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SOURCE : Blog de Mediapart
Mathieu Rigouste, Un seul héros, le peuple. La contre-insurrection mise en échec par les soulèvements algériens de décembre 1960, Premiers Matins de novembre, Paris, mars 2020, 388 p., 24 €.
Voici un livre d’histoire contemporaine comme on aimerait en lire plus souvent. Son auteur, Mathieu Rigouste, se définit comme « chercheur indépendant en sciences sociales ». Il est vrai qu’après la publication d’une adaptation bienvenue de sa thèse d’État sous le titre L’Ennemi intérieur. Une généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine (La Découverte, 2009), ses engagements militants parallèles n’ont pas facilité sa recherche de poste dans l’université. Au point de le conduire à renoncer définitivement à cette quête afin de poursuivre ses recherches historiques en « free-lance », avec une rigueur méthodologique qui n’a toutefois rien à envier à celle des meilleurs historiens « académiques ». C’est ce que montre ce nouvel ouvrage, fruit d’une recherche méticuleuse de sept années, conduite en France et en Algérie, dans les archives et auprès de nombreux témoins. L’auteur y donne à voir dans son ampleur et sa diversité la réalité du formidable mouvement populaire contre l’occupation coloniale qui souleva toutes les villes du pays pendant plusieurs jours, à la mi-décembre 1960.
La mise en échec de la contre-insurrection « à la française »
L’entreprise présente un intérêt historiographique essentiel, dans la mesure où elle bat en brèche une certaine vulgate sur l’histoire de la guerre d’Algérie expliquant que, après les terribles répressions infligées par l’armée française, tout particulièrement de 1957 à 1959, le mouvement nationaliste incarné par le FL N et l’ALN était pratiquement détruit. Et que cette « victoire militaire » de la France ne serait devenue une « défaite politique » que du fait du renoncement de De Gaulle à l’« Algérie française », perçu comme une « trahison » par une majorité de colons et par une minorité significative d’officiers. Cette vulgate, longtemps dominante en France dans les quatre décennies postindépendances, a heureusement été depuis sérieusement infléchie par nombre de travaux plus rigoureux, dont ceux, à partir des années 1990, de Raphaëlle Branche, Hartmut Elsenhans, Mohammed Harbi, Gilbert Meynier, Benjamin Stora ou Sylvie Thénault.
Si ces auteurs n’ignorent pas les soulèvements de décembre 1960, force est de reconnaître que cet épisode pourtant majeur n’a pas fait l’objet d’investigations aussi poussées que nombre d’autres moments ou thématiques de la guerre d’indépendance. D’où l’importance du travail de Rigouste qui, non seulement comble utilement une sérieuse lacune historiographique, mais redonne aussi à l’événement toute sa signification politique et restitue son rôle décisif et méconnu dans le chemin encore long et douloureux qui allait conduire, dix-huit mois plus tard, à l’indépendance.
Cette réussite, qui doit également à la richesse et au caractère très incarné des récits mobilisés, s’explique à mon sens par l’intention de son auteur quand il s’est engagé dans son enquête : tenter de « comprendre comment le modèle fondateur de la contre-insurrection français a été saboté par les classes populaires algériennes dès son origine » (p. 15). Ce qui l’autorise légitimement à présenter ce livre comme une « socio-histoire populaire […] échappant à sa capture par des logiques de normalisation institutionnelles » (p. 21) – en particulier dans l’Algérie indépendante où, comme le relève Daho Djerbal cité par Rigouste, « tout est fait dans les manuels scolaires comme dans les publications soutenues par le pouvoir gouvernemental pour désamorcer le caractère révolutionnaire des manifestations de décembre 1960 » (p. 19).
Il faut dire que Rigouste, au début de sa recherche, disposait déjà d’un solide bagage sur la fameuse « doctrine de la guerre révolutionnaire » (DGR) ayant structuré la guerre contre-insurrectionnelle conduite par l’armée française en Indochine et en Algérie[1], puis ses avatars ultérieurs sous forme de lutte contre l’« ennemi intérieur » en métropole, qu’il avait étudiés dans sa thèse précitée. Les deux premiers chapitres de son nouveau livre constituent ainsi un rappel utile de la genèse de la DGR, inscrite dans l’histoire longue de la sanglante conquête de l’Algérie, puis de son déploiement méthodique face aux nationalistes en armes de 1955 à 1959, débouchant selon ses théoriciens sur un succès « total » : « Les partisans de la contre-insurrection, relève Rigouste, considèrent [fin 1959] qu’ils ont vaincu parce qu’ils ont largement démantelé le FLN et qu’ils ont isolé ce qu’il reste de l’ALN en écrasant et en paralysant le prolétariat algérien. Tous ces prétendus résultats vont voler en éclat en quelques jours en décembre 1960 » (p. 84).
