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SOURCE : Bastamag
« Tous écologistes ! », avait lancé Jean Castex à son arrivée à Matignon, cet été. Vraiment ? Enfin portée à l’agenda politique, cinq ans après la signature des accords de Paris sur le climat, la question écologique serait-elle soudainement devenue consensuelle ? Certainement pas, rétorque le sociologue Yann Le Lann. Son enquête révèle que la « génération climat » est loin d’être homogène. « Partager le constat d’alerte ne suffit pas à partager la même réponse. » Entretien.
Yann Le Lann est maître de conférence à l’Université de Lille. Il est par ailleurs coordinateur d’un collectif de sociologues, Quantité critique, né en 2018, dans le sillage des premières marches pour le Climat, pour mener une analyse quantitative, en immersion, des mouvements sociaux contemporains en prise avec l’écologie.
Associé à Arte dans le cadre du programme « Il est temps », qui présente plusieurs documentaires consacrés aux mobilisations des nouvelles générations, ce collectif a pu mener une étude de grande ampleur. Sur la base du volontariat, près de 400 000 personnes dans une dizaine de pays différents ont répondu à un questionnaire en ligne, comprenant 150 questions visant à définir un contour plus précis de notre rapport à l’écologie. Yann Le Lann présente ici les premiers résultats, tirés de 35 000 questionnaires exclusivement français.
Basta ! : Quels premiers enseignements tirez-vous de cette étude, toujours en cours ?
Yann Le Lann : Le premier enseignement, c’est que l’urgence saisit une très grande majorité des répondants, la crise climatique apparaissant comme une cause fondamentale à l’intérieur de cette urgence. Pour autant, il existe de nombreux désaccords sur les solutions à apporter et les façons de résoudre ce problème. C’est le principal résultat que j’en retiens : partager le constat d’alerte ne suffit pas à partager la même réponse. Parmi tous ceux qui considèrent qu’il y a une nécessité d’agir, il n’y a pas pour autant une communauté d’action ou un horizon commun. Il faut aller au-delà du récit d’une « génération climat » homogène, pour prendre au sérieux les nuances importantes et les conflits d’orientation qui la traverse. Notre enquête affine ce que les enquêtes d’opinion ont souvent tendance à regrouper sous une seule et même bannière.
Autrement dit, la démocratisation de la question écologique entraîne des visions différentes de cette même question ?
Exactement. Avec les marches pour le climat et la pétition pour « l’Affaire du siècle », qui a su rassembler 2 millions de signatures en quelques semaines, on a vu fleurir cette idée d’une nouvelle génération, mobilisée autour de l’écologie comme priorité. Certes, c’est une question qui traverse désormais fortement la société, et bouscule les façons de se projeter. Cela n’en fait pas pour autant un sujet consensuel, défendu par un bloc unifié. Au contraire, il existe un vrai flou sur le contenu : qu’est-ce qu’être écologiste ? Et de quelle écologie parle-t-on ? Il y a des niveaux de réponse très différents, par exemple sur les questions économiques : certains considèrent que cela implique de renégocier, très en profondeur, les principes d’organisation de l’économie, tandis que d’autres vont privilégier des approches plus réformistes. C’est intéressant de constater que, selon la définition que l’on donne de l’écologie, il n’existe pas du tout les mêmes désirs de transformation de la société.
Vous distinguez ainsi trois profils différents au sein de ce grand « peuple » de l’écologie ?
Il y a d’abord ceux que l’on a appelé les « écologistes », qui formulent l’écologie comme un risque global, pensé à l‘échelle de la planète. Ils considèrent qu’il faut revoir toute l’organisation économique et politique pour affronter la crise écologique. Pour eux, il n’y a pas de « petite » transition, à bas-coût : il faut absolument, rapidement et profondément, transformer les principes d’organisation de la société. Ce sont ceux qui considèrent le niveau d’urgence comme maximal et qui participent le plus aux mobilisations. Ils sont également très impliqués dans les écogestes, même si ce n’est pas leur perspective stratégique : ils ne pensent pas que ce soit par des démarches de responsabilisation individuelle, type « consom’acteur », qu’on changera les choses, d’autant qu’elles leur paraissent masquer des formes d’injustice très fortes. Mais ils s’appliquent à les respecter dans leur cadre domestique, plutôt par souci éthique d’accorder leurs pratiques à leurs revendications.
