AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : A l'encontre
Par Mustapha Benfodil
Le 55e mardi (10 mars 2020) des étudiants. Il est 10h30. La place des Martyrs grouille de monde sous un soleil tiède. Nous retrouvons nos amis journalistes et photographes qui sont abonnés au hirak.
Un confrère manque à l’appel, lui qui n’a quasiment jamais raté aucun mardi du hirak estudiantin: notre ami Khaled Drareni. Arrêté le 7 mars dernier pour avoir simplement fait son travail en couvrant les manifs de ce samedi, qui ont été réprimées par la police, Khaled a passé 72 heures en garde à vue au commissariat de Cavaignac.
Il devait encore comparaître hier matin devant le procureur de Sidi M’hamed pour connaître son sort. Finalement, il sera relâché. Cependant, il est placé sous contrôle judiciaire.
10h52. Qassaman (hymne national) retentit à l’ombre de La Casbah résistante, entonné par un chœur de manifestants affichant toujours la même détermination.
Autour du noyau dur d’étudiants inflexibles s’est aggloméré comme toujours une foule bigarrée. Le cortège se met en branle en scandant: «Dawla madania, machi askaria!» (Etat civil, pas militaire), «We n’kemlou fiha ghir be esselmiya, we ennehou el askar mel Mouradia !» (On poursuivra notre combat pacifiquement et on boutera les militaires d’El Mouradia – où se trouve la présidence de la République), «Sahafa horra, adala mostaqilla !» (Presse libre, justice indépendante), «L’étudiant s’engage, système dégage!»…
En traversant la rue Ali Boumendjel qui surplombe le tribunal de Sidi M’hamed, la foule martèle: «Ettalgou el massadjine, ma baouche el cocaïne!» (Libérez les détenus, ce ne sont pas des vendeurs de cocaïne – allusion au fils du président Tebboune), «Harrirou el adala!» (Libérez la justice).
Sur les pancartes, plusieurs messages dénoncent la vague de répression qui s’est abattue ces derniers temps sur les manifestants, avec son lot d’arrestations arbitraires. «Halte à la répression!» fustige une dame. Au verso de sa pancarte, elle rappelle: «Manifester est un droit constitutionnel».
Une étudiante écrit : «Policier, ne me réprime pas, je ne suis pas ton ennemi». Dans le même registre, on pouvait lire: «Dans l’Algérie nouvelle, il n’y aura pas de répression» ; «Dans l’Algérie nouvelle, il n’y aura pas de détenus d’opinion, de presse muselée et de justice du téléphone».
«La justice est aux ordres de la police politique»
Une manifestante arbore cette pancarte: «Pas de police politique à l’université». Un marcheur accuse de son côté: «La justice est aux ordres de la police politique».
Un jeune homme soulève pour sa part une bannière avec simplement le mot «Justice» décliné sous des lettres floues. Un geste subtil pour signifier qu’un pouvoir judiciaire indépendant est pour l’heure une chimère sous nos latitudes.
Parmi les autres revendications écrites, on pouvait distinguer nombre de messages de soutien à notre confrère Khaled Drareni et appelant à la levée des restrictions qui étouffent la presse: «Le journalisme n’est pas un crime. Liberté pour Khaled Drareni», clame une citoyenne. Une autre pancarte constate avec ironie: «C’est sûr qu’ils vont interpeller un jeune journaliste comme Khaled, quelqu’un de professionnel dans l’exercice de son métier. Pour eux, le journaliste exemplaire c’est Karim Boussalem» [présentateur du JT]. Un des protestataires appelle la profession à s’insurger à travers ce mot d’ordre: «Médias publics, médias privés, journalistes, trouvez le courage de vous libérer!» Un monsieur a choisi, quant à lui, de saluer le courage de ceux qui continuent à résister: «Honneur et dignité aux journalistes insoumis».
Sur la rue Larbi Ben M’hidi, près de la Cinémathèque, des étudiants déploient une banderole qui revendique le droit de manifester pacifiquement: «Après plus d’une année, le droit de manifester est garanti par la force du nombre et non pas par la force de la loi. Et il y en a qui s’interrogent pourquoi le hirak se poursuit».
Les manifestants continuent à battre le pavé via Pasteur, la rue Sergent Addoun, le boulevard Amirouche… Près de Maurétania, une femme s’arrête devant une haie de policiers et s’écrie: «Yahia echaâb! Yahia echaâb!» (Vive le peuple!) Le cortège tourne vers la place Audin et avance en direction de la Fac centrale.
Des jeunes chantent: «Ya corona, dir m’ziya, zour el Mouradia!» (Corona(virus), fais-nous une faveur, va visiter El Mouradia). 13h05. La marche se termine sur Qassaman.
De joyeux trublions prolongent la manif’ dans le métro sous les yeux sourcilleux de policiers sur le qui-vive et le regard amusé des voyageurs…(Article publié dans El Watan en date du 11 mars 2020)
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Karim Tabbou condamné à une année de prison: colère et indignation
Par Hacen Ouali
Une semaine après son retentissant procès, le tribunal de Sidi M’hamed (Alger) a condamné le leader de l’opposition, Karim Tabbou [1], à une année de prison, dont six mois ferme, car accusé d’«atteinte à l’unité nationale». Il quittera la prison le 26 mars prochain.
Un verdict jugé lourd par les avocats de la défense qui espéraient la relaxe. Les centaines de personnes venues soutenir le prisonnier souhaitaient, elles aussi, voir leur leader innocenté. Mais la juge en a décidé autrement.
