Noam Chomsky: “Après l’échec des gouvernements face à la Covid-19, exigeons des enquêtes !”

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Les crises

Source : Consortium News, Vijay Prashad

Traduit par les lecteurs du site Les Crises

Vijay Prashad et Noam Chomsky appellent à une enquête quant à l’échec des gouvernements de Boris Johnson, Donald Trump, Jair Bolsonaro, Narendra Modri et d’autres quand il aurait fallu briser la chaîne de contamination.

Un jour, le monde sera débarrassé du coronavirus. Alors, nous jetterons un regard sur ces années de souffrances infligées par des virions à protéines spicules qui ont frappé des millions de personnes et tenu la vie sociale sous leur emprise. Il y aura nombre de débats quant à l’origine du virus et la rapidité avec laquelle il s’est propagé autour du monde, une transmission qui met en évidence à quel point nous sommes devenus interconnectés en raison des techniques modernes de transport.

Le processus qui continue de rétrécir le globe est irrémédiable, il nous rapproche de plus en plus les uns des autres, apportant d’autres virus et maladies à une population hôte de plus en plus vaste.

Le repli sur soi n’est pas une solution face aux vagues de contagion qui nous sont déjà parvenues – depuis les fléaux des premiers temps modernes – et celles qui sont encore à venir. Il n’y a pas de stratégie dans notre arsenal pour éradiquer la possibilité de contracter quelque chose comme le coronavirus. Nous devons nous concentrer sur la manière dont nous nous protégeons.

Tirerons-nous un jour les leçons de la dernière pandémie ou, après un soupir de soulagement, continuerons-nous d’aller de l’avant vers la prochaine catastrophe, emplis de l’arrogance de la victoire ?

L’épidémie de grippe de 1918 s’est propagée dans tous les pays au moment où la Grande Guerre prenait fin, les troupes transportant le virus jusque dans leurs foyers et entraînant la mort de 50 à 100 millions de personnes.

Dans son livre La Grande Tueuse : Comment la grippe espagnole a changé le mondePale Rider : The Spanish Flu of 1918 and How it Changed the World (2017), NdT], l’historienne Laura Spinney écrit que, lorsque cette pandémie a pris fin, il n’y avait « aucun cénotaphe, aucun monument à Londres, Moscou ou Washington DC. La grippe espagnole est commémorée à titre personnel, et non collectivement. Non pas comme une catastrophe historique, mais comme des millions de discrètes tragédies privées. »

Bien qu’il n’y ait peut-être pas à Moscou de monument pour commémorer la lutte contre cette pandémie, l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS), nouvellement créée, avait à l’époque développé à la hâte une infrastructure de santé publique.

Le gouvernement soviétique a consulté les institutions médicales et systématiquement élaboré une réponse populaire à la grippe ainsi qu’un plan de santé publique. A. V. Molko, hygiéniste soviétique, organisateur de la santé et fondateur de l’éducation sanitaire nationale, a soutenu que la médecine « dans sa conception moderne, tout en ne s’écartant pas de ses fondements biologiques et de ses bases en sciences naturelles, est par sa nature et ses objectifs un problème sociologique. »

A partir de là, les Soviétiques ont incité les écoles de médecine à créer le « médecin du futur », qui avait besoin d’une « préparation sérieuse en sciences naturelles, d’un bagage suffisant en sciences sociales pour comprendre l’environnement social et qui devait aussi être capable d’ étudier les conditions professionnelles et sociales qui sont à l’origine de la maladie et apte non seulement à guérir la maladie, mais aussi à indiquer des moyens de la prévenir. »

L’URSS a été le premier pays à mettre en place un système de santé publique.

La santé publique en tant qu’idée a une histoire qui remonte à la nuit des temps, mais les premières réflexions concernant la santé publique se préoccupaient moins de la santé de l’ensemble de la population que de l’éradication des maladies. Et si cela signifiait que les pauvres en faisaient les frais, alors tant pis.

Santé publique et régime colonial

Cette conception hiérarchique de la santé publique même si plus ancienne perdure à notre époque, en particulier dans les États dont les gouvernements bourgeois sont plus attachés au profit qu’à la population. Mais l’idée socialiste de la santé publique – selon laquelle les institutions sociales et étatiques doivent se concentrer sur la prévention des maladies et la rupture de la chaîne d’infection – s’est imposée à partir du XIXe siècle et revient aujourd’hui dans le débat.

