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SOURCE : Le Grand continent
Mercredi 11 mars, Rishi Sunak, le nouveau chancelier de l’Échiquier britannique, qui a récemment remplacé à ce poste Safid Javid, a présenté le budget du gouvernement Johnson. S’il faut en retenir une chose, c’est la suivante : il inclut de l’investissement dans les infrastructures à un niveau historique, et ces dépenses devraient être orientées vers les régions du Nord désindustrialisé, dont les électeurs de classes populaires ont apporté à Boris Johnson les voix décisives pour la victoire1.
Cela implique de renoncer à l’austérité, c’est-à-dire à l’objectif de réduction du ratio entre dette publique et revenu national. Les journalistes ont souligné l’ampleur du changement2. Il semblerait qu’un tel niveau d’investissement dans les infrastructures n’ait pas été atteint depuis les années 1970, et si l’on parle d’investissement net des réparations et remplacements, depuis le début du XXe siècle, selon le New Statesman. Il nous paraît d’autant plus important de le souligner que le Labour a massivement désigné, dans sa campagne pour la General election, les Tories comme le parti de l’austérité. C’était vrai, mais le parti s’est montré capable de changement.
Il nous paraît utile de comprendre ce changement comme un cas parmi d’autres d’une tendance profonde de recomposition de la ligne économique et sociale des droites dans les pays riches occidentaux, en parallèle avec leur tournant nationaliste dans l’idéologie. Il nous semble que cinq cas méritent d’être inclus dans ce groupe : le gouvernement d’Orban et de son parti, le Fidesz, en Hongrie, depuis 2010 ; celui du PiS en Pologne depuis 2015 ; Trump aux États-Unis depuis 2017 ; l’alliance entre la Ligue de Matteo Salvini et le Mouvement cinq étoiles, au pouvoir en Italie pendant un an entre 2018 et 2019 ; et maintenant le gouvernement de Boris Johnson. Chacun de ces cas est bien particulier, mais ils ont tous un point commun : la combinaison de politiques favorables au capital, typiques de la droite, et de politiques hétérodoxes dirigées vers les classes populaires, qu’on croyait réservées à la gauche.
Prenons deux exemples. En Hongrie, comme nous l’expliquons ici, le gouvernement d’Orban a maintenu une fiscalité non progressive, contrastant avec la plupart des pays développés, et il a fait voter en 2018 une loi permettant d’allonger la journée de travail jusqu’à douze heures. Mais il distribuait en même temps de généreuses allocations familiales, et créait de nombreux emplois publics (à bas salaire) pour remédier au chômage. En Italie, l’alliance entre la Ligue et le M5S a très peu duré, mais suffisamment pour créer à la fois un système de revenu minimum, à destination notamment des chômeurs pauvres du Sud, et une loi de flat tax.
Les catégories d’austérité et de néolibéralisme sont très utiles pour comprendre certains cas, mais ici, elles ne nous sont d’aucune aide. Des partis qui allongent le temps de travail et baissent les impôts des riches ne peuvent pas être qualifiés d’adversaires du néolibéralisme. Mais des partis qui obtiennent le soutien des classes populaires et des régions déshéritées par des politiques de redistribution ne peuvent pas être qualifiés de néolibéraux. Nous nous permettons d’insister sur ce dernier point, car il est parfois présupposé que la droite est intrinsèquement néolibérale. Pourtant, les inégalités ont bien diminué ces dernières années en Hongrie et en Pologne3. Ni néolibéral, ni antinéolibéral : dans ces pays, le champ des formes politiques est redéfini.
Si, du point de vue de l’idéologie, ces différents partis peuvent être dits « nationalistes », comment les qualifier du point de vue de leurs programmes économiques et sociaux ? Thomas Piketty a proposé de parler de « social-nativisme »4. Mais ce terme pourrait laisser croire que ces partis mènent une politique sociale au sens social-démocrate du terme, à la seule différence d’une restriction d’accès de ses bénéficiaires aux autochtones. Cette restriction est indéniable, et l’importance des allocations familiales dans le modèle hongrois et polonais montre d’ailleurs que l’origine n’est pas le seul critère : il s’agit aussi de favoriser les citoyens qui suivent le modèle de vie prétendument typique de la « civilisation chrétienne »5.