Si elle a éliminé le premier chef d’inculpation – «incitation à la violence dans le but d’attenter à la défense nationale» –, elle a par contre condamné le prisonnier de Koléa [commune de la wilaya de Tipaza] pour «atteinte à l’unité nationale». Une accusation que Karim Tabbou a rejetée avec force et arguments lors du procès qui s’est déroulé le 4 mars.
Les avocats de la défense prévoient de faire appel après concertation avec celui qui est devenu une des figures emblématiques de l’insurrection citoyenne en cours dans le pays.
Par la voix de Mustapha Bouchachi, la défense a estimé que «Karim Tabbou est un leader politique qui milite depuis longtemps pour l’instauration de la démocratie dans le pays, il exprimait ses idées politiques pacifiquement et surtout qu’il se bat sans cesse pour l’unité nationale. Le condamner pour ‘‘atteinte à l’unité nationale’’ est totalement surprenant».
Lors de son procès, Karim Tabbou avait ouvertement déclaré devant la juge qu’il a été emprisonné pour des raisons politiques.
«Je suis un militant politique et je suis arrêté et jugé pour mes opinions politiques, pour mes positions sur les événements qui secouent le pays depuis le 22 février», a-t-il lancé face au tribunal assiégé par une foule immense de manifestants.
C’était encore le cas hier. Très tôt, des centaines de citoyens sont venus d’un peu partout, brandissant les portraits de leur héros et scandant les classiques slogans des marches du vendredi.
Les forces de l’ordre étaient également fortement mobilisées. L’avocat Hakim Saheb évoque un «dispositif sécuritaire aux alentours du tribunal de Sidi M’hamed des plus impressionnants. Un contraste hilarant avec la mobilisation citoyenne et pacifique en guise de solidarité».
Mais l’avocat révèle que Karim Tabbou aurait été victime d’un accident lors de son transfert de la prison de Koléa au tribunal. «C’est un Karim Tabbou encore sous le choc de l’accident qui fut appelé à la barre vers 11h30 pour entendre le prononcé de son jugement. Le verdict est tombé tel un couperet», regrette-t-il.
Maître Bouchachi a indiqué que Karim Tabbou apparaissait avec des «égratignures au visage et qu’il ressentait des douleurs», il avance également l’hypothèse d’un accident, mais il précise que personne n’a parlé avec le détenu pour savoir ce qu’il s’est réellement passé. «Demain, on va lui rendre visite et connaître avec exactitude ce qui est arrivé.»
Les nombreux manifestants venus apporter leur soutien à Karim Tabbou étaient partagés, lorsque le verdict fut prononcé, entre soulagement et indignation. «Tabbou est coupable d’un seul délit, celui de défendre une Algérie libre et démocratique, celui de défendre la dignité de ses concitoyens», crie une femme en brandissant le portrait du prisonnier.
«Il est condamné parce qu’il refuse de courber l’échine, c’est un homme courageux qui se bat aux côtés de son peuple, nous serons heureux de le revoir parmi nous à partir du 26 mars prochain», assène un autre manifestant.
Très en colère, Khaled Tazaghart, ami et compagnon de lutte de Karim Tabbou, estime que l’emprisonnement de son camarade est «une grave injustice».
L’ancien député de Béjaïa [en Petite Kabylie], qui a quitté les bancs de l’Assemblée nationale au début de l’insurrection citoyenne, n’a pas pu contenir sa déception quand la juge a rendu son verdict.
Cependant, les nombreux citoyens venus en solidarité avec le détenu se disent soulagés qu’enfin Karim puisse retrouver ses enfants, son épouse et ses parents. «Il va pouvoir prendre dans ses bras ses deux enfants à qui on a infligé un drame», soupire un vieil homme venu de la banlieue. Ainsi, le tribunal de Sidi M’hamed a vécu, hier, une autre journée de colère.
Une colère citoyenne qui rythme ce lieu symbole de privation de liberté pour beaucoup de militants politiques et autres manifestants de la révolution démocratique qui dure depuis le 22 février. Situé entre la rue Abane Ramdane et celle de la Liberté, le tribunal d’Alger est devenu un cauchemar pour ceux qui y sont déférés. (Article publié dans El Watan en date du 12 mars 2020)
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[1] Karim Tabbou est le porte-parole de l’Union démocratique et sociale (UDS). Il fut le secrétaire du Front des Forces Socialiste (FFS) de 2007 à 2011. Arrêté plusieurs fois en 2019, en détention provisoire depuis le 12 septembre 2019, il a subi des violences très dures durant cette détention. Il a été condamné, initialement, à quatre ans de prison. Quelque 180 avocats s’étaient constitués pour le défendre. Les chefs d’accusation étaient: «entreprise de démoralisation de l’armée», «atteinte à l’unité du territoire national » ou encore «incitation à attroupement». Lors du procès, Karim Tabbou s’est exprimé en arabe et en tamazigh. Il a déclaré: «L’armée n’a pas le droit d’intervenir dans les affaires politiques. Or elle organise des meetings dans des casernes quand, au même moment, elle interdit des conférences dans des instituts universitaires de sciences politiques […] Ma conviction, qui n’a pas changé, est qu’il faut maintenir l’institution militaire loin des débats politiques.» «Je rejette en bloc comme dans le détail les accusations qui sont portées contre moi, car c’est l’homme politique qui est visé […]. Il y a des centaines de personnes poursuivies au même moment et pour les mêmes motifs. C’est le Hirak qui est poursuivi, alors qu’il est en soi la consolidation de l’unité nationale.» Réd.