stratégique.
Entre la sentinelle tapie à l’affût et la taupe obstinée, se dessine la raison messianique de Daniel Bensaïd.[185]
Traduit par Christian Dubucq.
Notes
[1] Bensaïd, D. “À propos de Walter Benjamin, sentinelle messianique” (interview), Petit Périgord rouge, 1990. http://danielbensaid.org/A-propos-de-Walter-Benjamin-sentinelle-messianique?lang=fr.
[2] Bensaïd, D. Une lente impatience. Paris: Stock, 2004, p.23.
[3] Ibid, p. 293.
[4] Löwy, M. « Le socialisme comme pari. De Lucien Goldmann à Daniel Bensaïd », 2017. https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/100717/le-socialisme-comme-pari-de-lucien-goldmann-daniel-bensaid Lówy, M. “Daniel Bensaïd: une marxisme de la bifurcation”, Médiapart, 23 février 2020: https://blogs.mediapart.fr/michael-lowy/blog/230220/daniel-bensaid-un-marxisme-de-la-bifurcation.
[5] Antentas, Josep M. “Daniel Bensaïd, melancholic strategist”, Historical Materialism 26(4) 2016, p.51-106.
[6] Münster, A. Progrès et catastrophe. Walter Benjamin et l’histoire. Paris: Kimé, 1996.
[7] Voir, par exemple, le numéro consacré à son travail dans Historical Materialism 26(4) 2016 ; celle des Cahiers critiques de philosophie 15, 2016 ; celle de Lignes 32, 2010 publiée juste après sa mort ; le livre Sabado, F (dir.). Daniel Bensaïd, l’intempestif. Paris : La Découverte, 2012 ; les différents articles du dossier de Contre-temps “Daniel Bensaïd, marxiste intempestif”, 13 janvier 2020: https://www.contretemps.eu/dossier-daniel-bensaid-marxiste-intempestif/ ; et aussi l’article: Roso, D. « The Workers’ Movement, Strategy and the ‘Crisis of Marxism’ », Historical Materialism 26 (1) 2018: 37-67.
[8] Antentas, Josep M. “Daniel Bensaïd, melancholic strategist”, Historical Materialism 26(4) 2016, p.51-106; “Daniel Bensaïd, du léninisme pressé à la lente impatience”, Contre-Temps, 20 janvier 2020. https://www.contretemps.eu/bensaid-leninisme-lente-impatience/ . Publié en castillan comme prologue à Bensaïd, D. Estrategia y partido. Barcelona: Sylone, 2017. p.11-50. ; “Daniel Bensaïd’s Joan of Arc”, Science & Scoiety 79 (1), 2015, p.63-89; “Daniel Bensaïd, estratega intempestivo”, épilogue à Bensaïd, D. La política como arte estratégico. Madrid: La Oveja Roja, 2013. pp. 133-144.
[9] Bensaïd, D. op.cit., 2004, p.404.
[10] Ibid, p. 293.
[11] Bensaïd, D. Stratégie et parti. Paris: Les prairies ordinaires, 2016.
[12] Ibid. Note 2, p.298.
[13] Benjamin, W. Iluminaciones. Madrid, Taurus, 2018. p. 310.
[14] Ibid. p. 311.
[15] Bensaïd, D. Moi la révolution. Paris: Gallimard, 1989. p. 10.
[16] Ibid, p. 17.
[17] Ibid, p. 289.
[18] Péguy, Ch. Véronique. Dialogue de l’histoire et l’âme charnelle. Paris: Gallimard, 1972.
[19] Bensaïd, D. Jeanne de guerre lasse. Paris: Gallimard, 1991, p. 18.
[20] Ibid, p. 6.
[21] Ibid, p. 34; Pour une étude de ce travail et du rôle de Jeanne d’Arc dans l’œuvre de Bensaïd, voir: Antentas, Josep M (2015) “Daniel Bensaïd’s Joan of Arc”, Science & Society 79 (1): 63-89.
[22] Bensaïd, D. Une lente impatience. Paris: Stock, 2004, p. 412.
[23] Bensaïd, D. Memoire d’Habilitation. Une lente impatience. La politique, les résistances, l’événement, 2001a. http://danielbensaid.org/Memoire-d-habilitation-une-lente-impatience?lang=fr.
[24] Goldmann, L. Le Dieu caché. Paris: Gallimard, 1955; Goldmann, L. Recherches dialectiques. Paris: Gallimard, 1959.
[25] Antentas, Josep Maria. op.cit., 2016; Bensaïd, D. Le pari mélancolique. Paris: Fayard, 1997.
[26] Bensaïd, D.op.cit.,1997, p.255; Bensaïd, op.cit.1998.
[27] Bensaïd, D. op.cit., 1997 (pp.259-272); Résistances. Essai de taupologie générale. Paris: Fayard, 2001b (édition en castillan dans: Resistencias. Barcelona: El Viejo Topo, 2006). Löwy, op.cit, 2020 explique qu’à la fin des années 1980, alors qu’il venait de publier son important ouvrage Rédemption et Utopie (1988) auquel Bensaïd s’était logiquement intéressé, il proposa à Bensaïd d’écrire un article commun sur Benjamin. La réponse de Bensaïd fut : “et pourquoi pas un livre ?“ Mais en fin de compte, le projet n’a pas abouti.
[28] Dans son “Mémoire d’Habilitation”, publié en 2001, où il fait le point sur son itinéraire, il souligne qu’à la fin des années soixante-dix, il a commencé à s’intéresser à la Kabbale et à la mystique juive, surtout à travers Gershom Scholem, s’ouvrant ainsi à un nouvel univers culturel et à la possibilité d’articuler de nouvelles rencontres avec sa formation marxiste classique, même cela n’eut pas de conséquences sur sa production écrite avant la fin de la décennie suivante.
[29] Deutcher, I. The Non-Jewish Jew and other essays. London: The Merlin Press, 1981.
[30] Bensaïd, D. op.cit., 2004. p.391-392.
[31] Bensaïd, D. « Utopie et messianisme », dans La Discordance des Temps, Paris : Les éditions de la passion, 1995 ; Bensaïd, D. “La traversée des décombres”, 2009. http://danielbensaid.org/La-traversee-des-decombres?lang=fr#nh24
Dans ce dernier article, il reprend le contenu d’un autre publié un an plus tôt : « Prendre le présent par les cornes. Anticipation utopique et prophétie stratégique », 2008. http://danielbensaid.org/Prendre-le-present-par-les-cornes?lang=fr ; il existe également deux textes sur Benjamin disponibles sur son site web mais non publiés : « Quelques thèmes benjaminiens », 1990 : http://danielbensaid.org/Quelques-themes-benjaminiens?lang=fr, où il reprend certains aspects de Benjamin qui l’intéressent; et, « Walter Benjamin, thèses sur le concept d’histoire » (http://danielbensaid.org/Walter-Benjamin-theses-sur-le-concept-d-histoire?lang=fr), un projet inachevé de commentaires sur les Thèses. Dans la présentation de ce projet sur son site personnel (qui a été initié et maintenu par Sophie Bensaïd, la compagne de Daniel décédée en 2018), il est indiqué que ce projet n’est pas daté et il y a des spéculations sur le fait qu’il s’agissait d’un retour sur les Thèses après la publication de Sentinelle. Mais cela ressemble plutôt à une ébauche préparatoire ou du moins à une ébauche contemporaine de Sentinelle, puisque le texte contient de nombreux passages qui sont les mêmes que ceux du livre et que toute la bibliographie mentionnée est antérieure à 1990.
[32] Benjamin, W. Obra de los pasajes. Madrid: Abada editores, 2013. [N 1 a, 8].
[33] Missac, P. Walter Benjamin de un siglo al otro. Barcelona: Gedisa, 1997.