Un troisième chapitre brosse alors l’étonnant tableau « de la situation et des rapports de force en 1960 », marqués par « les luttes qui opposent les fractions des classes dominantes engagées pour la conservation de l’Algérie française et des fractions résolues à mettre en œuvre un système néocolonial », lesquelles cherchent « à terminer la guerre le plus tôt possible en écrasant le FLN et l’ALN et en installant en même temps une classe dirigeante algérienne assujettie au projet colonial » (p. 85). D’où une situation hautement paradoxale où, du côté français, la DGR cesse soudain, en février 1960, de constituer la doctrine officielle de l’armée française et les officiers qui en étaient les promoteurs sont progressivement écartés, alors même que leurs méthodes perdurent en Algérie (mais aussi au même moment au Cameroun dans la guerre contre les nationalistes de l’UPC) ; tandis qu’un « Front de l’Algérie française » (FAF) est créé en juin 1960 par les colons « ultras » de l’Algérie française, qui se retrouveront début 1961 avec des officiers factieux pour créer l’Organisation armée secrète (OAS) (p. 87 et 132). Les uns et les autres se rapprochent dans leur haine de De Gaulle, dont les partisans s’efforcent quant à eux de « construire l’Algérie algérienne sans et contre le FLN », comme l’affirme en novembre 1960 Bernard Tricot : d’où la programmation par de Gaulle d’une visite en Algérie le mois suivant, dans le but de « montrer que sa stratégie de “3eforce” est soutenue par le peuple algérien » (p. 90).
La ferveur révolutionnaire des journées de décembre
Dès lors, comme le documente Rigouste en détail dans le récit haletant des chapitres suivants (4 à 7) – le cœur du livre –, tout « dérape ». Car cette visite va déclencher à Oran, Alger et Constantine, principalement du 10 au 15 décembre, un incroyable déchaînement de violences de la part des ultras de la FAF, qui multiplient les tentatives d’assassinat de De Gaulle et les pogroms racistes contre les « indigènes » ; mais aussi des soulèvements de la population algérienne d’une ampleur sans précédent dans ces villes, et bien d’autres localités, à la fois contre de Gaulle, contre les ultras et contre l’armée d’occupation, laquelle réprime partout avec une grande violence, sortant les chars et les mitrailleuses lourdes pour « tirer dans le tas ». Le bilan jusqu’alors méconnu de cette terrible répression, qui durera jusqu’à la mi-janvier et que Rigouste qualifie à juste titre de « massacre d’État occulté », sera de l’ordre de trois cents morts et de milliers de blessés du côté algérien (p. 342).
À défaut de tout pouvoir citer des informations inédites et foisonnantes de ce livre remarquable – j’invite expressément celles et ceux qu’interpelle cette histoire à le lire, elles et ils ne seront pas déçus –, soulignons sa principale idée-force, démontrée avec rigueur au fil des pages : l’initiative des soulèvements populaires à l’occasion de la visite du Général est revenue d’abord à l’ensemble du peuple lui-même, bien plus qu’à l’appareil du FLN, qui était effectivement très affaibli (même s’il était loin d’être détruit). C’est le cas d’abord à Oran dès le 10 décembre, où « dans la plupart des quartiers, le démarrage des manifestations indépendantistes est le fait de communautés opprimées, en colère et déterminées à agir collectivement face aux violences des colons et des forces de l’ordre. Selon Sadek Benkada, ce n’est pas le réseau FLN qui encadre les prémices, mais bien “le peuple” lui-même qui s’organise » (p. 147). C’est le cas également à Alger, où, le même jour, « il ne fait aucun doute que les agressions des ultras ont joué un rôle fondamental dans l’amorçage des révoltes » (p. 161), qui répondaient ainsi à la tentative de coup d’État que préparaient ces derniers. Au passage, Rigouste procède à un méticuleux démontage, à base d’archives et de témoignages, de la « pseudo-thèse » mystificatrice développée par le FAF et ses héritiers de l’extrême droite selon laquelle le soulèvement populaire d’Alger serait le résultat d’une manipulation du FLN par les autorités coloniales civiles, à travers leur bras armé des « sections administratives urbaines » (SAU) (p. 165-170).
