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Entrevue avec Alain Deneault[1] par Judith Trudeau (professeure de science politique au Collège Lionel-Groulx), Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 25, hiver 2021
L’éclosion et la propagation du virus de la COVID-19 nous montrent, à coup sûr, le déséquilibre entre le capitalisme et la préservation du vivant. Pour paraphraser Lénine, que faire ?
D’abord, reformuler la question. Quoi ne plus faire ? Déployer notre appareil de production à l’échelle mondiale. La crise sanitaire est directement liée à l’interconnexion formidable des communautés : les Occidentaux font produire leurs nombreuses marchandises à des milliers de kilomètres de chez eux, dans des réseaux de pays qui accentuent les contacts. Le nombre record de vols commerciaux liés au travail chaque année en atteste. Il en va de même pour l’agriculture, avec la vaste spécialisation de la monoculture à l’échelle de pays entiers. La grande industrie et la haute finance ont souhaité faire du monde un village global… Pourtant l’histoire coloniale, pour ne citer qu’elle, nous rappelle que les peuples, au contact les uns des autres, s’exposent mutuellement à des microbes et virus pour lesquels leur système immunitaire n’est pas adapté. C’est ainsi que bien des communautés déjà présentes sur le continent ont été éprouvées par l’arrivée des Européens en Amérique. Cela vaut pour la production, et aussi pour la consommation : le tourisme de masse a lui aussi accentué ces trop nombreuses relations. Maintenant, il suffit qu’un Chinois éternue pour que la planète attrape son virus. Le pire, dans cette histoire, est la vanité de l’entreprise occidentale : faire travailler un prolétariat à rabais, d’une part, distraire une petite bourgeoisie qui s’ennuie, d’autre part.
Ensuite, se demander moins ce qu’on peut faire que ce qui se fait de lui-même : qu’est-ce qui advient ? Cette question est étrangère à la modernité, tellement nous nous sommes habitués à nous voir exclusivement comme à l’origine des faits de l’histoire. Or, tous sujets politiques, même occidentaux, doivent composer avec des contingences étrangères à la volonté humaine. Pour nous du xxie siècle, ce qui advient par « la force des choses », dixit Hannah Arendt, plutôt qu’en raison d’une délibération politique souveraine, se présente sous la forme de trois crises concomitantes : crise écologique majeure portant notamment sur le réchauffement climatique, l’érosion des sols, la réduction des forêts et l’extinction massive des espèces, dont nous commençons seulement à mesurer l’impact ; raréfaction des sources énergétiques faciles d’accès et garantes d’approvisionnement abondant; et épuisement des gisements miniers. Ces facteurs cumulés rendent impossible la croissance industrielle et financière sur laquelle repose le capitalisme et se révèlent des conditions de possibilité d’une révolution plus favorable encore à une révolution que tout mouvement prolétarien.
Que faire, donc ? Dans ce contexte, accompagner le capitalisme dans sa chute, envisager une réconciliation des sujets politiques avec le vivant dans le cadre de souverainetés régionales encore à faire, développer des savoir-faire pertinents au vu du siècle qui s’annonce, lire des ouvrages structurants.
La pandémie ne nous a-t-elle pas montré avec acuité la distinction entre « les utiles » au système et « les inutiles » ?
On peut dire en peu de mot que cette crise sociale permet de voir au grand jour la veulerie et l’incompétence de celles et ceux qui se sont présentés comme capables d’administrer intransitivement, c’est-à-dire dotés d’une certification leur permettant prétendument de gérer littéralement quoi que ce soit, d’administrer des structures indépendamment des activités qui les concernent. Leurs méthodes, appliquées de la même façon dans une usine de voitures ou dans un hôpital, dans un service des ventes comme dans une université ou un théâtre, relèvent de formules élémentaires impropres à rendre compte de la complexité du monde. Le philosophe du management Omar Aktouf a eu raison de dénoncer ces « décérébrés » du Problem Solving à une époque où ces acteurs sociaux avaient la cote. Aujourd’hui, toutes ces trousses de résolution de problèmes se heurtent au récif de la complexité, et ne sont capables d’aucune spiritualité dans un monde où les enjeux cessent d’être strictement administratifs.
