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SOURCE : Les Inrockuptibles
Les Inrockuptibles, 16 novembre 2020
[Où va le monde ? #2] Chaque semaine, Les Inrockuptibles publient un entretien afin d’interroger les mutations en cours, et irréversibles, de la société suite au coronavirus. La philosophe et professeure Barbara Stiegler, théoricienne de la pensée néolibérale, autrice du récent Du cap aux grèves, critique la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement et s’inquiète des effets délétères de la dématérialisation. Entretien avec une défenseure de la pensée critique dont l’engagement croise plusieurs interrogations actuelles, en particulier dans la grève qu’elle mène à l’université.
Alors que la crise sanitaire semble s’être installée pour durer, et que la perspective d’autres catastrophes obscurcit l’avenir, jamais peut-être l’injonction néolibérale à s’adapter n’a été aussi forte, effaçant toutes les alternatives possibles. C’est dire si Barbara Stiegler a été visionnaire en publiant en 2019 son livre sur la généalogie du néolibéralisme contemporain, “Il faut s’adapter” – Sur un nouvel impératif politique (Gallimard).
La philosophe spécialiste de Nietzsche, enseignante à l’université de Bordeaux où elle est responsable du master Soin, éthique et santé, a fait récemment paraître Du cap aux grèves (Verdier), un récit vibrant de son engagement avec les Gilets jaunes, puis avec les grévistes contre la réforme des retraites. Désormais impliquée dans une grève paradoxale qui consiste à aller voir ses étudiant·es dans une université vide, “alors que tout est fait pour qu’on les laisse tomber”, elle s’érige contre les injonctions contradictoires du gouvernement qui conduisent au sacrifice d’“une génération entière”.
Depuis le 30 octobre, nous sommes à nouveau confiné·es, avec attestation obligatoire et limite kilométrique pour les déplacements. Que vous inspire cette gestion de crise et la pluie de météores d’interventions étatiques depuis mars 2020 ?
Barbara Stiegler — Ce reconfinement est un immense aveu d’échec de la part de ceux qui nous gouvernent. Eux-mêmes s’étaient engagés à ne plus y recourir. L’effet de surprise et de déni de la première fois ne peut plus, cette fois, être plaidé. Pendant que des dizaines de milliards ont été dépensées pour un hypothétique plan de relance, poursuivant exactement la même logique que celle des politiques fiscales favorables aux grandes entreprises, rien n’a été fait pour réarmer le système hospitalier et mettre au point une véritable stratégie de santé publique face à ce virus. Bien plus, la loi de finances de la Sécurité sociale pour 2021 poursuit la logique austéritaire pour l’hôpital.
Mais peut-on vraiment dire que le gouvernement n’a rien fait ? N’est-il pas au contraire constamment occupé depuis mars à gérer cette crise ?
Vous avez raison, le gouvernement a été très actif, car il a en fait continué à appliquer son programme. Alors que la crise sanitaire lui opposait un démenti cinglant, il a poursuivi la destruction de l’hôpital, en supprimant des lits, et il a continué à maltraiter son personnel et à mépriser ses revendications. Dès le mois de mai, les managers ont un peu partout repris la main sur les soignants, et le Ségur de la santé, avec sa logique de primes et de médailles aux plus méritants, a semé la division. La déception a été immense et elle a provoqué des démissions et des burn-out en masse, s’ajoutant aux graves effets collatéraux du premier confinement.
Avec le confinement, puis l’annonce d’un stop-and-go permanent, la santé des Français s’est profondément détériorée, créant d’innombrables victimes dans le domaine de la santé mentale et des maladies chroniques. Pendant ce temps, rien n’a été fait pour porter secours aux personnes vulnérables à ce virus, qu’on a continué à abandonner à elles-mêmes, tantôt contraintes d’aller au travail sans protection, tantôt confinées dans des logements exigus avec des porteurs sains, tantôt isolées et très éloignées des services de soin. Rien d’étonnant, dès lors, si ces patients affluent aujourd’hui dans les services d’urgence eux-mêmes submergés, ce qui produit un cercle vicieux dont on ne voit pas la fin.
“Cet enfermement de toute une population conduit à détruire progressivement la société en s’attaquant à tous ses organes vitaux en même temps”. Vous contestez donc le confinement ?
L’unique forme de prévention que connaisse ce pouvoir – celui de “bloquer la circulation du virus” en enfermant la population et en la contraignant à une vie numérique sur écran – est à la fois inefficace et destructrice. Inefficace, puisque les contaminations continuent et que l’absence de stratégie sur les tests se révèle aussi calamiteuse que la gestion des masques au printemps dernier. Destructrice, puisque cet enfermement de toute une population conduit à détruire progressivement la société en s’attaquant à tous ses organes vitaux en même temps : l’éducation, la culture, la recherche, la vie politique, les échanges sociaux et affectifs, le commerce, l’économie réelle et la santé publique elle-même.