Mais nous voudrions souligner cette forme nouvelle ne se distingue pas seulement par la restriction des bénéficiaires des mesures, mais par leur contenu même. Sur ce point, il faut avancer prudemment, car les cas dont nous parlons sont très hétérogènes. Trump semble ainsi avoir donné énormément au capital et rien aux classes populaires. Son hétérodoxie économique s’est surtout manifestée par la guerre commerciale avec la Chine, qui ne semble pas, pour l’instant, avoir créé les emplois industriels promis. En Italie et au Royaume-Uni, la durée d’expérimentation est si courte qu’on est réduit aux hypothèses : Johnson fera-t-il vraiment le nécessaire pour venir en aide aux personnes et aux territoires en difficulté, ou se contentera-t-il comme Trump d’effets de manche ?6
Il nous paraît cependant possible de dresser à titre provisoire les traits d’un idéal-type. Puisque nous avons déjà insisté sur la différence entre cette forme et le néolibéralisme, définissons inversement ses différences avec la sociale-démocratie. Tout d’abord, si les politiques proposées apportent des avantages matériels aux classes populaires, elles le font en restant dans le cadre d’une économie de marché, et sans s’opposer frontalement aux détenteurs de capitaux. Si les dépenses publiques sont sous forme d’allocations ou d’investissement dans les infrastructures, elles n’impliquent pas de croissance à long terme de l’emploi public (le programme d’emplois pour les chômeurs en Hongrie pourrait constituer un contre-exemple). Cela implique aussi que l’État se refuse à investir dans le système éducatif et le système de santé à la hauteur des enjeux de l’époque, à savoir la montée en qualification de la main d’œuvre et le vieillissement de la population. On peut donc parler de primat du privé sur le public, et du court terme sur le long terme.
La seconde caractéristique est l’aspiration à l’unité des classes. Le discours de ces partis est souvent haineux, dirigé contre les étrangers ou contre les homosexuels. Mais ils se refusent à tracer une ligne de démarcation entre les classes : travailleurs contre patrons, ou habitants contre propriétaires. En pratique, cela se traduit par l’absence d’alliance avec des syndicats contestataires et d’intervention nette dans le droit du travail (la liquidation des contrats précaires en Pologne peut constituer un contre-exemple).
Ces deux caractéristiques, le primat du privé sur le public et le refus de l’antagonisme de classe, sont sans doute liées. En effet les systèmes d’éducation, de santé, de retraite, coûtent très cher, et il n’est peut-être pas possible de financer leur amélioration substantielle sans hausse massive de la fiscalité, notamment chez les plus riches, ce qui ne saurait que susciter l’hostilité des classes dominantes.
Pour caractériser cette nouvelle forme, il nous faut un nouveau terme, et nous proposons celui de « néofordisme ». Ce que l’École de la régulation appelle le régime fordiste d’accumulation a beaucoup de traits sociaux-démocrates, et de fait, nombre de ses composantes sont les conquêtes d’un mouvement ouvrier aux valeurs universalistes. Mais le nom de Henry Ford, connu pour les hausses de salaire spectaculaires qu’il introduit dans ses usines en 1914, nous rappelle que la sociale-démocratie n’est pas la seule modalité possible du compromis du classe : Ford était un grand capitaliste réprimant impitoyablement les syndicats avec l’aide de la mafia, et par ailleurs un antisémite militant. C’est peut-être à ce genre de fordisme d’avant le New deal que nous avons affaire ici : restrictif (« nativiste » et plus encore, comme nous l’avons vu), marchand (bien que redistributif) et pour l’union des classes. Nous prenons comme un indice de confirmation le fait que l’économiste conservateur américain Oren Cass propose quelque chose d’analogue dans son dernier livre7.
Quelle est l’alternative au néofordisme ? Partout où il a émergé, c’était en réaction au néolibéralisme austéritaire, qui se satisfait d’ailleurs très bien de désigner le nationalisme comme adversaire principal. Faut-il accepter que l’opposition entre néofordisme et néolibéralisme soit le clivage décisif de notre temps ? Il faut y apporter deux nuances. Tout d’abord, il est possible qu’une sociale-démocratie nouvelle se développe pour disputer les voix des classes populaires aux nationalistes : on peut comprendre ainsi le succès de Sanders aux États-Unis, même s’il semble être en train de perdre les primaires. D’autre part, pour répondre à la crise du coronavirus, plusieurs États européens, avec le soutien des institutions européennes, sont en train de se lancer dans une intervention massive de l’État dans l’économie8. