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SOURCE : Zones subversives
Au début des années 1980, la France est secouée par la vague du rock alternatif. Le mouvement punk n’a pas trop ébranlé la variété française. Mais, dans le contexte du reflux des luttes des années 1968, le rock alternatif devient le signe de ralliement de la contestation sociale et culturelle. Une nouvelle scène émerge avec les Béruriers noirs, mais aussi Les Wampas, La Mano Negra, Les Négresses Vertes, Pigalle, Noir-Désir.
Le rock alternatif reflète aussi l’histoire d’une époque. Cette culture diffuse despratiques d’auto-organisation avec les radios libres, les fanzines, les labels autogérés, les lieux alternatifs, les squats. Le rock alternatif porte également un renouveau de la révolte sociale avec le mouvement autonome, Action Directe et les grandes manifs. Rémi Pépin retrace cette histoire dans le livre Rebelles. Une histoire du rock alternatif.
Mouvement autonome et culture punk
En 1981, un concert gratuit en plein air se déroule au cœur de Belleville. Il est organisé par les Autonomes, les « totos ». « Le tout, bien évidemment, sans aucune organisation préfectorale, municipale ou d’aucune autre sorte », précise Rémi Pépin. La Souris Déglinguée ouvre le concert, suivie par d’autres groupes pas encore connus. « Le rock est brutal, le volume sonore assez puissant et la bière gratuite, bref tout baigne », décrit Rémi Pépin. Mais des bagarres éclatent dans le public et la pluie interrompt l’événement. Pourtant, ce concert marque les débuts de l’aventure du rock alternatif.
Le contexte social et politique n’est pas propice à la révolte. En 1981, l’arrivée de la gauche au pouvoir étouffe les derniers feux du gauchisme. Les anciens militants se convertissent au réalisme politique. Libération, ancienne tribune de la Gauche Prolétarienne, devient l’organe de propagande en faveur du tournant de la rigueur. En 1984, le journal organise l’émission « Vive la crise ». L’ancien chanteur stalinien Yves Montand entonne les louanges du patron réactionnaire Philippe de Villiers. L’initiative individuelle est censée résoudre tous les problèmes selon cette émission de propagande.
Néanmoins, des libertaires ne croient pas en la social-démocratie. Ils restent attachés à la révolution. Une nébuleuse de groupuscules obscurs et semi-clandestins s’inscrit dans la filiation de la contestation des années 1968. Ils forment une véritable mouvance et se proclament « Autonomes ». La lutte anti-nucélaire de Creys-Malville en 1977 mais aussi la manifestation des sidérurgistes en 1979 marquent un renouveau de la violence politique. Des affrontements éclatent avec les forces de l’ordre, mais aussi avec les services d’ordre des syndicats. Les punks, qui rejettent la mollesse et le pacifisme des hippies, rejoignent cette mouvance. Mais sans idées politiques précises. Les « Totos » participent aux luttes contre la prison, contre la psychiatrie ou aux luttes de l’immigration. Ils sont surtout actifs dans les luttes pour le logement. Face à l’augmentation des prix des loyers, ils ouvrent des squats pour loger des familles.
En 1976, le punk devient un véritable phénomène culturel en Angleterre. Incarné par les Sex Pistols, ce mouvement ne tient pas compte des compétences musicales. « Il s’agira maintenant de jouer vite et fort, et de cracher au visage de l’establishment », indique Rémi Pépin. Malcolm Mac Laren, féru de slogans situationnistes, lance les Sex Pistols. La crise économique émerge et la classe ouvrière se lance dans d’importants conflits sociaux.
En France, malgré le règne de la variet’, le punk émerge à partir du festival de Mont-de-Marsan en 1977. Des groupes évoquent la drogue, le désespoir urbain et les générations perdues. « Le trait commun à toutes ces formations est un cynisme et un nihilisme à toute épreuve, combinés à une pratique de la provoc constante », décrit Rémi Pépin. Le titre Fier de ne rien faire du groupe Les Olivenstein incarne cette humeur anticonformiste. Le punk français repose également sur l’auto-organisation et la spontanéité selon l’esprit DIY (Do It Yourself). N’importe qui peut chanter et jouer. Le punk doit permettre de se réapproprier sa rage.
