AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
Tout d’abord, une précision sur le vocabulaire : l’expression “Parti des Porcs” n’est pas revendiquée par les principaux intéressés, il s’agit d’une appellation forgée (ou du moins popularisée) par le groupe NTM durant les années 1990. Elle nous semble très pertinente pour offrir une compréhension immédiate de qui elle désigne, sans quoi l’entité reste légèrement brouillée par des changements de noms et de discours (“Front National” puis “Rassemblement National”, noms qui ne semblent pas faire consensus parmi ses militants, si bien qu’il nous apparaît plus judicieux de les mettre d’accord sur l’appellation offerte par un tiers, NTM en l’occurrence).
Autre avertissement. Lundimatin n’a pas trop l’habitude de publier des articles sur les jeux politiciens et préfère des textes qui apportent des compréhensions de fond, aussi je m’excuse d’emblée d’amener le lectorat dans la bauge des petits calculs d’apothicaire qui saturent déjà la plupart des autres médias.
Quelques anecdotes récentes du management par la terreur des chaînes TV du groupe Canal+ ont amené quelques médias, ainsi que pléthore d’intervenants sur les réseaux sociaux, à questionner le rôle de Bolloré dans le paysage médiatique français. Cette séquence s’est déroulée en deux actes, avec le licenciement d’un humoriste de Canal+ pour faire la satire d’un commentateur vedette du groupe, suivi de celui d’un journaliste sportif pour avoir montrer sa solidarité au premier ; un peu comme si tous deux avaient cru travailler pour un média indépendant où ils eussent leur mot à dire. Curieusement, en réaction, “l’esprit Charlie” n’a pas déferlé sur la France, avec son lot de caricatures de Vincent Bolloré, casque colonial vissé sur la tête et ministres lui léchant les parties intimes.
L’épisode vient rappeler au grand-public que le management à la schlague est la marque de fabrique de Vincent Bolloré. Ce dernier montre ainsi une belle cohérence avec les idées qu’il promeut à travers ses employés, ces commentateurs de plateau dont l’avancement semble indexé sur leur degré de droitisation. Le souhait de voir un monde organisé comme une caserne est ainsi exprimée, chaque jour, chaque heure, chaque minute, par une entreprise régie comme une caserne.
Jusqu’alors les principales critiques (ou les plus visibles) étaient dirigées contre les saillies ultraréactionnaires souvent racistes des animateurs vedettes de C-News, si bien qu’elles consistaient en une succession de cris d’orfraie venant égailler les propos des stars de Bolloré. Mais, dans le sillage des deux licenciements pour l’exemple, sont apparus quelques articles remarquant, comme s’il s’agissait d’une révélation, que Vincent Bolloré avait choisi sa jument pour les prochaines élections présidentielles : Marine Le Pen.
Auparavant, la principale explication indignée se résumait à un “mon dieu ! Jusqu’où iront ces salauds pour obtenir du buzz ?”. Ainsi Bolloré n’aurait pour seul horizon que de conquérir un audimat grâce aux déguelasseries de ses employés modèles du mois. Cette explication, outre qu’elle valide le supposé racisme comme sentiment populaire dominant dans le pays [1], ne résiste pas à une analyse, même superficielle, de la gestion de Bolloré de son groupe médiatique. En effet, elle part du postulat que l’objectif du groupe serait d’obtenir rapidement plus de rentabilité économique de ses chaînes. Or, ce postulat n’a rien d’une évidence et a obligé les commentateurs (souvent les mêmes) à s’étonner (à répétition) d’une gestion catastrophique de Canal+. Celle-ci s’est traduite par des résiliations massives de ses abonnements (plus d’un million entre 2015 et 2018) et une chute de son audimat (passant de 8,2% à 4,9% pour l’ensemble du Groupe Canal entre 2015 et 2019). Pour le dire plus simplement, si vous cherchez l’audience, vous ne commencez pas par flinguer une véritable institution du paysage audiovisuel français telle que Les Guignols de l’Info.
Quoiqu’il en soit, l’indignation à répétition contre des animateurs de C-News (et non leur patron qui alimente ce qui serait autrement un groupuscule de tarés vociférant sur une chaîne Youtube), a laissé le pas à une analyse plus politique : l’agenda de Bolloré apparaît donc enfin comme un fait à commenter. Mais il se résume, selon la plupart des médias, à un choix pour Marine Le Pen contre Emmanuel Macron. Dès lors, il ne s’agirait que d’une bataille entre Vincent Bolloré et Bernard Arnaud [2], pour imposer leurs personnels politiques respectifs.
