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SOURCE : France culture
Depuis la fin des années 90, le mot “islamophobie” a pris lentement dans une partie du monde académique, même s’il ne fait pas consensus. Mais dans les médias ou la classe politique, où sa définition semble avoir peu de prise, il reste un épouvantail.
Presque vingt ans après son retour dans le débat public, l’idée qu’il existe une islamophobie spécifique, qui charrie une foule de représentations de l’islam, et des musulmans, continue de faire polémique. Plutôt qu’un réel débat, le mot fait facilement office d’épouvantail, moyennant des gros titres et des invectives. Ses détracteurs lui reprochent, au mieux, de bâillonner toute critique de la religion et d’être superflu s’il s’agit de penser le racisme ; au pire, d’avancer masqué et de jouer les prête-noms à tout un agenda communautariste incompatible avec la République.
L’islamophobie aurait-elle ainsi été façonnée pour déstabiliser les fondements de la laïcité ? Notion issue du monde de la recherche et pas du monde militant, l’islamophobie n’est pourtant pas une invention “indigéniste” qui traduirait une OPA à la fois idéologique et stratégique sur la lutte contre le racisme. Ou encore, la cristallisation, à hauteur de vocabulaire, d’une offensive impérialiste des salafistes dans le champ des idées. L’islamophobie n’est pas non plus l’étendard créée par les mollahs de la Révolution iranienne. Entre 2003 et 2013, cette fausse archéologie du mot a pourtant beaucoup circulé. Elle doit son origine à une tribune signée Caroline Fourest et Fiammetta Vemmer dans Libération, que vous pouvez retrouver par ici, et qui entendait montrer que le terme avait “pour la première fois été utilisé en 1979, par les mollahs iraniens qui souhaitaient faire passer les femmes qui refusaient de porter le voile pour de «mauvaises musulmanes» en les accusant d’être «islamophobes»”.
Les deux autrices poursuivaient :
Il a été réactivité au lendemain de l’affaire Rushdie, par des associations islamistes londoniennes comme Al Muhajiroun ou la Islamic Human Rights Commission dont les statuts prévoient de «recueillir les informations sur les abus des droits de Dieu».
Trajectoire d’une lecture de biais
Cette tribune remonte à 2003. A l’époque, le mot était réapparu dans le débat public dans la foulée des attentats islamistes du 11-septembre 2001. Ceux qui en revendiquaient l’usage le mobilisaient d’abord pour dire, et montrer, la manière dont des musulmans avaient justement pu faire l’objet d’une stigmatisation expresse dans le ressac de cet événement inouï. Mais après cette tribune dans Libération, l’idée d’une islamophobie imaginée d’abord comme un arsenal “pensé pour disqualifier ceux qui résistent aux intégristes”essaimera largement. On retrouvera par exemple la référence aux mollahs iraniens dans une interview donné au Nouvel Observateur par Manuel Valls, dix ans plus tard. Devenu ministre de l’Intérieur, il se référait explicitement à Caroline Fourest et Fiammetta Venner pour dénoncer “un cheval de Troie qui vise à déstabiliser le pacte républicain”. Et revendiquer l’usage, préférable, du terme “racisme anti-musulman”.
Manuel Valls n’est pas le seul à préférer cette façon de dire. Les dix ans entre son interview et la tribune des deux femmes ont correspondu à une décennie durant laquelle non seulement une fausse archéologie du mot s’est multipliée. Mais durant laquelle, aussi, la gauche a entamé de se fracturer sur le modèle universaliste, et pas seulement le vocabulaire. Observer la circulation du mot “islamophobie” dans les mondes de la lutte antiraciste est à cet égard éclairant : SOS Racisme a par exemple longtemps renâclé à l’utiliser, craignant par exemple de sceller l’idée d’un droit au blasphème. Tandis que le MRAP, et une partie de la LDH se l’appropriaient au contraire.
Certains, comme encore récemment Alain Rey, récemment décédé, ont pu dénigrer (ou réfuter) l’usage du terme “phobie” – “vide de sens” et “hypocrite” disait le linguiste dans une interview en 2019. Sans qu’on parvienne toujours à décrypter si l’omission est calculée ou plutôt de l’ordre de l’impensé, les références à un autre terme sont souvent rares. Or c’est précisément en miroir, et alors que le mot “judéophobie” prenait un nouvel essor que celui d’islamophobie a été en partie remis en circulation depuis le champ des sciences sociales. C’est par exemple dans le contexte des travaux de Pierre-André Taguieff sur la “nouvelle judéophobie” qu’il faut directement relire le livre du sociologue Vincent Geisser, La Nouvelle islamophobie, paru en 2003 à La Découverte.
