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SOURCE : Les crises
Source : Consortium News, Cassandra Stimpson, Holly Zhang
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Cassandra Stimpson et Holly Zhang ont enquêté sur le monde de la constante promotion de la production militaire menée par ceux qui en tireraient le plus grand profit.
La guerre : à quoi sert-elle ? Apparemment, dans le monde des groupes de réflexion de Washington, la réponse est : au résultat.
En fait, à l’approche de la présidence Biden, une ère de concurrence entre les grandes puissances que sont les États-Unis et la Chine est déjà considérée comme allant de soi dans la « Beltway » [désigne la zone géographique autour de Washington, qui est incluse dans l’Interstate 495. Ici elle désigne l’establishment politique, diplomatique, bancaire et médiatique concentré dans la ville, NdT] de Washington. Beaucoup moins connues sont les incitations financières qui se cachent derrière tant de voix réclamant une réponse toujours plus militarisée à la Chine dans le Pacifique.
Il s’agit de groupes qui évitent soigneusement les problèmes qu’une telle approche provoquera lorsqu’il s’agit de la sécurité réelle des États-Unis ou de la planète. Une nouvelle Guerre froide risque d’être dangereuse et coûteuse dans une Amérique en proie à une pandémie, dont les infrastructures sont affaiblies et dont un grand nombre de citoyens sont dans une situation économique difficile. Pourtant, pour les lobbyistes étrangers, les contractuels du Pentagone et les nombreux groupes de réflexion influents de Washington, une « Chine émergente» ne signifie qu’une chose : des profits en hausse.
Les entreprises de défense et les gouvernements étrangers dépensent chaque année des millions de dollars pour financer (parfois en secret) des groupes de réflexion qui contribueront à définir le programme de politique étrangère des années Biden. Ce faisant, ils obtiennent un avantage clairement inéquitable lorsqu’il s’agit d’influencer cette politique, en particulier les futurs matériels de guerre dans lesquels ce pays devrait investir et la manière dont il devrait les utiliser.
Il n’est pas surprenant que de nombreux groupes de réflexion, bénéficiant d’un financement étranger, soient également les principaux bénéficiaires du financement des principaux fabricants d’armes de ce pays. Le résultat : un écosystème dans lequel ces géants et certains des pays qui utiliseront leurs armes jouent désormais un rôle majeur dans la création des justifications de ces futures ventes.
C’est un système remarquablement fermé qui fonctionne comme dans un rêve si vous êtes une entreprise d’armement géante ou un grand groupe de réflexion. En ce moment, ce système contribue à accélérer la poursuite de la militarisation de toute la région indo-pacifique.
Dans le Pacifique, le Japon se trouve confronté à des choix de plus en plus difficiles en ce qui concerne sa plus importante alliance militaire (avec les États-Unis) et son plus important partenariat économique (avec la Chine). Une présence américaine croissante dans la région, visant à contrebalancer la Chine, permettra au Japon de rester officiellement neutre, même s’il récolte les bénéfices des deux partenariats.
Pour marcher sur cette corde raide (avec les entrepreneurs de défense qui bénéficieront financièrement de la poursuite de la militarisation de la région), le Japon dépense beaucoup pour influencer la réflexion à Washington. De récents rapports du Center for International Policy’s Foreign Influence Initiative (Centre pour l’initiative sur l’influence étrangère (FITI), où travaillent les auteurs de cet article, révèlent comment des pays comme le Japon et des entreprises d’armement géantes comme Lockheed Martin et Boeing achètent en pratique une influence sur un marché des think tanks qui travaillent durs à créer de futures options de politique étrangère pour l’élite de ce pays.
Comment faire réfléchir un groupe de réflexion
Prenons l’exemple de l’important groupe de réflexion, le Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS), qui abrite des programmes axés sur la « menace chinoise » et la « sécurité » de l’Asie de l’Est. Son Initiative pour la transparence maritime en Asie, qui est financée par les gouvernements du Japon et des Philippines, se félicite des contributions « de tous les gouvernements d’Asie, ainsi que le soutien d’entreprises et de fondations. »
Sans surprise, le programme dépeint également le Japon comme un pays central « pour préserver l’ordre international libéral » face aux dangers d’une « Chine de plus en plus affirmée ». Il souligne également le rôle de ce pays en tant que partenaire de Washington pour la sécurité maritime dans la région. Il ne fait aucun doute que le Japon est en effet un allié important de Washington. Néanmoins, positionner son gouvernement comme un pilier du processus international de paix (ou de guerre) semble être une proposition pour le moins douteuse.