Autre dimension passionnante de ces journées de ferveur révolutionnaire relatée par Rigouste, preuves à l’appui : l’implication massive de femmes et des enfants dans les soulèvements, attestant de l’ampleur populaire de la révolte, ce qu’il appelle le « surgissement des invisibles » (p. 289-316). Il montre notamment – parmi maints autres exemples – comment, à Alger le 11 décembre, des femmes voilées se bousculent pour « être au premier rang face aux militaires » (p. 191). Et il offre de nombreux témoignages de l’engagement courageux d’adolescents, voire d’enfants plus jeunes (p. 188-190 ; chapitre 9), face à la férocité de la répression, dûment documentée. Tout cela, ainsi que bien d’autres faits précisément établis, lui permet notamment d’affirmer : « Le soulèvement populaire du 11 décembre 1960 à Alger a constitué une démonstration en actes que le prolétariat colonisé avait pris en main le processus révolutionnaire et qu’il était conscient de sa puissance » (p. 206). Un constat confirmé par le récit des révoltes à Constantine, Saïda, Philippeville, Biskra, Bône, Sidi Bel Abbès, etc., dont certaines se poursuivent jusqu’à la mi-janvier, malgré la violence de la répression (chapitre 7).
Un « Diên Biên Phu des populations civiles non armées »
D’où la conclusion, implacable, développée en détail par Rigouste dans les trois derniers chapitres (8 à 10) : « Les soulèvements populaires de décembre 1960 constituent une rupture majeure dans l’histoire de l’impérialisme français » (p. 273). Car ils ont conditionné de façon décisive l’issue de la « guerre d’Algérie » : « L’insurrection de décembre 1960 a non seulement débordé la fameuse “doctrine française de contre-insurrection”, mais elle a aussi fait échouer le projet colonial de troisième voie, elle a empêché les plans de coup d’État des ultras et la mise en place d’un apartheid militaire. La transformation de la configuration socio-historique a finalement profité au GPRA, qui a réussi à se faire reconnaître diplomatiquement comme interlocuteur représentatif du peuple algérien par le président français et l’a poussé à accélérer les négociations de paix finales » (p. 344). Avec une autre conséquence dont la portée politique contemporaine, trop méconnue, est ainsi rappelée : « L’insurrection généralisée des classes populaires algériennes en décembre 1960 contredit radicalement la mythologie fondatrice de la contre-insurrection contemporaine et de son marché mondial. L’armée française, dotée des pouvoirs de police, n’est parvenue ni à éradiquer ni à soumettre la rébellion des colonisé.e.s » (p. 341).
Après que le rapport de l’historien Benjamin Stora « sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie », remis le 20 janvier 2021 au président de la République, a défrayé la chronique médiatique[2], on lira avec étonnement les dernières pages de ce livre où l’auteur explique : « “Diên Biên Phu des populations civiles non armées”, selon les mots de l’historienne Ouanassa Tengour, le soulèvement de décembre 1960 surgit dans la rue, comme une nécessité ayant réussi à percer à travers une brèche » (p. 347). Car ce constat avait en effet déjà été établi sur le moment même par les plus lucides, comme cet officier français cité à chaud par Le Monde : « Nous avons subi un véritable Diên Biên Phu psychologique. […] Aujourd’hui nous avons gagné sur le plan militaire, mais on crie “Vive le FLN !”[3] » (p. 249). Cet aveu majuscule était alors passé totalement inaperçu. Et il restera ensuite enfoui sous la reconstruction a minima des « événements d’Algérie » par l’histoire officielle, dont les effacements ne commenceront à être dissipés dans les médias et l’opinion que trente ans après, grâce notamment aux travaux des jeunes historiens et aux mobilisations des « militants de la mémoire ». Le livre de Rigouste apporte à cet égard une nouvelle contribution, décisive, à la difficile constitution d’un récit historique partagé, entre générations et entre peuples autrefois affrontés.
C’est aussi ce qu’apporte son film titré comme le livre, Un seul héros, le peuple, mis en ligne en décembre 2020 et que l’on peut visionner (gratuitement, mais de préférence en apportant un don) à cette adresse. Un long métrage d’une grande sensibilité, nourri d’images d’archives et surtout d’une pléiade de témoignages d’acteurs et d’actrices de la période, ainsi que d’historiens. Et qui se clôt par de belles images des manifestations du fameux hirak algérien de 2019[4], magnifique mobilisation pour les libertés qui fait directement écho aux soulèvements de décembre 1960.
[1] Voir aussi François Gèze, « La doctrine de la “guerre révolutionnaire”, genèse, mise en œuvre et postérité », Blog Médiapart, 20 mars 2020.
[2] Voir notamment : « Le rapport de Benjamin Stora sur la colonisation et la guerre d’Algérie et la question de l’accès aux archives », Histoire coloniale et postcoloniale, 21 janvier 2021.
[3] Rigouste ne donne pas la référence de cette déclaration, en effet hautement significative, citée par Alain Jacob, « Certains officiers sont déconcertés par les consignes qu’ils doivent appliquer devant les manifestations pro-FLN », Le Monde, 15 décembre 1960.
[4] Voir François Gèze, « Algérie : la police politique à la manœuvre pour contrer le hirak », Blog Médiapart, 7 mars 2020.