[34] Traverso, E. “La concordance des temps. Daniel Bensaïd et Walter Benjamin”, prologue à Bensaïd, D. Sentinelle messianique. Paris: Les prairies ordinaires, 2010 [1990], pp. 7-21.
[35] Bensaïd, D. Sentinelle messianique, Paris: Les prairies ordinaires, 2010 [1990], p. 37.
[36] Bensaïd, D. op.cit, 1990.
[37] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p. 178.
[38] Ibid, p.27.
[39] Leslie, E. Walter Benjamin: overpowering conformism. London: Pluto, 2000.
[40] Benjamin, W. op.cit., 2013. [N 9, 7], p. 762.
[41] Bensaïd, D. op.cit. 2010 [1990] p. 32.
[42] Ibid, p. 31.
[43] Ibid, p. 4.
[44] Ibid, p. 41.
[45] Bensaïd, D. op.cit., 2004, p. 278.
[46] Bensaïd, D. op.cit., 1990.
[47] Renaud, B. “Mesianismo/Mesías”, dans Lacoste, J.Y. (dir). Diccionario crítico de Teología. Madrid: Akal, 2007. pp.765-768.
[48] Löwy, M. Rédemption et Utopie. Paris: PUF, 1988 et Juifs hétérodoxes. Paris: éditions de l’éclat, 2010; Rabinbach, A. “Between Enlightenment and Apocalypse: Benjamin, Bloch and Modern German Jewish Messianism”, New German Critique 34, 1985. pp. 78-124.
[49] Bensussan, G. Le temps messianique. Paris: Librarie philosophique J.Vrin, 2001.
[50] Löwy, M. op.cit., 1988; Eagleton, T. Walter Benjamin. O hacia una crítica revolucionaria. 1998 [1981].
[51] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p. 43.
[52] Ibid, p. 182.
[53] Traverso, E. op.cit. 2010 [1990], p. 16.
[54] Eagleton, T. op.cit 1998 [1981], p. 264 et 265.
[55] Benjamin, W. op.cit., 1998, p. 318. Bensaïd ne mentionne pas dans sa Sentinelle le travail d’Eagleton, qui fut publié en anglais en 1981. Il le mentionne dans le prologue de l’édition italienne de Sentinelle écrite en 2009, en prenant note de l’avis d’Eagleton mais sans l’évaluer : Bensaïd, D. « La traversée des décombres », 2009 http://danielbensaid.org/La-traversee-des-decombres?lang=fr#nh24
[56] Bensaïd, D. op.cit., 1990.
[57] Artous, A. « Daniel Bensaïd ou la politique comme art stratégique », Contretemps 7, 2010, pp. 82–92.
[58] Bensaïd, D. Fragments mécreants, Paris: Lignes; Éloge de la politique profane. Paris: Albin Michel.
[59] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p. 177.
[60] Ibid p.169.
[61] Traverso, E. op.cit., 2010[1990]; Löwy, M. Walter Benjamin: aviso de incendio. México: FCE, 2003.
[62] Mosès, S. El ángel de la historia. Madrid: Cátedra, 1997. p. 124.
[63] Löwy, op.cit., 2010, p. 32.
[64] Buck-Morss, S. Dialéctica de la mirada. Walter Benjamin y el proyecto de los pasajes. Madrid: La Balsa de la Medusa, 1995. p.274. Au chapitre VII, elle propose une synthèse des débats interprétatifs sur la relation entre le marxisme et la théologie chez Benjamin.
[65] Scholem, G. Walter Benjamin y su ángel. Buenos Aires: FCE, 1998: Habermas, J. « Walter Benjamin. Critica conscienciadora o critica salvadora (1972) », dans Perfiles filosófico-políticos. Madrid: Taurus, 1975; et Habermas, J. “Excurso sobre las tesis de filosofía de la Historia de Benjamin”, dans El discurso filosófico de la modernidad. Buenos Aires: Taurus, 1989.