Entre 2003 et 2013, plusieurs travaux paraîtront, qui renouvelleront la trajectoire du terme “islamophobie”, et lui donneront à la fois une épaisseur conceptuelle, et tout un champ d’application. C’est à cette décennie-là que le chercheur Marwan Mohammed rattache l’expansion du champ d’une “sociologie de l’islamophobie”. Lui-même, avec pour co-auteur Abdellali Hajjat, publiera en 2013 Islamophobie – Comment les élites françaises fabriquent le “problème musulman” dont le sous-titre dit bien de quoi il s’agit en fait : de la construction d’un “problème”. Et donc d’une dynamique qui peut s’explorer depuis les sciences sociales. D’une catégorie qui parle davantage de stigmatisation et de discrimination que d’identité, ou de revendication, contrairement à la lecture floutée, et souvent hors sol, qui circule par exemple dans les médias au rythme des déclarations à charge.
Dix années clé
Entre 2003 et 2013, plusieurs travaux verront le jour, qui s’ancrent tous dans cette perspective-là. C’est-à-dire une volonté de mettre au jour des choses qui se passent, et dont des gens qu’on regardera comme “musulmans” feront l’objet. Or on a sans doute passé davantage de temps à débattre du bien-fondé de l’idée de cette notion, qu’à lire ces travaux-là, ou à documenter la réalité dont ils se saisissaient, par exemple sous la plume de Thomas Deltombe (qui analysera la circulation de l’islamophobie à la télévision, en 2005), ou de quatorze historiens qui remonteront le fil, ensemble et dans un ouvrage collectif en 2009, une forme d’islamophobie savante (Les Grecs, les Arabes et nous – enquête sur l’islamophobie savante, chez Fayard).
Tous ces travaux ont notamment en commun de pointer un trait de cette réalité que désigne l’islamophobie : l’essentialisation dont font l’objet ceux qui sont stigmatisés. Or par un renversement un peu bizarre et parfois verglacé, ceux qui ironisent sur l’usage du mot, et dénoncent sa portée, sont souvent les premiers à pointer une essentialisation qui prendrait à rebours l’idée-même d’universel. Alors que dix nouvelles années ont passé depuis la sortie de ce livre collectif, le terme est aujourd’hui à la fois plus enraciné dans le débat public, et plus crispant encore. Au point que le mot en soi fasse l’objet d’affrontements jusque dans les rangs du gouvernement, où Jean-Michel Blanquer avait par exemple dénoncé “une initiative lamentable” en 2019 à l’occasion de l’organisation d’une marche contre l’islamophobie ravalée au rang d’une “façon de lutter contre la laïcité en utilisant des arguments qui ne valent pas”. Ailleurs, les chercheurs qui le mobilisent sont grosso modo assimilés à des pompiers pyromanes alors que eux, prétendent surtout tendre un thermomètre pour révéler les ressorts d’un racisme spécifique qui pose toute la question du regard sur l’islam dans le débat d’idées français.
Aurait-il été préférable de casser le thermomètre ? Alors que l’intense polémique autour de cette marche de 2019 montre toute la charge explosive que recèle toujours le mot, la référence à l’ayatollah Khomeini a la vie longue. Elle continue d’être utilisée régulièrement, par exemple pour discréditer les chercheurs qui mobilisent la notion. De fait, c’est vrai : même les mollahs iraniens mobilisent, dans leur intérêt, le rejet de l’islam. Régulièrement accusés de faire le jeu des islamistes en légitimant une notion à l’origine suspecte dans le champ scientifique, les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed ont pourtant précisément montré qu’il n’existait aucun équivalent du mot en persan, ni en arabe. Et donc aucune paternité traçable en Iran de l’idée telle qu’elle a circulé en France. C’est-à-dire, l’idée d’un sort spécifique fait aux musulmans – et plus précisément à ceux qu’on catégorise comme tels, et qui se retrouvent pris dans un jeu de regards.