Concerts sauvages
Des jeunes de banlieue parisienne décident de lancer leurs propres groupes. Mais ils doivent contourner les contraintes. Ils créent leurs labels, occupent des lieux à défaut d’obtenir des salles de concert, diffusent des fanzines qui leur servent de médias. Ils s’installent dans l’Est parisien, dans les quartiers de Belleville et de Ménilmontant. Les punk rencontrent alors les Autonomes qui occupent des squats.
En 1979, la manifestation des sidérurgistes à Paris débouche vers une émeute, avec vitrines brisées et voitures incendiées. Un mouvement autonome se développe autour des groupes Camarades et de l’Organisation communiste libertaire (OCL). La pratique et l’action directe priment sur la théorie. Cette mouvance regroupe autour de 2000 personnes, surtout en région parisienne. L’autonomie italienne reste sa principale référence.
Les squats de l’Est parisien permettent aux autonomes de relier la théorie et la pratique. Ils s’installent dans les quartiers populaires. L’occupation illégale permet de lutter pour le logement et contre la spéculation immobilière. L’embourgeoisement de Paris se profile. Deux lieux abritent aussi des concerts. Le Pali-Kao s’apparente à un squat d’artistes. Les musiciens doivent présenter un projet. Le squat de la rue des Cascades reste le squat des autonomes. De nouveaux groupes émergent dans ces concerts sauvages. La scène rock ne se limite pas à Paris. A Montpellier, OTH (On Tender Hools) sort du local à vocation socio-culturelle et du label traditionnel. Ils lancent leurs textes rageurs et caustiques dans les concerts sauvages comme dans les grands festivals.
Mais les squats sombrent dans la violence, avec des morts. Les dealers emmènent la drogue et les bagarres dans ces lieux alternatifs. La police arrête également des militants d’Action Directe considérés comme terroristes. Des règlements de compte entre totos provoquent aussi des violences. De plus, au début des années 1980, émerge une scène skinhead rapidement gangrenée par des néo-nazis. Les concerts punks subissent des attaques de ces skins. La mairie de Chirac profite de ce climat de violence pour expulser les squats en 1982.
Béruriers Noirs
Bérurier Noir exprime ses colères et ses frustrations dans un rock brut. Le propos reste sombre et nihiliste, pas encore ouvertement politique. Bûcherons, La mort aux choix, Manifeste sont leurs titres majeurs. Mais c’est le morceau Lobotomie qui incarne ces débuts de Bérurier Noir. Il est question de psychiatrie, d’enfermement, de massacres et de torture.
La scène alternative ne peut pas se reposer sur les médias traditionnels pour se faire connaître. Les fanzines sont faciles à fabriquer et à distribuer. Surtout, ils permettent une liberté de parole totale. Le manque de moyens est compensé par la créativité et le détournement. Les fanzines sont distribués dans les boutiques de disque, les squats, les lieux associatifs et les librairies libertaires.
Mais c’est la radio qui reste le média privilégié pour les musiciens. Les radios d’Etat restent perçues comme des officines de propagande gouvernementale. Les radios commerciales diffusent de la variété tiédasse et consensuelle. Mais des radios pirates émergent. Elles relaient les luttes sociales et diffusent de nouvelles musiques. La légalisation de ces fréquences en 1981 permet l’éclosion des radios libres.
Le label indépendant Bondage Records permet la diffusion des cassettes de la scène alternative. En Angleterre, Crass Records fait figure de modèle avec sa communauté libertaire. Le punk sort du nihilisme pour proposer une utopie anarchiste. Néanmoins, la mouvance punk ne développe aucun discours idéologique élaboré. La politisation passe par l’action et des pratiques comme les squats ou l’auto-organisation. Avec l’expulsion des lieux alternatifs de l’est parisien, de nouveaux espaces de concerts doivent s’ouvrir. La scène alternative s’installe à Montreuil, bastion communiste, avec le squat de l’Usine.