Dans votre feuilleton théorique, L’économie de la nature[2], il me semble que le moment où le sens du mot économie bascule, d’un sens qui englobe un certain équilibre du vivant vers un sens où il y a rupture avec cet équilibre au bénéfice des nantis et des puissants, nous vient de la victoire de la définition de François Quesnay sur celle de Carl Von Linné[3]. Est-ce un problème d’autorité (lié à la démocratie libérale naissante) ? Est-ce un problème de désenchantement ? Est-ce inhérent au rationalisme des Lumières ?
Tout discours historique s’inscrit dans une compréhension a posteriori de tenants et aboutissants : c’est à l’aune de ce que nous sommes devenus que nous repérons et identifions des tournants, des moments de rupture. Quesnay et ses contemporains – et peut-être pouvons-nous affirmer la même chose d’Adam Smith (1723-1790) qui leur doit beaucoup – n’ont pas eu pour dessein de créer un univers capitaliste de l’ordre du nôtre, même s’ils ont fait le lit de son devenir. Pour le dire brutalement, on reconnaît leur importance quant au rôle qu’ils ont joué dans l’élaboration de mesures et d’initiatives qui sont à la source de grands effets pervers dans l’histoire. Les premiers à s’être désignés comme « économistes » au xviiie siècle, dont François Quesnay, se sont en effet approprié jusque dans leur titre le terme économie dans une fascination enchantée pour la physique, les sciences et l’autorité de la Raison. En ce qui concerne la culture et la distribution du grain – leur question de prédilection –, ces rationalistes du capital s’opposaient par ailleurs au luxe et voyaient la plus-value des opérations productives strictement comme la mise de fonds de saisons agricoles à venir. Leur conception de l’élite allait de pair avec une vision du sujet éclairé. Sans qu’ils ne soient des saints, ils n’étaient pas encore engagés dans une pensée de la croissance comme on l’observe aujourd’hui, même si, en agissant comme ils ont fait, ils ont jeté les bases de ce processus historique.
Alors qu’il faut réunir les concepts d’écologie et d’économie tels que réfléchis initialement, sur qui repose ce nécessaire changement de paradigme vers une plus grande sobriété, modestie, équilibre ?
Au xviiie siècle encore, on traitait de l’« économie de la nature » pour évoquer l’organisation du vivant en un même lieu entre différentes espèces. L’expression est encore centrale chez Charles Darwin et on la retrouve toujours chez Fairfield Osborn au milieu du xxe siècle. Je soutiens que l’apparition du terme écologie fut malheureuse en elle-même; on doit ce terme au scientifique Ernest Hæckel, un amateur de néologismes qui en produisait à foison. Celui-là est passé à la postérité notamment en raison de différents courants dans l’univers social de la production des sciences qui cherchaient à se distinguer des disciplines et nationalités depuis lesquelles on avait jusque-là développé les sciences naturelles. Je suis du regard ce mouvement historique en sociologie des sciences dans L’Économie de la nature. Aussi, le terme économie s’est trouvé récupéré avec un tel succès par les prétendus « économistes », qui ne sont en réalité que des scientifiques de l’intendance, qu’on a fini par oublier – aussi incroyable que cela puisse paraître ! – dans des domaines comme les sciences de la nature, la théologie ou l’esthétique, l’origine polysémique du mot économie et l’existence d’acceptions relatives à ce terme dans ces trois champs exemplaires. Ainsi, à la fin du xixe siècle, des biologistes et des botanistes ont souhaité délaisser ce mot économie au profit de l’insignifiante écologie, qui ne répondait pourtant alors d’aucune philologie, au prétexte que le premier sème leur semblait soudainement étranger. Ils y voyaient une simple métaphore empruntée au domaine de la « science économique » alors que c’est plutôt cette dernière qui a dévoyé le terme et s’est accaparé le thème abusivement comme sa chose en propre.