La stratégie de Bolloré ne peut cependant pas se comprendre sous le seul prisme du jeu électoraliste. Je crois qu’il postule un écroulement du néolibéralisme tel qu’il s’est présenté en France, dont Macron serait le dernier souffle (qui a dû rassembler PS et LR pour parvenir à cette respiration d’agonisant). Aussi, la question se résume, pour Bolloré, à trouver une alternative qui le préserve d’une remise en cause, même à la marge, d’un système qui lui est si favorable. Autrement dit, faire barrage à quoique ce soit ayant un vague reflet vert-rouge, disons quelques réformes fiscales et écologiques (qui se traduiraient par des centaines de millions de pertes sèches dans ses gains). Il s’agit, ni plus ni moins, d’une actualisation du vieil adage des familles possédantes “plutôt Hitler que le Front Populaire” (en l’occurrence plutôt Maréchal-Le Pen que Rosée-Verdâtre).
C-News est souvent présentée comme la “Fox News à la française”, l’expression est assez pertinente, dans la mesure où la particularité de la chaîne de Rupert Murdoch a été d’assumer franchement ne pas être une chaîne “d’information” mais “d’opinion”, ce qui permet à ses chroniqueurs de dire strictement n’importe quoi (par exemple, faire la promotion de l’Insurrection qui vient comme un “dangerous book” que le chroniqueur dit n’avoir pas lu, ce qui, ceci-dit, ne diffère guère de l’appréciation du “criminologue” Alain Bauer qui lui semble l’avoir lu… heu, mais là on s’égare un peu).
Ainsi, ces derniers temps, une partie des journalistes s’inquiète de la mainmise sur leurs entreprises et remarque que le milliardaire étend toujours plus son empire médiatique (le rachat de Prisma est sa dernière acquisition). Par contre, il n’y a que très peu d’alertes sur son achat d’Editis (en 2018), qui détient pourtant près de cinquante maisons d’édition (dont La Découverte [3]
[3] Cet ajout entre parenthèse n’est pas sans me poser…
). Or, si on peut imaginer qu’il existe des garde-fous pour empêcher un management interne et/ou une ligne éditoriale imposés chez ces éditeurs, rien n’empêche en revanche au Groupe de décider lesquels des ouvrages produits méritent une promotion dans l’une de ses chaînes de Radio ou TV (c’est ce que les affairistes appellent une “synergie”). Si on ajoute que Vivendi possède une bonne part du moribond Lagardère, propriétaire d’Hachette, pas besoin d’être complotiste frapadingue pour y voir une campagne d’envergure en vue de contrôler tout ce qui se dit dans le pays.Reste à savoir s’il y a une volonté de promouvoir une idéologie particulière et, si oui, laquelle. Ou, pour le dire autrement, s’agit t-il encore (ou seulement) de la “censure par le marché”, telle que la décrivait André Schiffrin dans les années 2000 [4] ou bien assiste t-on à une autre forme de censure plus directement idéologique ? La question ne se résume pas à un “le marché est une idéologie”. Car si cet énoncé est globalement irréfutable, il n’en demeure pas moins que s’il s’agit uniquement de rentabilité, alors il y a une marge de manœuvre ; par exemple, pour créer une niche importante pour les produits culturels de “gauche”. Tandis que s’il s’agit d’un prisme politique la censure peut parfaitement s’exercer en dépit (ou à cause) d’excellents résultats d’audimat (lectorat ou auditorat).
Avec Bolloré, on peut facilement opter pour la seconde option. En effet, nous parlons là d’un chef d’entreprise qui n’a pas hésité à couler une rente pérenne d’audience, véritable institution du petit écran : Les guignols de l’info (qui, même après le fort déclin de son audimat du début des années 2010, gardait plus d’un million et demi de téléspectateurs en 2015, avant que Vincent Bolloré ne vienne saccager l’émission ; à titre de comparaison, la star du fascisme montant —Zemmour— sur C-News n’atteint pas le demi-million).
Il est néanmoins difficile d’imaginer que l’homme d’affaire se lance dans un tel renforcement de la lépenisation des esprits sans penser aussi à son portefeuille. Vincent Bolloré n’est pas un vulgaire skinhead qui n’aurait qu’une batte baseball et quelques dents à perdre dans l’aventure. Aussi, il faut concevoir son pari politique comme une stratégie de défense de ses autres intérêts. Tout d’abord, il a besoin d’un personnel politique à la tête de l’état français offrant un soutien sans faille à sa Françafrique. Car cet empire pourrait sérieusement être mis à mal si des exigences minimales en termes de conditions de travail, de respect de l’environnement ou de droits humains lui étaient imposées en Afrique. Or, une rosée verdâtre ne pourrait que lui demander (avec un degré de fermeté difficile à prévoir selon les tendances) quelques gages pour limiter le saccage sur le continent.