La notoriété de Bérurier Noir ne cesse de se développer à travers de nombreux concerts. Les ventes de disques connaissent également succès. Les Bérus deviennent moins sombres et plus festifs. Mais ils permettent au rock alternatif de sortir de la marginalité. Leur musique accompagne également le renouveau de l’antifascisme avec la création des SCALP (Sections Carrément Anti-Le Pen). Cette mouvance fait revivre l’action directe et les pratiques de lutte des autonomes.
Génération rock alternatif
Le rock incarne la génération des années 1968, avec Bob Dylan et la lutte contre la guerre du Vietnam. Le rock alternatif français devient indissociable de la contestation des années 1980. La musique populaire accompagne toujours les révoltes sociales. Certes, elle ne se réduit pas à un outil de propagande idéologique. « Mais tout au long du XXe siècle, elle a accompagné les révoltes, les guerres, les conflits, ne se contentant pas d’en être la bande-son mais en restituant brutalement et crûment les contradictions, les convulsions », souligne Rémi Pépin.
Les Bérus subissent des attaquent de skins nazis pendant leurs concerts. Ils décident de se doter d’un service d’ordre. Ils ne font pas appel à des professionnels, mais à leur public qui décide de s’auto-défendre. Des ex-autonomes décident de s’organiser pour repousser les skins. Les Red Warrior et les Ducky Boys forment une mouvance red skins qui décide d’affronter les nazis pour les chasser de la rue.
Si beaucoup de ces antifascistes semblent davantage attirés par la bagarre que par des idées politiques, la mouvance se structure avec les Red Warrior qui se rapprochent des SCALP. Les red skins les plus politisés se retrouvent dans les RASH (Red Anarachist Skinheads). Le fanzine Barricata et le groupe de musique Brigada Flores Magon incarnent cette mouvance. Des concerts sont organisés pour soutenir les luttes.
En 1986, la droite revient au pouvoir dans un mélange de néolibéralisme et d’idéologie sécuritaire. Jacques Chirac devient Premier ministre tandis que le gaulliste de choc Charles Pasqua devient ministre de l’Intérieur. En 1986, les violences policières se multiplient avec notamment quatre morts. Malik Oussekine est tué au cours du mouvement étudiant contre la sélection. Il est tabassé par des voltigeurs, des policiers à moto.
Le renouveau des luttes permet au rock alternatif de fédérer la jeunesse contestataire. Les refrains des chansons des Bérus sont repris dans les manifestations. Salut à toi ou l’insurrection de Vive le feu incarnent la révolte de la jeunesse. NRJ, la radio la plus mainstream, diffuse Tomato Ketchup. Bérurier Noir touche désormais un large public. Les musiciens n’hésitent pas à intervenir dans les grands médias. Sur NRJ, ils évoquent la prison, le racisme et l’engagement politique.
Le rock alternatif connaît un succès public. Mais les labels indépendants ne peuvent plus suivre à cause de leurs faibles réseaux de distribution. Les Négresses Vertes et la Mano Negra signent des contrats avec l’industrie du disque. Bondage Records implose. Les Bérus refusent de prendre un virage commercial qui banalise ce label indépendant.
Le rock alternatif devient progressivement un produit commercial comme un autre. La Mano Negra qui signe chez Virgin incarne la récupération marchande du rock contestataire. De nombreux groupes se multiplient sur le créneau festif et vaguement rebelle. Mais, en 1989, les Bérus décident d’arrêter en raison d’une forme de lassitude. Surtout, ils refusent de rentrer dans le moule des grosses salles de concerts et du hit-parade d’NRJ. Néanmoins, des groupes comme les Brigada Flores Magon font perdurer l’esprit libertaire du rock alternatif.
Rock alternatif et luttes sociales
Rémi Pépin propose un récit vivant de l’épopée du rock alternatif. Il se nourrit de témoignages et d’anecdotes qui permettent de reconstituer cette ambiance contestataire. Surtout, Rémi Pépin ne se contente pas de retracer la saga des groupes à succès. Il revient sur les origines politiques du rock alternatif. Il montre que la musique accompagne des luttes sociales. Les textes politiques tranchent avec le conformisme néolibéral des années 1980.