[66] Bensaïd, D. op.cit., 2004, p. 404.
[67] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p. 27.
[68] Les références à Péguy et Blanqui sont très nombreuses dans l’œuvre de Bensaïd. Le texte le plus détaillé sur Péguy est : « L’inglorieux vertical : Péguy critique de la Raison historique » inclus dans La discordance des Temps, Paris : Éditions de la Passion, 1995 ; et sur Blanqui, l’article élaboré conjointement avec Michael Löwy : « Auguste Blanqui, communiste hérétique », dans Corcuff, Ph. et Maillard A., Les Socialismes français à l’épreuve du pouvoir. Paris: Textuel, 2006.
[69] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p.113.
[70] Ibid,p. 42.
[71] Bensaïd, D. op.cit., 1990.
[72] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p. 216.
[73] Ibid,
[74] Ibid,p. 117.
[75] Benjamin, W. Obra de los pasajes. Madrid: Abada editores, 2013. [K I,2] , p. 628.
[76] Bensaïd, D. op.cit., 1995a.
[77] Ibid., p 13.
[78] Voir: La révolution et le pouvoir. Paris: Stock, 1976; Éloge de la polítique profane. Paris: Albin Michel, 2008 (chapitre VIII).
[79] McNally, D. “Night Lights: Daniel Bensaïd’s Times of Disaster and Redemption” Historical Materialism 24(4), 2016, pp. 107-128.
[80] McNally, D. “Night Lights: Daniel Bensaïd’s Times of Disaster and Redemption” Historical Materialism 24(4), 2016, pp. 107-128.
[81] Roso, D et Mascaro, F. (2015). « Daniel Bensaïd, une politique de l’opprimé. De l’actualité de la révolution au pari mélancolique », Revue Periode, 6 aavril. Disponible en ligne : http://revueperiode.net/daniel-bensaid-une-politique-de-lopprime-de-lactualite-de-la-revolution-au-pari-melancolique/.
[82] Bensaïd, D. Éloge de la résistance à l’air du temps. Paris: Textuel, 1999, p. 21.
[83] Bensaïd, D. op.cit., 1995a, p. 92.
[84] Bloch, Ernst. Heritage of Our Times. Berkeley: University of California Press, 1991 [1935].
[85] Benjamin, W. op.cit., 2018, p. 318.
[86] Bensaïd, D. op.cit., 2008b, p. 274.
[87] Bensaïd, D. Le spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise. Paris: Lignes, 2011. p. 86.
[88] Bensaïd, D. (2010[2002]). Cambiar el mundo. Madrid: Público, p. 158.
[89] Ibid.
[90] Roso, D et Mascaro, F. op.cit., 2015.
[91] Löwy, M. op.cit., 1988; Löwy, M. op.cit., 2003
[92] Traverso, E. “Préface” à Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], pp. 14.
[93] Bensaïd, D. op.cit., 2001b, p. 80 et 81.
[94] Bensaïd, D. op.cit., 2001.
[95] Benjamin, op.cit. 2013. [N 2,2] p. 739.
[96] Bensaïd, D. op.cit. 2010[1990] p. 69.
[97] Benjamin, op.cit. 2013. [N 10, 2] p. 764.
[98] Ibid, p.118.
[99] Ibid, p.71.
[100] Steiner, G. Épreuves. Paris: Gallimard, 1993.
[101] Bensaïd, D. op.cit., 2001b, p. 29.
[102] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p. 116.
[103] Bensaïd, D. op.cit., 2004, p. 30.
[104] Ibid., p. 25.
[105] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p. 160.
[106] Baudelaire, Ch. Ouvres complètes. Paris: Robert Laffont, p. 410.
[107] Bensaïd, D. op.cit., 2001b, p. 71.
[108] Bensaïd, D. op.cit., 1997, p. 287.