Au lendemain de la grippe de 1918, une commission des épidémies a été mise en place à Vienne.

Ce type d’initiative devait devenir un élément clé de l’Organisation de la santé de la Société des Nations (1920). Mais les ambitions de l’Organisation ont été entravées par la domination coloniale d’une grande partie de la planète et par l’emprise des sociétés médicales privées dans les pays gouvernés par leurs bourgeoisies.

Même la formation en 1946 de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la première institution spécifique des Nations unies, a été freinée par la mentalité coloniale et capitaliste, même si les trois initiateurs de l’OMS – Szeming Sze (Chine), Geraldo de Paula Souza (Brésil) et Karl Evang (Norvège) – ne venaient d’aucune des principales puissances coloniales.

La lutte à l’intérieur des pays et au sein de l’OMS pour démocratiser les soins de santé s’est intensifiée au cours des trois décennies qui ont suivi la formation des Nations unies en 1945.

Les pays du Tiers-Monde qui ont créé le Mouvement des non-alignés en 1961 et le bloc du Groupe des 77 aux Nations unies en 1964 ont élaboré un ambitieux programme en faveur d’un régime international de santé publique et de ressources plus importantes pour la santé publique plutôt que pour la privatisation des soins de santé.

Ce débat a culminé lors de la Conférence internationale sur les soins de santé primaires, qui s’est tenue à Alma-Ata (URSS) en septembre 1978. La Déclaration d’Alma-Ata constitue la meilleure proclamation de défense de la santé publique qui ait jamais été adoptée par les gouvernements du monde.

En plus de souligner l’importance de la santé publique en général, la déclaration souligne les grandes disparités entre les pays du bloc impérialiste et les pays du Tiers Monde. Il est intéressant de revenir sur le point VII de la déclaration, qui stipule que les soins de santé primaires publics :

  • reflètent les conditions économiques et les caractéristiques socio-culturelles et politiques du pays et des communautés dont ils émanent et sont fondés sur l’application des résultats pertinents de la recherche sociale et biomédicale et de la recherche sur les services de santé, ainsi que sur l’expérience de la santé publique ;
  • visent à résoudre les principaux problèmes de santé de la communauté, en assurant les services de promotion, de prévention, de soins et de réadaptation nécessaires à cet effet;
  • comprennent au minimum : une éducation concernant les problèmes de santé qui se posent ainsi que les méthodes de prévention et de lutte qui leur sont applicables, la promotion de bonnes conditions alimentaires et nutritionnelles, un approvisionnement suffisant en eau saine et des mesures d’assainissement de base, la protection maternelle et infantile y compris la planification familiale, la vaccination contre les grandes maladies infectieuses, la prévention et le contrôle des endémies locales, le traitement des maladies et lésions courantes et la fourniture de médicaments essentiels ;
  • font intervenir, outre le secteur de la santé, tous les secteurs et domaines connexes du développement national et communautaire, en particulier l’agriculture, l’élevage, la production alimentaire, l’industrie, l’éducation, le logement, les travaux publics et les communications, et requièrent l’action coordonnée de tous ces secteurs
  • exigent et favorisent au maximum l’auto responsabilité de la collectivité et des individus et leur participation à la planification, à l’organisation, au fonctionnement et au contrôle des soins de santé primaires, en tirant le plus large parti possible des ressources locales, nationales et autres, et favorisent à cette fin, par une éducation appropriée, l’aptitude des collectivités à participer
  • doivent être soutenus par des systèmes d’orientation/recours intégrés, fonctionnels et se soutenant mutuellement, afin de parvenir à l’amélioration progressive de services médico-sanitaires complets accessibles à tous et accordant la priorité aux plus démunis
  • font appel tant à l’échelon local qu’à celui des services de recours aux personnels de santé—médecins, infirmières, sages-femmes, auxiliaires et agents communautaires, selon le cas, ainsi que, s’il y a lieu, praticiens traditionnels—tous préparés socialement et techniquement à travailler en équipe et à répondre aux besoins de santé exprimés par la collectivité.

Il n’y a pas grand chose à changer dans la Déclaration d’Alma-Ata. Elle doit être réinscrite à l’ordre du jour.

