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SOURCE : Bastamag
La loi instaurant un « état d’urgence sanitaire » a été adoptée ce 22 mars au Parlement. Elle attribue des pouvoirs exceptionnels au gouvernement pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, ainsi qu’aux employeurs pour déroger au droit du travail. Précisions avec Sophie Binet, de la CGT.
Députés et sénateurs se sont mis d’accord ce 22 mars sur la version finale de la loi instaurant un « état d’urgence sanitaire » pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 [1]. La loi met en place un régime d’exception, d’abord limité à deux mois, qui permet au gouvernement, entres autres, de restreindre les libertés et de réquisitionner les biens et services considérés comme « nécessaires afin de mettre fin à la catastrophe sanitaire ».
Le texte contient aussi un volet économique, et des mesures concernant le droit du travail. S’agit-il d’interdire les licenciements pendant la période de crise exceptionnelle traversée ? Pas du tout. La loi permet plutôt aux employeurs de déroger au droit en matière de congés et de temps de travail. Déjà, les lois et ordonnances précédentes (2016 et 2017) ont rogné les droits de travailleurs en matière de temps de travail. Explications avec Sophie Binet, membre de la direction confédérale de la CGT.
Basta ! : Aviez-vous venu venir ces nouvelles remises en cause du droit du travail dans le projet de loi d’urgence sanitaire ?
Sophie Binet [2] : Cela fait écho aux remontées de terrain que l’on reçoit depuis plus d’une semaine. Beaucoup de salariés nous disent que les employeurs leur demandent de se mettre en congés payés pendant la durée du confinement. D’autres salariés qui sont censés être en chômage partiel apprennent au bout de quatre jours que l’employeur considère en fait qu’ils utilisent leurs congés payés, sans leur dire. Il y a aussi des salariés qui pensaient être en télétravail, les employeurs leur ont signalé après coup qu’ils étaient en fait en congés payés.
La semaine dernière, de nombreux salariés nous ont fait part de ces pressions pour faire basculer ce temps de confinement sur un congé payé ou des jours de RTT. Certains employeurs l’ont fait, de manière unilatérale, dans des entreprises dans lesquelles il n’y a pas de culture syndicale, pas de syndicats présents, et une difficulté pour les salariés à faire respecter leur droits. Donc, que le gouvernement veuille légaliser cela a posteriori, ne nous surprend malheureusement pas. Nous pensons que c’est une forte demande des employeurs dans la période.
Ces mesures ne concernent que les congés payés et le temps de travail ?
Cette loi habilite le gouvernement à légiférer par ordonnances. Il faut donc attendre d’avoir les ordonnances pour découvrir les détails. On connaît cependant déjà le cadre. Le Parlement a modifié le projet de loi initial sur quelques points et placé quelques maigres gardes-fous sur l’utilisation des congés payés et des RTT pour les salariés qui sont en horaires collectifs. Les gardes-fous, c’est qu’il faut un accord d’entreprise ou un accord de branche pour modifier les congés, et que cela ne peut pas s’étendre sur plus de six jours de congés. En revanche, le projet de loi a créé une catégorie de salariés pour lesquels il n’y a aucun garde-fous, ce sont les cadres.
Le texte dit que pour les salariés en forfait-jour, le gouvernement pourra décider par ordonnances de la possibilité de la modification par l’employeur des jours de congés ou des jours de RTT. Il n’y a ici aucune limitation. La rédaction du texte donne à penser que les cadres doivent être disponibles 24 heures sur 24, quand on leur demande dans le même temps de s’occuper des enfants 24 heures sur 24. Les cadres sont très concernées par le télétravail, mais c’est impossible de gérer des enfants à la maison tout en télétravaillant.
La loi prévoit-elle aussi d’augmenter la durée légale du travail ?
Le texte remet en cause les durées maximum du travail et les RTT, qui sont liés au 35 heures. Il prévoit aussi la possibilité d’augmenter la durée de travail et de réduire les durées minimales de repos. La loi prévoit, je cite, de « permettre à tout employeur d’imposer ou de modifier unilatéralement les dates de prise d’une partie des congés payés, des jours de réduction du temps de travail et des jours de repos affectés sur le compte épargne-temps du salarié ». Ensuite, le texte doit aussi « permettre aux entreprises de secteurs particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation ou à la continuité de la vie économique et sociale de déroger de droit aux règles d’ordre public et aux stipulations conventionnelles relatives à la durée du travail, au repos hebdomadaire et au repos dominical ».
Continuité de la vie économique et sociale, cela ne veut rien dire. Il n’y a pas de limitation des secteurs concernés. Le danger est grand que les dérogations de règles minimales essentielle pour la protection de la santé et de la sécurité des salariés ne soient pas du tout respectées. Sachant qu’il existe déjà aujourd’hui des dérogations possibles aux règles de temps de travail maximum. Il est possible de monter à 60 heures hebdomadaires, avec autorisation de l’inspection du travail et justification. Ces dérogations sont déjà très importantes, beaucoup trop de notre point de vue.
Nous attendons de voir les ordonnances. Mais l’ensemble est totalement contradictoire avec l’objectif sanitaire qui doit prédominer dans la période. Les salariés qui travaillent plus de 48 heures par semaine sont des salariés qui sont en grand danger pour leur santé, toutes les études le démontrent. Or une prévention importante face à un virus, c’est d’avoir des gens qui dorment suffisamment. Par ailleurs, plus les gens travaillent et sont exposés, soit à d’autres salariés, soit à des clients ou des usagers, plus les risques de contracter le coronavirus et de le propager sont élevés. C’est pour cela qu’il est conseillé de cesser toutes les activités non essentielles et de limiter au maximum les autres. C’est un contre-sens de permettre de dépasser les limites horaires. C’est une mise en danger de la population !
Ces dérogations risquent-elles de se poursuivre après l’épidémie ?
Nous commençons malheureusement à avoir une expérience des mesures d’urgence. En matière de risque terroriste, on sait que la majorité des mesures d’urgences sont ensuite entrées dans le droit commun. Nous sommes donc inquiets qu’il se passe la même chose avec le droit du travail. A priori, l’état d’urgence sanitaire est valable deux mois, ce qui est déjà long. Ensuite, il peut-être renouvelé pour des périodes d’un mois. Les précédentes mesures d’urgence antiterroristes ont finalement été intégrées dans la loi ordinaire. Nous nous y sommes comme « habitués », puis on les a banalisées. Nous sommes donc vigilants face à cette nouvelle loi. La tentation sera forte d’élargir les dérogations et de les insérer dans le droit commun.
Cette loi est aussi très inquiétante sur l’ambiance au sein des entreprises. Nous sommes dans un moment où nous avons besoin de rassurer les salariés, de les rassembler, qu’ils aient confiance dans leur hiérarchie. Si le jeu devient de remettre en cause les RTT ou les congés payés, cela va dégrader le climat social dans les entreprises.
Recueilli par Rachel Knaebel