[109] Bensaïd, D. (1986). “Contribution à un débat nécessaire sur la situation politique et notre projet de construction du parti”, Critique Communiste. http://danielbensaid.org/Contribution-a-un-debat-necessaire.
[110] Koselleck, R. Futuro pasado. Barcelona: Paidós, 1993.
[111] Rosenzweig, F. La estrella de la redención. Salamanca: Ediciones Sígueme, 1997.
[112] Bensaïd, D. op.cit., 1997, p. 267.
[113] Ibid. p. 143.
[114] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p. 59.
[115] Bensaïd, D. Marx l’intempestif. Paris: Fayard, 1995a, p. 106.
[116] Ibid, p. 25.
[117] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p.125.
[118] Ibid, p. 93.
[119] Benjamin, op.cit, 2018, p. 316.
[120] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990].
[121] Bensaïd, D. La discordance des temps. Paris: Éditions de la Passion, 1995b, p. 215.
[122] Koselleck, op.cit., 1993.
[123] Hartog F. Régimes d’historicité. Paris: Points, 2012 [2003]. Historien du temps, Hartog est un auteur absent dans les références de Bensaïd et Bensaïd est absent dans l’ouvrage de Hartog.
[124] Benjamin, W. op.cit., 2018, p. 309-310.
[125] Benjamin, W. op.cit, 2013. [N 8, 1], p. 758.
[126] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p. 53.
[127] Blanqui, A. La eternidad por los astros. Mexico, Siglo XXI, 2000 [1872].
[128] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990],pp. 59.
[129] Ibid, p. 66.
[130] Orwell, G. 1984. Barcelone, Destino, 1984, p. 41.
[131] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p. 81.
[132] Bensaïd, D. op.cit., 1989, p. 233.
[133] Benjamin, W. op.cit., 2018, p. 310.
[134] Péguy, Ch. À nos amis, à nos abonnés. Paris: Gallimard, tome 2, p. 1273.
[135] Péguy, Ch. Compte rendu du congrès. Paris: Gallimard, tome 1, p. 797.
[136] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p. 275.
[137] Bensaïd, D. op.cit., 1997, p. 268.
[138] Bensaïd, D. “Prendre le présent par les cornes. Anticipation utopique et prophétie stratégique”, 2008. http://danielbensaid.org/Prendre-le-present-par-les-cornes?lang=fr
[139] Bauman, Z. Towards a critical sociology. London: Routledge, 2014 (1976).
[140] Bensaïd, D. op.cit., 2001b, p. 81.
[141] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p. 229.
[142] Bourdieu, P. « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie 12, 1971, p. 331.
[143] Koselleck, R. op.cit, 1993.
[144] Koselleck, R. op.cit, 1993.
[145] Bensaïd, D. op.cit., 2001b, p. 72.
145 Ibid.
[146] Lénine, in « La catástrofe que nos amenaza y como combatirla » Obras Tomo VII, p. 73, 73. Disponible: https://www.marxists.org/espanol/lenin/obras/oe12/lenin-obrasescogidas07-12.pdf
[147] Deutscher, I. Trotski. El profeta desarmado/El profeta armado/ El profeta desterrado. Santiago de Chile: Lom, 2015, 2015 et 2016.
[148] Koselleck, R. op.cit., 1993.
[149] Bensaïd, D. op.cit., 1997, p. 267.
[150] Bensaïd, D. op.cit., 2001b, p. 78.
[151] Bensaïd, D. “Sobre el retorno de la cuesión político-estratégica”, 2007. https://vientosur.info/spip.php?article389
[152] Pour une critique du catastrophisme, voir, par exemple: Lilley, S., McNally, D., Yuen, E., y Davis, J. Catastrophism: The Apocalyptic Politics of Collapse and Rebirth. Oakland: Spectre, 2012.
[153] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p. 117.
[154] Bensaïd, D. op.cit., 1997, p. 267.
[155] Ibid, p.270.
[156] Bull, M. Seeing Things Hidden. Londres: Verso, 2000. Bensaïd s’appuie sur Bull dans Résistances.