Heure de pointe à Manaus, Brésil, octobre 2019. (TV Em Tempo Online , CC BY 3.0, Wikimedia Commons)

Le comportement cynique dont ont fait preuve les gouvernements bourgeois dans leur gestion de la pandémie met en lumière la nécessité d’une enquête sur leur attitude criminelle. Noam Chomsky et moi-même avons discuté des informations en provenance du Brésil, même si elles auraient tout aussi bien pu venir d’Inde, d’Afrique du Sud ou des États-Unis. Voici notre conclusion :

« Des avertissements concernant l’épuisement des réserves d’oxygène dans la ville de Manaus, au Brésil, ont été adressés aux responsables locaux et fédéraux une semaine avant que la tragédie n’entraîne la mort par asphyxie de patients atteints de Covid-19. Aucun État moderne – et c’est ce qu’est le Brésil – ne devrait avoir à admettre qu’il n’a rien fait lorsque ces avertissements lui sont parvenus et qu’il a simplement laissé ses propres citoyens mourir pour rien.

Un juge de la Cour suprême et le procureur général ont exigé que le gouvernement brésilien agisse, mais cela n’a pas fait bouger l’administration de Jair Bolsonaro. Tout dans cette histoire – détaillée dans le rapport du procureur général José Levi do Amaral – révèle la gangrène de la privatisation et l’incompétence.

Début janvier, les autorités sanitaires locales savaient déjà qu’une pénurie d’oxygène était imminente, mais leur mise en garde n’a eu aucun poids. Un entrepreneur privé qui avait pour mission de fournir l’oxygène en a informé le gouvernement six jours avant que la ville ne soit à court de cet approvisionnement crucial dans la lutte contre la Covid-19.

Même avec les informations du fournisseur, le gouvernement n’a rien fait ; il a ensuite déclaré – en contradiction avec tous les avis scientifiques – que le traitement précoce du coronavirus n’avait pas fonctionné. Le manque de compassion et l’incompétence du gouvernement de Bolsonaro ont conduit le procureur général Augusto Aras à diligenter une enquête spéciale. Alors que Bolsonaro tergiversait, le gouvernement du Venezuela, dans un acte de solidarité, envoyait une cargaison d’oxygène à Manaus.

Le rebondissement le plus récent causé par le cocktail toxique constitué de privatisation, d’inaptitude et d’insensibilité du gouvernement devrait appuyer le procès intenté par les syndicats de la santé du Brésil contre Jair Bolsonaro à la Cour pénale internationale (CPI) en juillet. Mais ce problème ne concerne pas seulement Bolsonaro, ni même le Brésil.

Le problème vient des gouvernements néolibéraux, des gouvernements des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Inde et d’autres, des gouvernements dont les accords avec des entreprises à but lucratif et les milliardaires dépassent de loin leurs obligations envers leurs propres citoyens ou leur propre constitution. Ce que nous voyons dans des pays comme le Brésil est un crime contre l’humanité.

Il est temps d’instituer un tribunal de citoyens pour enquêter sur l’échec total des gouvernements de Boris Johnson, Donald Trump, Jair Bolsonaro, Narendra Modi et autres quand il aurait fallu briser la chaîne de l’infection de Covid-19. Un tel tribunal recueillerait les informations factuelles qui permettraient de s’assurer que nous ne permettons pas à ces États de falsifier la scène de crime ; il fournirait à la CPI une base solide pour mener une enquête médico-légale sur ce crime contre l’humanité lorsque le problème de sa propre asphyxie politique sera résolu.

Nous devrions tous être indignés. Mais l’indignation n’est pas un terme assez fort. »

Un rapport récent laisse entendre que le gouvernement de Bolsonaro a mis en place une stratégie pour permettre la propagation du virus. Tout cela fera partie des preuves à présenter devant le tribunal des citoyens. Nous ne devons pas laisser l’amnésie s’installer. Nous devons nous souvenir et nous inspirer des idées ancrées dans la déclaration d’Alma-Ata.

Vijay Prashad, historien, journaliste et commentateur indien, est le directeur exécutif de Tricontinental : Institute for Social Research et le rédacteur en chef de Left Word Books.

Source : Consortium News, Vijay Prashad – 28/01/2021

Traduit par les lecteurs du site Les Crises


Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut