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SOURCE : Libération
https://www.liberation.fr/debats/2020/02/08/la-vocation-antifasciste-du-mouvement-social_1777584
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La mobilisation qui a pour enjeu immédiat les retraites dessine un horizon démocratique plus large : elle combat à la fois l’autoritarisme incarné par Emmanuel Macron et l’extrême droite qui a tout intérêt à l’échec du mouvement.
Lancée à la RATP et à la SNCF, la mobilisation a pris depuis la dimension d’un affrontement durable et généralisé contre l’ensemble des politiques néolibérales menées depuis plus de trois décennies. Comment s’en étonner, tant ces politiques sont directement à l’origine d’une insécurité sociale qui ne cesse de s’aggraver et d’une intensification de la souffrance au travail (particulièrement parmi les ouvriers·ères et les employé·e·s), d’une impossibilité croissante pour de nombreux travailleurs et travailleuses d’exercer dignement leurs métiers (personnels de santé, enseignant·e·s, pompiers·ères, avocat·e·s, enseignant·e·s-chercheurs·ses, etc.), d’une dégradation des services publics et ainsi d’une décomposition du tissu social ?
Illusoire ruissellement des richesses
Pour celles et ceux qui s’opposent au gouvernement actuel, il ne s’agit donc rien moins que de mettre un coup d’arrêt à la grande destruction néolibérale et à l’autoritarisme qui l’accompagne inévitablement, comme la nuée porte l’orage. En effet, le personnel politique des classes dominantes ne peut plus sérieusement justifier cette entreprise au nom d’un illusoire ruissellement des richesses des possédant·e·s vers les dépossédé·e·s ; chacun·e peut constater en effet à quel point cela ruisselle, mais dans le sens inverse. Les gouvernements ont donc été amenés au cours des dernières années à recourir de plus en plus à la répression policière et judiciaire, employant des techniques violentes et arbitraires de maintien de l’ordre auparavant réservées aux populations non-blanches, qu’elles soient migrantes ou descendantes de l’immigration non-européenne. Pour reprendre les catégories d’Antonio Gramsci, le défaut croissant de consentement aux politiques menées n’a été suppléé que par le recours croissant à la force physique organisée, c’est-à-dire aux appareils de répression de l’Etat, garantissant et fragilisant tout à la fois la perpétuation des rapports d’exploitation et de domination. Ainsi l’autoritarisme néolibéral incarné par Emmanuel Macron apparaît-il à la fois comme un effet et un accélérateur de la crise politique.
A l’évidence, la séquence présente de lutte a une visée sociale, mais elle a donc également une dimension démocratique. Or, c’est à ce double titre que se comprend la vocation antifasciste d’un combat qui a pour enjeu immédiat les retraites mais dessine l’horizon d’une alternative au néolibéralisme autoritaire. Il est d’autant plus crucial d’y insister que l’extrême droite cherche à utiliser le conflit pour se renforcer. Ainsi le RN sème-t-il la confusion en prétendant s’opposer à la contre-réforme tout en refusant toute légitimité aux militants syndicaux – qui sont pourtant en première ligne du mouvement social depuis le 5 décembre –, et ce en pleine continuité avec le fascisme historique.
Antifascisme moral
L’extrême droite a toujours manifesté une haine viscérale vis-à-vis du mouvement ouvrier organisé, du syndicalisme et des luttes sociales ; on a d’ailleurs vu récemment le responsable des élections sur le plan national du RN, Gilles Pennelle, affirmer que son parti mettrait «hors d’état de nuire» les «associations, syndicats et partis de gauche» s’il parvenait au pouvoir. C’est que l’extrême droite, hier comme aujourd’hui, n’aime les classes populaires que passives et désespérées, s’en remettant aux chefs fascistes pour les guider, et non comme sujet politique luttant pour ses intérêts propres. Ainsi le RN a-t-il tout intérêt à une mobilisation défaite, dont le double produit – un macronisme exsangue d’un côté, une rage impuissante de l’autre – favoriserait assurément le vote pour l’extrême droite, aux municipales comme lors de la prochaine élection présidentielle.
Souligner la dimension antifasciste du mouvement actuel, c’est rappeler que le RN et les groupuscules avec lesquels il entretient des relations troubles – notamment les identitaires – n’y ont pas leur place, comme l’a justement rappelé le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez. L’agenda nationaliste, xénophobe et raciste qui est au centre du projet du RN ne peut qu’affaiblir la classe travailleuse en accentuant ses divisions et en pointant des ennemis imaginaires (migrants, musulmans, Rroms, etc.). C’est aussi affirmer qu’on ne saurait lutter efficacement contre la progression de l’extrême droite, ici comme ailleurs, en se contentant d’en appeler à la conscience morale des électeurs, en leur faisant la leçon au nom de «valeurs républicaines» qui ne cessent d’être bafouées par la République elle-même. Cet antifascisme moral doit céder le pas à un antifascisme politique. Seule en effet la mobilisation populaire sous toutes ses formes peut enrayer la dynamique fasciste et faire reculer durablement l’extrême droite, en stoppant le cycle d’appauvrissement des classes populaires et la dérive autoritaire du pouvoir politique, tout en engageant enfin une lutte résolue contre le racisme structurel (islamophobie, discriminations systémiques, violences policières, traque des migrants, etc.). C’est aussi à ce prix que le «chapitre des bifurcations», selon l’expression de Blanqui, pourra à nouveau être «ouvert à l’espérance.»
Ugo Palheta est l’auteur de la Possibilité du fascisme, publié aux éditions la Découverte en septembre 2018.