Les thématiques comme la prison, la police, le fascisme se démarquent des discours fades et consensuels de la variété française. Le rock alternatif porte un autre discours, mais il se distingue également par des pratiques nouvelles. L’auto-organisation permet un bouillonnement créatif. Les concerts sauvages, les fanzines, les radios libres les labels indépendants permettent de construire un véritable mouvement en marge de l’industrie musicale. Le plaisir et la créativité priment sur les contraintes du formatage culturel.
Rémi Pépin montre également les contradictions du rock alternatif. Son livre reste imprégné de politique. Il insiste sur le berceau des squats et du mouvement autonome. Il évoque même la dimension politique du punk. Il valorise clairement les Béruriers Noirs et le label Bondage qui incarnent la facette la plus politique de la scène alternative. Ce groupe va d’ailleurs contribuer à la politisation de toute une jeunesse. Les Bérus deviennent la bande son de l’antifascisme radical et même du mouvement de jeunesse de 1986.
Mais Rémi Pépin relativise également l’importance politique de la scène alternative. Les groupes de rock cherchent à s’amuser à travers la musique davantage qu’à changer le monde. Ce qui reste d’ailleurs parfaitement légitime. La contre-culture, dans son discours comme dans ses pratiques, s’inscrit dans une culture libertaire. Mais elle reste davantage liée à la démarche alternativiste plutôt qu’à la conflictualité sociale. La musique accompagne les luttes sociales, leur donne de la force et de l’énergie. Elle permet également d’affirmer un mouvement et devenir un signe de ralliement. Mais la contre-culture ne peut pas se substituer à la lutte.
C’est en partie ce qui explique la faillite de l’antifascisme français. Organiser des concerts sauvages reste une action festive et importante. Mais se contenter de soirées militantes sans s’inscrire dans une démarche de lutte sociale peut sombrer dans le folklore et recréer un entre-soi de la marginalité. La force des Bérus et du rock alternatif consiste justement à porter un discours libertaire qui s’adresse au grand public. Les fêtes et la musique deviennent plus percutantes que les tracts.
Mais lorsque le punk devient un ghetto codifié et coupé du monde, il commence à s’affaiblir. La contestation ne doit pas se réduire à boire des bières entre potes dans un concert. S’organiser pour lutter reste incontournable. Mais il semble également important de prendre au sérieux la musique, les émotions, le plaisir et la fête pour diffuser des idées et des luttes. C’est sans doute la force du rock alternatif.
Source : Rémi Pépin, Rebelles. Une histoire du rock alternatif, Archives de la Zone Mondiale, 2019 (Hugo et Compagnie, 2007)
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Rock alternatif, reportage du 9 novembre 1989 diffusé par INA société le 9 juillet 2012
Vidéo : Masto, mordre et remuer la queue, mis en ligne sur le site d’Arte le 19 février 2019
Vidéo : Bérurier Noir (2000) – Tracks ARTE, mis en ligne le 20 septembre 2017
Vidéo : Bérurier Noir. Documentaire de 1987, extrait de Nous, les enfants du rock ! mis en ligne le 14 septembre 2011
Vidéo : Documentaire Antifa, chasseurs de skins, mis en ligne sur le site de Resistance films
Radio : 1979-1989 : les débuts du rock alternatif, diffusé sur France Culture le 6 avril 2018
Radio : «Keupon» made in France, série Punk, génération No Future, diffusée sur France Culture le 14 avril 2019
Radio : Mano Solo (1963-2010), poète Punk, diffusée sur France Culture le 9 juin 2018
Rémi Pepin “Rebelles Une histoire du rock alternatif”, publié sur le site La Spirale le 16 avril 2020
David Dufresne, « Rebelles, Une histoire du rock alternatif », publié sur le site DavDuf le 9 février 2008
Site NYARk nyarK – Punk et Rock alternatif Français 76/89
Revue Volume n°13, “La scène punk en France 1976-2016”, publiée en 2019
Sébastien Schifres, La mouvance autonome en France de 1976 à 1984, mis en ligne sur le site Infokiosques le 3 novembre 2005
Henri Simon, Un militant de “Camarades” , L’autonomie dans la lutte de classe suivi de Autonomie ouvrière et groupes autonome, publié sur le site Infokiosques le 16 août 2009