Les dispositifs (politiques, juridiques, économiques, sociaux, moraux, culturels) qui rendront le changement de paradigme possible généreront-ils (peuvent-ils générer) un backlash encore plus violent ?
Soyons tactiques : les capitalistes, c’est-à-dire les détenteurs d’actifs excédentaires massifs tels des avoirs liquides, des titres de propriété, des usines, des brevets, des flottes de camions…, contrôlent également les États libéraux, la presse, les usines à armement, les sources d’approvisionnement alimentaire, entre autres exemples frappants. C’est avec nos tire-pois et nos journaux ronéotypés[4] que nous allons les renverser, seulement si nous comptons sur le concours du sort, soit une vaste conjoncture objective faisant s’écrouler ce monstre aux pieds d’argile. Les capitalistes scient la branche sur laquelle ils sont assis. Le problème est qu’ils nous ont installés, à leur service, du même côté de la branche et que nous risquons de sombrer avec eux dans leur chute. Entretemps, souvent sur un mode paranoïaque qui leur sied bien, ils s’acharneront pour défendre violemment tous leurs privilèges sociaux. L’enjeu est de penser le rapport de force et la situation en injectant du temps dans les concepts, en pensant ces réalités dans leur réalité historique mouvante.
Qu’est-ce que l’histoire longue des épidémies (lèpre, grippe espagnole, Ebola) nous dit sur ce qui adviendra ?
Elle se rappelle à nous à la faveur de la crise sanitaire actuelle, ce qui est déjà considérable. L’année 2020 marquera un moment où, par le biais de la question épidémiologique, les peuples auront enfin cessé un peu de penser strictement à la petite semaine et en fonction de leurs seuls intérêts mesquins, pour se poser des questions sur une échelle sociale large et en fonction d’un temps long. On peut voir en cette époque un laboratoire où les États mesurent les moyens de contrôler le demos sur un mode fasciste, autant qu’une prise de conscience démocratique à travers laquelle les sujets se saisissent intellectuellement comme faisant partie d’un monde d’emblée donné en partage. Le politique se dessinera entre ces deux polarités.
En quoi pouvons-nous être optimistes ?
Cette question m’est très souvent posée et, bien honnêtement, je ne l’ai jamais comprise. Elle me semble capitaliste en creux. Elle sous-entend qu’on doit escompter au demeurant un profit avant d’envisager une initiative. Collectivement, on n’a pas le luxe de ce questionnement. Si j’avais le talent de Nietzsche, j’écrirais un Par-delà l’optimisme et le pessimisme, comme il l’a fait sur le bien et le mal, pour signaler la vanité de cette réflexion. L’heure est à l’action et à la pensée sur le mode d’un don. C’est-à-dire d’une mobilisation sans escompte, en dépassant l’attitude comptable qui nous caractérise trop souvent. La politique est l’affaire de combats perdus d’avance mais qui, à force d’être répétés, arrivent paradoxalement à des résultats historiques probants. Le mouvement d’émancipation des femmes, des esclaves, des ouvriers s’est fait par des conquêtes sociales qui supposaient moins de l’optimisme qu’un sens aigu de la résolution politique.
[1] Philosophe, écrivain, professeur à l’Université de Moncton.
[2] Alain Deneault, L’économie de la nature. Feuilleton théorique I, Montréal, Lux, 2019.
[3] « Pour Linné [1707-1778], l’homme se situe à l’intérieur d’un système naturel dont l’équilibre est maintenu par la stabilité de ses différentes forces », tandis que dans la perspective de Quesnay (1694- 1774) les sujets humains doivent veiller à ce juste rapport. « En maintenant l’équilibre des forces économiques, le revenu se regénère et circule continuellement.» Romuald Dupuy, 2009, « Du travail de la nature au travail dans la société chez les Physiocrates », cité dans Deneault, ibid., p. 47.
[4] NDLR. Terme qui réfère à la machine à imprimer Ronéo, machine qui reproduit des textes grâce à des stencils.