Le CSIS est tout sauf seul lorsqu’il s’agit des intérêts financiers qui poussent Washington à investir toujours plus dans ce qui passe maintenant pour de la « sécurité » dans la région du Pacifique. Un rapport du FITI sur les opérations japonaises aux États-Unis, par exemple, révèle au moins 3 209 activités de lobbying pour la seule année 2019, car divers lobbyistes engagés par ce pays et enregistrés en vertu de la loi sur l’enregistrement des agents étrangers ont ciblé à la fois le Congrès et des groupes de réflexion comme le CSIS au nom du gouvernement japonais.
En fait, ces entreprises ont récolté plus de 30 millions de dollars auprès de ce gouvernement rien que l’année dernière. De 2014 à 2019, le Japon a également été le plus grand donateur d’Asie de l’Est pour les 50 groupes de réflexion américains les plus influents. Les résultats de ces investissements ont été évidents, tant pour les produits de ces groupes de réflexion que pour les politiques du Congrès.
Les bénéficiaires des financements japonais sont nombreux et, comme ce pays est un allié si fidèle de Washington, son gouvernement peut être plus ouvert sur ses activités que d’habitude. Des projets tels que le projet « China Risk and China Opportunity for the U.S.-Japan Alliance » (NdT : Risques et opportunités de la Chine pour l’alliance USA-Japon) de la Carnegie Endowment for International Peace [Fondation Carnegie pour la paix internationale, NdT], financé par le ministère japonais des affaires étrangères, sont désormais la norme dans le Beltway.
Vous ne serez pas surpris d’apprendre que les chercheurs des think-tanks qui travaillent sur de tels projets finissent presque inévitablement par mettre en évidence le rôle essentiel du Japon dans la lutte contre la « menace chinoise » dans les études influentes qu’ils produisent. Cette menace elle-même, bien sûr, est rarement remise en question. Au contraire, ses dangers et la nécessité de les affronter sont invariablement renforcés.
Une autre étude de la Carnegie Endowment, « Bolstering the Alliance Amid China’s Military Resurgence » [NdT : Renforcer l’Alliance face à la résurgence militaire de la Chine], est typique à cet égard. Elle est remplie d’avertissements sur la puissance militaire croissante de la Chine – sans penser qu’en 2019, les États-Unis ont dépensé près du triple de ce que la Chine a fait pour son armée, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.
Comme tant d’autres projets financés de la même manière dans le Beltway, celui-ci a recommandé de développer la coopération militaire entre les États-Unis et le Japon. Il est également important, selon lui, de développer « la capacité à mener des opérations conjointes multi-domaines combinées » qui « nécessiteraient une réduction des temps de réponse opérationnels pour améliorer la puissance de feu. »
Le projet Carnegie en dresse la liste et il s’avère que cette fondation a reçu au moins 825 000 dollars du Japon et environ le même montant d’industriels de la défense et de sources gouvernementales américaines au cours des six dernières années. Et les recommandations de Carnegie se sont récemment concrétisées lorsque l’administration Trump a annoncé la deuxième plus grande vente d’armes américaines au Japon, d’une valeur de plus de 23 milliards de dollars.
Si le gouvernement japonais a intérêt à financer de tels groupes de réflexion pour obtenir ce qu’il veut, l’industrie de la défense en fait autant. Les 50 premiers groupes de réflexion ont reçu plus d’un milliard de dollars du gouvernement américain et des entreprises de défense au cours de ces six mêmes années.
À eux seuls, ces entrepreneurs font pression sur le Congrès à hauteur de plus de 20 millions de dollars par cycle électoral. Combinez ces sommes avec le financement japonais (sans parler de l’argent dépensé par d’autres gouvernements qui souhaitent avoir une influence politique à Washington) et vous obtenez une confluence d’intérêts qui propulse les dépenses militaires américaines et la vente d’armes dans le monde entier à une niveau ahurissant.