[157] Derrida, J. Sobre un tono apocalíptico adoptado recientemente en filosofía. México: Siglo XXI, 1994, p. 75.
[158] Scholem, G. op.cit., 1998, p.106.
[159] Bensaïd, D. op.cit., 2001b, p. 71.
[160] C ‘est le cas de son article « Utopie et messianisme » inclus dans La discordance des Temps, de Résistances ou du prologue de l’édition italienne de Sentinelle écrite en 2009 déjà mentionné..
[161] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p. 241.
[162] Ibid, p.238.
[163] Jameson, F. “Marx’s Purloined Letter” et Derrida, J. “Marx and Sons” in Sprinker, M. (ed). Ghostly Demarcations.London: Verso, 1999, p. 248 et 249.
[164] Eagleton, T. “Marxism without Marxism” dans Sprinker, M. (ed), op.cit., 1999, pp. 83-8
[165] Dans mon article : Antentas, Josep M, op.cit., 2016, j’analyse un peu plus en détail la relation de Bensaïd avec Derrida. Bensaïd analyse en particulier les travaux de Derrida à plusieurs reprises: dans un chapitre de La discordance des temps, « Spectres de Derrida », pp.233-243; dans un chapitre de Résistances : « Jacques Derrida et le messianisme sans Messie », pp. 171-89 ; et dans Bensaïd, D. « Spectres et Messies : politiques de Derrida », 2005. http://danielbensaid.org/Spectres-et-Messies-politiques-de-Derrida?lang=fr ; le dialogue entre Bensaïd et Derrida peut être trouvé dans Derrida, J. Sur parole : Instantés philosophiques. Paris : Aube, 1999.
[166] Derrida développe ses idées sur le messianisme dans Spectres de Marx, dans l’article déjà mentionné dans « Marx and sons » où il répond à la critique de Spectres et aussi dans Foi et Savoir. Paris : Éditions du Seuil, 1996, pp. 30-32.
[167] Derrida, J. op.cit., 1999, p. 249, Derrida, J. op.cit., 1995 [1993] p.189, et Derrida, op.cit., 1999, p. 242.
[168] Benjamin, W. op.cit., 2018, p. 313.
[169] Traverso, E. op.cit, 2010[1990], p. 19.
[170] Abensour, M. L’utopie de Thomas More à Walter Benjamin. Paris: Sens & Tonka, 2009.
[171] Scholem, G. Conceptos básicos del judaísmo. Madrid: Trotta, 2018.
[172] Löwy, M. op.cit., 1988 et 2010.
[173] Mosès, S. op.cit, 1997, p. 131.
[174] Bensaïd, D. op.cit., 2001b, p. 67.
[175] Traverso, E., op.cit, 2010 [1990].
[176] Bensaïd, D. op.cit., 2010 [1990], p. 230.
[177] Voir par exemple: Bensaïd, D. Un monde à changer. Paris: Textuel, 200; Éloge de la politique profane. Paris: Albin Michel, 2009; et op.cit., 2007.
[178] Bensaïd, D. op.cit., 1997, p. 265.
[179] Sorel, G. Reflexiones sobre la violencia. Comares, 2011.
[180] Löwy. op.cit, 1988; Harvey, D. Spaces of Hope, Edinburgh: Edinburgh University Press, 2000; Jameson, F. Archaeologies of the Future: The Desire Called Utopia and Other Science Fictions. London: Verso, 2005.
[181] Maler, H. Congédier l’utopie ? L’utopie selon Karl Marx. Paris: L’Harmattan, 1994.
[182] Abensour, M. op.cit., 2009.
[183] Bensaïd, D. op.cit., 2001b, p. 63.
[184] Bensaïd, D. op.cit., 2001a.
[185] Antentas, Josep M. (2017). “Imagination stratégique et parti”, Contre-Temps, 8 mai 2017. https://www.contretemps.eu/imagination-strategique-parti/