Viennent ensuite ceux que l’on a appelé les « environnementalistes » : pour eux, le niveau d’urgence reste très important, bien qu’inférieur au premier groupe. L’écologie se fait par la santé, qui est l’une de leur toute première préoccupation. C’est une écologie plus articulée avec la défense du bien-être. Le capitalisme reste pour une partie d’entre eux un obstacle, mais une grande partie de ce groupe considère qu’on peut « transitionner » à l’intérieur de ce système. Ils estiment que les institutions politiques et économiques peuvent mener cette transition, sans se voir nécessairement transformer en profondeur.
Enfin, le dernier groupe, très minoritaire dans notre étude, représente les « productivistes » : de leur côté, le niveau d’urgence est beaucoup plus bas. Ils sont globalement très optimistes sur la question écologique. Leur écologie s’intéresse à la propreté ou aux paysages, et reste circonscrite à un niveau très local, qui ne remet pas du tout en cause les modes de vie, de production ou de consommation. Ils croient très fortement à la technologie comme solution, là où le premier groupe en fait plutôt une partie du problème.
Quel est le profil sociologique de votre panel ?
C’est une population issue du salariat qualifié, avec un fort niveau de diplômes, plutôt jeune, principalement située dans la tranche d’âge 15-48 ans. On peut la qualifier de CSP+ : nous avons eu peu de réponses d’ouvriers (2 % des actifs de la base, contre 19 % des actifs en France) et une surreprésentation de cadres (50 % contre 19 % en France). De fait, c’est aussi une population déjà sensibilisée à l’enjeu écologique. C’est ce qui est intéressant, justement : on imaginait qu’ils penseraient à peu près la même chose, au vu de toutes ces propriétés… En fait, non ! Il existe des orientations très conflictuelles et des priorités très différentes. L’étude montre qu’il y a des polarités très fortes, avec des options idéologiques contradictoires.
Cela ne revient-il pas également à dire que l’écologie reste une question de classe ?
Notre étude ne revendique pas la représentativité, nous l’assumons. On ne prétend pas définir des rapports de force à l’intérieur de la société française. Nous n’avons pas cherché à « redresser » notre échantillon, nous savions que la méthodologie nous prédestinait vers un cœur de cible particulier. Cet ancrage ne signifie pas que les populations qui ne sont pas dans l’échantillon n’ont pas des dispositions favorables à l’écologie ou qu’elles s’en désintéressent.
Il y a un regard sur l’écologie qui est structuré par la classe, oui, on pense forcément cette question du point de vue de sa position sociale. Mais attention, cela ne veut pas dire qu’il y aurait une classe convertie – les cadres diplômés – et une autre qui y serait réticente – les classes populaires. C’est infiniment plus compliqué que ça !
En réalité, à l’intérieur de chacun des groupes sociaux (cadres, ouvriers, etc.), il existe des fractions importantes. Il n’y a qu’à voir le groupe des cadres, chez qui la polarité apparaît extrêmement forte : l’écologie des managers et l’écologie des professeurs ont des teintes idéologiques très différentes. Un exemple intéressant, c’est la réception de Greta Thunberg. On aurait pu supposer qu’elle serait plutôt consensuelle, mais ce n’est pas le cas. Chez les managers, c’est l’indifférence à son égard qui prévaut, voire l’hostilité, tandis que les enseignants la soutiennent.
À moins que ce ne soit une question de genre ? Votre étude fait ressortir que c’est également un facteur déterminant…
Parmi les répondants, il y a effectivement une dimension genrée qui est très importante. Elle l’est d’autant plus lorsqu’il s’agit de « relativiser » l’urgence : notre sous-groupe des « productivistes » est ainsi composé à 83 % d’hommes. À l’inverse, celui des « écologistes » est majoritairement féminin. En fait, on a l’impression que le genre joue un rôle très fort aux deux extrêmes : les femmes jouent un rôle décisif dans les minorités très mobilisées en faveur de l’écologie, et les hommes, un rôle décisif dans les minorités très mobilisées contre. Nous avions déjà observé cela dans les marches pour le climat qui sont composées à 64 % de femmes [1]. Ces subtilités des effets de genre sont une matière intéressante à creuser.
« Le mouvement climat est moins générationnel que social », aviez-vous précédemment expliqué. Cette enquête confirme-t-elle qu’il n’y a pas tant d’effet générationnel dans les mobilisations autour de l’écologie ?
Il y en a un au-delà de 65 ans : les personnes plus âgées ont du mal à prioriser l’écologie. En-dessous, on ne constate pas particulièrement de fracture générationnelle. Au contraire, il y a plutôt des mécanismes de transmission intergénérationnelle qui sont très structurants : un ancrage familial à gauche va offrir un terreau très propice vers les problématiques écolo. On entend souvent parler de la thèse d’une socialisation ascendante, avec des enfants qui sensibiliseraient leurs parents à l’écologie : certes, mais qui sont ces enfants ? Ce sont ceux qui ont reçu une éducation et une orientation politique marquées à gauche.