La montée en puissance est à l’ordre du jour
Un rapport d’avril 2020 sur « l’avenir de la collaboration entre les États-Unis et le Japon en matière de défense », rédigé par le Centre Scowcroft pour la stratégie et la sécurité du Conseil atlantique, offre un exemple typique de la manière dont ces intérêts pro-militarisation sont promus. Ce rapport, produit en partenariat avec l’ambassade du Japon, part du principe que « les États-Unis et le Japon doivent accélérer et intensifier leur coordination et leur collaboration de longue date dans le domaine militaire et de la défense. »
Plus précisément, il invite les États-Unis « à prendre des mesures pour inciter le Japon à travailler avec Lockheed Martin sur le programme de remplacement des F-2 », connu sous le nom de F-3 (le chasseur d’appui F-2 est le jet que Lockheed a développé et produit en partenariat avec Mitsubishi Heavy Industries pour les forces de défense japonaises).
Bien que le rapport reconnaisse son partenariat avec l’ambassade du Japon, il omet de mentionner que Lockheed a fait don de trois quarts de million de dollars à l’influent Conseil atlantique entre 2014 et 2019 et que le Japon préfère généralement produire ses propres équipements militaires sur son territoire.
Le rapport du Conseil atlantique continue de recommander le F-3 comme remplacement approprié du F-2, « malgré les défis politiques, les préoccupations liées au transfert de technologie » et la « frustration de toutes les parties » concernées. Cette recommandation intervient à un moment où le Japon cherche de plus en plus à développer sa propre industrie de défense.
D’une manière générale, quel que soit le soutien de l’ambassade du Japon au Conseil atlantique, l’armée de ce pays est désireuse de développer son propre chasseur furtif sans l’aide de Lockheed Martin ou de Boeing. Alors que les deux sociétés souhaitent rester impliquées dans cetmonstrueux projet, le Conseil atlantique ne défend spécifiquement que Lockheed, qui se trouve avoir contribué plus de trois fois plus que Boeing à la caisse de ce groupe de réflexion.
Un rapport de 2019 de l’Institut Hudson sur l’alliance entre le Japon et les États-Unis a fait écho à des sentiments similaires, décrivant un contexte de sécurité dans lequel le Japon et les États-Unis devraient s’efforcer en permanence de dissuader « l’agression de la Chine ». Pour ce faire, le rapport suggérait que les missiles à lanceur terrestre (GCLM) de fabrication américaine étaient l’une des nombreuses armes potentielles dont le Japon aurait besoin pour préparer une stratégie de « défense » solide contre la Chine.
Notamment, le premier essai américain de GCLM, depuis que les États-Unis ont été retirés du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire de l’ère de la Guerre froide en 2019, a utilisé un système de lancement Lockheed Martin Mark 41 et le missile de croisière d’attaque terrestre Tomahawk de Raytheon. L’Institut Hudson avait non seulement reçu au moins 270 000 dollars du Japon entre 2014 et 2018, mais aussi un minimum de 100 000 dollars de Lockheed Martin.
En 2020, le CSIS a organisé un groupe de travail non officiel pour les professionnels de l’industrie et les représentants du gouvernement qu’il a appelé CSIS pour Séries d’interopérabilité de l’alliance afin de discuter du développement du futur avion de chasse F-3.
Alors que les entrepreneurs de la défense japonais et américains se battent pour les recettes qui proviendront de leur production, le groupe de réflexion affirme que les représentants et les fonctionnaires de l’industrie américaine, japonaise et australienne « examineront les questions politico-militaires et techniques que le débat sur le F-3 soulève. » De tels groupes de travail sont loin d’être rares et offrent aux think-tanks un accès incroyable aux décideurs clés qui se trouvent souvent être aussi leurs bienfaiteurs.
Au total, entre 2014 et 2019, le CSIS a reçu au moins 5 millions de dollars du gouvernement américain et des contractuels du Pentagone, dont au moins 400 000 dollars de Lockheed Martin et plus de 200 000 dollars de Boeing. De cette manière, une élite privilégiée de think-tanks s’est frayé un chemin dans les cercles internes de la formation des politiques (et peu importe qu’il s’agisse de l’administration Trump ou de la future administration Biden).