Pour comprendre, il faut rappeler que 80% des profits du groupe son assurés par ses activités africaines [5]
À la fin des années 2000, le journaliste Thomas Deltombe, spécialiste de la guerre contre-insurrectionnelle au Cameroun, dressait un bilan effroyable de l’expansion de Bolloré dans plusieurs pays africains. Entre autres résultats, il remarquait qu’à travers une cascade de sous-traitances, des travailleurs se retrouvaient sur les champs de palme, corvéables à merci six jours sur sept pour, au mieux, un salaire de 53 euros par mois et aucune protection sociale [6] Il faut bien que quelqu’un paye le yacht du milliardaire.
C’est dans le sillage des quelques enquêtes sur son empire africain que les rédactions françaises ont commencé à saisir ce que serait l’information dans un monde bollorisé. Le milliardaire répond à n’importe quelle enquête touchant son groupe (spécialement s’il s’agit de ses activités en Afrique) par des “poursuites-baillons”, c’est-à-dire des procès dont le but est d’intimider les autres rédactions qui pourraient ne pas avoir les reins assez solides financièrement pour soutenir une telle procédure [7]
. Cette technique judiciaire laisse cependant la place à un rachat des grands médias à partir de 2015. Il est somme toute plus simple de terroriser ses employés que de couler financièrement des médias qui laissent filtrer des enquêtes.Ainsi, à travers ce double axe, d’un contrôle serré de ce qui doit se dire en métropole et une brutale exploitation de l’empire africain, on retrouve à l’échelle du Groupe deux grands axes du colonialisme français : la glorification de l’empire par l’image —dont l’Exposition Coloniale de 1931 est l’acmé— et le traitement abject des millions de sujets coloniaux. On ne peut donc que saluer la belle cohérence de l’alliance entre Bolloré et le Parti des Porcs, nostalgique s’il en est de l’empire.
Jérémy Rubenstein
[1] La fameuse thèse des “réac-socs” du think-tank Terra Nova qui a réussi à déclarer la guerre aux gilets-jaunes près de dix ans avant que ceux-ci n’existent. Cela pourrait constituer une belle prophétie auto-réalisatrice si ce n’est que le postulat d’un peuple foncièrement rétrograde a été totalement contredit par les actions et aspirations de la très grande majorité des gilets-jaunes (luttant fondamentalement pour plus de participation aux décisions politiques ce qui, convenons-en, n’équivaut pas à cracher sur les basanés et les homosexuels, comme en substance l’affirment les réac-socs).
[2] Les deux milliardaires dépècent le groupe Lagardère, les résultats de ce démantèlement devraient être rendu public dans les prochaines semaines, avec à la clef Hachette (propriétaire entre autres de la plupart des hebdos people qui font les présidents). Reuters a publié un bref article qui décrit ce dépeçage, traduit ici https://investir.lesechos.fr/actions/actualites/derriere-la-saga-lagardere-l-elysee-et-le-spectre-d-un-fox-news-francais-1939988.php
[3] Cet ajout entre parenthèse n’est pas sans me poser personnellement problème, du fait de liens amicaux et contractuels avec cette maison d’édition. Ce sentiment et ce doute (faut-il ajouter précisément ce nom ?) disent bien jusqu’où peut se loger l’autocensure. Or, rappeler la construction capitalistique qui fait de Vivendi propriétaire in fine de La Découverte illustre parfaitement la situation fragile dans laquelle se trouvent bonne part des voix opposées à la bollorisation du monde. Concrètement, La Découverte compte parmi les éditeurs à avoir publié les enquêtes et réflexions les plus fouillées sur la Françafrique, dont Bolloré n’est pas le dernier des acteurs.
[4] L’éditeur expliquait que le rachat de maisons d’édition par des hommes d’affaire exigeant des rentabilités par livre au-delà de 10% (alors qu’un éditeur en forme atteint habituellement un taux de rentabilité autours de 3% à 5%) se traduisait inéluctablement par la non-publication de livres complexes. André Schiffrin est l’auteur de la trilogie sur le monde éditorial, L’édition sans éditeurs (1999), Le contrôle de la parole (2005) et L’argent et les mots (2010) parue chez La Fabrique.
[5] Fanny Pigeaud, “Au Cameroun, Bolloré en disgrâce”, Le Monde Diplomatique, janvier 2021.