En réalité, pour le dire autrement, il n’y a pas de génération spontanée en matière de conscience écologique – ou très peu. Là-dessus, la sociologie traditionnelle, très attentive aux positions de classe comme aux processus de socialisation politique, dessine tout de même des axes très structurants, pour comprendre comment se forment le regard et l’engagement de ces nouveaux manifestants.
Un autre enseignement intéressant, c’est la permanence d’une grille de lecture gauche-droite chez la plupart de vos répondants. La fameuse question « l’écologie est-elle de droite ou de gauche » n’aurait donc pas lieu d’être, selon eux ?
En tout cas, pour ceux qui s’intéressent à l’écologie, ce clivage gauche-droite a encore toute sa pertinence, voire même il se renforce ! Le fait de transformer l’écologie en un enjeu politique, qui a une valeur dans le vote ou dans l’action collective, y compris dans son quotidien et son espace domestique, cela ne se greffe pas sur n’importe quelle approche idéologique. Donc oui, hormis les « productivistes », la plupart des répondants s’autodéterminent de gauche, avec le même clivage ensuite, entre ceux qui se revendiquent d’une gauche radicale et ceux qui se considèrent dans une gauche plus réformiste. Penser l’écologie comme autonome de cet héritage culturel, c’est ne pas voir tous les effets d’une histoire politique qui est en train de s’emparer de cette question.
Les médias ont parfois tendance à présenter les marches pour le climat comme des mobilisations spontanées, un peu « attrape-tout », qui dépasseraient les clivages politiques. Quand on a commencé nos enquêtes sur le terrain, certains considéraient même qu’on pouvait y trouver des macronistes déçus… En réalité, c’est une lutte très politisée, qui revivifie les polarités politiques. C’est aussi ce qu’ont montré les élections américaines, à leur façon : l’écologie est un nouveau sujet de clivage très puissant.
Si elles restent donc très politisées, ces différentes visions de l’écologie ne portent donc pas le même rapport aux institutions, ni ne défendent les mêmes registres d’action ?
Les « écologistes » sont les plus critiques de la démocratie représentative, considérant que les institutions se sont dévoyées. Attention, cela ne veut pas dire qu’ils ne votent pas. Simplement, ils estiment nécessaires d’articuler ce geste à d’autres modalités d’engagement, plus proches de la désobéissance civile. Au fond, ils sont pris dans une sorte de tension : ils critiquent les institutions telles qu’elles existent, appelant à une refondation profonde de la démocratie ; en même temps, c’est le groupe qui est le plus attaché au fait que ce changement des règles passe par une décision politique, un choix collectif et souverain. C’est donc bien un processus démocratique qui doit organiser le nouveau squelette politique et économique de la société, avec l’intention que ces nouvelles règles pèsent de la même façon, juste et équitable, sur tous les groupes sociaux.
Les environnementalistes, eux, expriment un plus grand respect à l’égard du corps politique et des institutions actuelles. Entre ces deux groupes, il n’y a pas juste un débat sur les modalités d’action, il y a aussi divergence sur les solutions – d’un côté, on va insister sur la sobriété et la transformation des modes de vie, de l’autre, on va croire au « solutionnisme technologique ». La nature du changement social auxquels consentent les environnementalistes semble bien moindre, malgré l’urgence qu’ils admettent. Cela peut sûrement expliquer leur réticence face à Greta Thunberg : elle bouscule certainement des hiérarchies qu’ils ne souhaitent pas remettre en cause, son positionnement apparaît peut-être trop radical par rapport à un programme d’action qu’ils voudraient plus aménagé avec le mode de fonctionnement de la société actuelle…
Cela dessine véritablement deux horizons, deux projets de société différents. Paradoxalement, les personnes les plus « pessimistes » sur l’avenir sont celles qui ont le plus confiance dans les moyens de la société civile de faire corps, d’inventer, de construire une alternative – et qui s’y engagent ! Inversement, ceux qui se disent « optimistes » sont à la base ceux qui veulent le plus s’en remettre à l’État ou à des formes d’autoritarisme. L’opposition binaire « pessimistes vs optimistes sur l’avenir », telle qu’aime la construire le discours médiatique, n’a pas lieu d’être : il y a des optimistes sur l’avenir qui se révèlent en fait très pessimistes sur la relation aux voisins, et plus en difficultés à imaginer les actions collectives.
Recueillis par Barnabé Binctin