Parce que c’est d’abord à l’idée d’une catégorie, et de toute sa charge politique, que renvoie l’islamophobie telle qu’elle est mobilisée dans les sciences humaines et les sciences sociales, une large part de l’affrontement qui se joue autour de ce mot peut souvent donner l’effet d’un dialogue de sourds plus ou moins naïf. Par exemple quand les uns disent “islamophobie”, les autres répondent “laïcité”, alors que c’est moins de croyance, de piété, ou de pratique qu’il est question le plus souvent, mais de stigmatisation.
Une thèse de droit en 1910
Cette idée du regard qui distingue (on peut lire “processus d’altération” en sciences sociales) est essentielle pour comprendre de quoi parlent les chercheurs qui utilisent ce cadre de réflexion. Elle l’est d’autant plus que l’origine-même de l’islamophobie renvoie à cette question du regard et de la flétrissure par l’autre au tamis d’une évidence mal dégrossie. Geisser en 2003, puis Hajjat et Mohammed en 2013, ont en effet à chaque fois replongé à la racine du terme. Pour montrer que ce sont d’abord des administrateurs-ethnologues, puis des orientalistes, qui mobiliseront le mot. Et révéler au passage qu’il n’avait pas grand chose d’une incorporation récente, et symptomatique, du politiquement correct étatsunien comme on le lit parfois. On le trouve par exemple, embarquant toute sa dimension relationnelle, dans une thèse de droit de 1910, dans laquelle on lit par exemple :
L’islamophobie – il y a toujours eu, et il y a encore, un préjugé contre l’islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne. Pour d’aucuns, le musulman est l’ennemi naturel et irréconciliable du chrétien et de l’Européen, l’islamisme est la négation de la civilisation, et la barbarie, la mauvaise foi et la cruauté sont tout ce qu’on peut attendre de mieux des mahométans.
Même si son origine n’a rien d’une importation, ceux qui parient sur une acculturation à la mode anglo-saxonne (quitte à mélanger par exemple islamophobie et politique des quotas dans la police londonienne sans faire grand tri) n’ont pas absolument tout faux : si le terme est français, et que son histoire est directement ancrée dans l’histoire coloniale de l’Hexagone, c’est bien sa circulation à l’étranger, à partir des années 1990, qui lui donnera toute sa légitimité scientifique. Quand Gallimard hissera le terme en couverture à l’occasion d’un ouvrage collectif sous la direction de Grosfugel et Mestiri en 2008, c’était d’ailleurs le fruit d’un colloque organisé deux ans plus tôt à Paris par un chercheur de l’université de Berkeley, intitulé “New post-911 racial / ethnic configurations : the problem and practical effects of islamophobia”. La trajectoire du terme était sans doute encore incertaine : les actes de ce colloque n’avaient pas été publiés dans une collection “sciences humaines et sociales” mais plutôt rangés au rayon “religion et ésotérisme”.
Une dépêche AFP lumineuse
Quand Olivier Esteves publiera à son tour un travail en 2011 qui vient enrichir la bibliographie de l’islamophobie, c’est encore d’abord dans l’histoire contemporaine de la Grande-Bretagne que son enquête s’arrimera. Mais l’origine juste du terme, qui sert d’abord d’épouvantail, est-elle si centrale dans les controverses qui ne cessent de s’empiler à son sujet ? Pas sûr : au moins d’août 2018, une dépêche AFP particulièrement fouillée avait voyagé largement dans la presse. Ses auteurs, Valentin Graff et Rémi Banet, pointant par exemple que la pensée d’une flétrissure spécifique liée au statut de l’islam ne remontait pas à l’ayatollah Khomeini. Une dépêche non seulement salutaire, mais si pédagogique qu’on trouvera, dans les mois qui suivront, plusieurs reprises de cet écho des travaux de Geisser, Hajjat et Mohammed, sur le site de BFM tv par exemple. De quoi déjouer bien des contresens et foule de procès hors sol ? Pas vraiment : dès 2019, plusieurs articles germaient toujours, pour dénoncer un concept réputé “fumeux” dans l’intervention d’Eric Zemmour à la convention de la droite, en 2019, jusque sur des blogs d’extrême droite où l’on peut douter que les travaux qui en font l’usage aient vraiment été lus.
A nouveau, c’est donc depuis l’usage du mot, et pas son sens, son archéologie, ou encore la mobilisation d’une notion telle qu’elle s’emploie dans le monde académique (où la sociologie de l’islamophobie se développe), qu’on a continué à instruire le procès du mot “islamophobie” sur la scène médiatique. A grands frais.