Pensez-y un instant : la relation probablement la plus cruciale de la planète entre ce qui semble être une grande puissance montante et une grande puissance déclinante (dans un monde qui a désespérément besoin de leur coopération) est fortement influencée par des experts et des fonctionnaires investis dans l’industrie qui garantissent de militariser cette même relation et de créer une version du XXIe siècle de la Guerre froide.
En d’autres termes, toute administration vit dans une sorte de chambre d’écho qui affirme continuellement la nécessité d’un renforcement de la défense menée par ceux qui en tirent le plus grand profit.
Tirer profit de la concurrence des grandes puissances
Le Japon est montré du doigt dans cette analyse parce que l’Initiative pour la transparence de l’influence étrangère du Center for International Policy, où nous travaillons, a obtenu l’accès à ses données d’influence. Cependant, de nombreuses autres nations ayant des programmes de défense dans la région indo-pacifique agissent de la même manière.
Comme le dit un document norvégien sur les think-tanks, « Financer de puissants think-tanks est un moyen d’obtenir un tel accès, et certains think-tanks à Washington font ouvertement savoir qu’ils ne peuvent servir que les gouvernements étrangers qui leur fournissent des fonds. » Un fonctionnaire japonais a publiquement fait remarquer que ce financement des think-tanks américains « est un investissement ». On ne peut pas le dire de manière plus directe ou plus précise.
Les gouvernements étrangers et l’industrie de la défense débattent de la meilleure façon d’armer une région dont la militarisation continue est acceptée comme une évidence. La nécessité de tenir tête à « l’agresseur » chinois est une évidence pour la plupart des leaders d’opinion à Washington. Ils devraient, bien sûr, peser et débattre de l’ensemble de la situation en matière de sécurité, y compris des ravages potentiels du changement climatique, plutôt que de se contenter d’empiler encore plus d’armes sur les matériels de guerre dépassés.
Sans aucun doute, les think-tanks ne font pas la politique étrangère des États-Unis, pas plus que les lobbyistes étrangers et les entreprises de la défense. Mais leur argent, distribué en grande quantité, leur permet d’obtenir des sièges essentiels à la table des décisions politiques, tandis que les dissidents sont généralement laissés pour compte.
Quelle est la solution ? Pour commencer, un peu de transparence dans les milieux de la politique étrangère à Washington serait utile pour que le public soit plus conscient des conflits d’intérêts qui règnent en maître lorsqu’il s’agit de la politique chinoise. Tous les think-tanks devraient être tenus de divulguer publiquement le nom de leurs donateurs et bailleurs de fonds.
Au moins, le Conseil atlantique et le CSIS signalent leurs bailleurs de fonds par niveau de dons et mentionnent certains sponsors d’événements ou de rapports (un niveau de transparence élémentaire qui rend possible un tel article). Une telle norme de transparence devrait être pratiquée à minima par tous les groupes de réflexion, y compris par des organisations de premier plan comme l’American Enterprise Institute et l’Earth Institute, qui ne divulguent aucune information sur leurs bailleurs de fonds, afin de mettre en évidence les conflits d’intérêts potentiels.
Sans transparence, les entrepreneurs de la défense et les gouvernements étrangers qui font des dons aux think-tanks contribuent à créer une pensée de politique étrangère dans laquelle ce monde a, avant tout, besoin de plus de systèmes d’armes. Cela ne fait qu’accroître les tensions militaires à l’échelle mondiale, tout en contribuant à perpétuer les intérêts et les profits d’une industrie de la défense qui est, en vérité, contraire aux intérêts de la plupart des Américains, dont beaucoup préféreraient des solutions diplomatiques, pacifiques et coordonnées aux défis d’une Chine montante.
Malheureusement, dans le cadre de la politique étrangère actuelle, la montée en puissance de la Chine est également la garantie d’augmenter le nombre de tous les navires (sous-marins, porte-avions et bâtiments de surface) ainsi que des avions de chasse favorisant le complexe militaro-industriel sur une planète de plus en plus en guerre contre elle-même.
Cassandra Stimpson est directrice de projet de recherche au sein de la Foreign Influence Transparency Initiative (FITI) du Center for International Policy (CIP). Holly Zhang est chercheur à la FITI du CIP.
Source : Consortium News, Cassandra Stimpson, Holly Zhang, 03-12-2020
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises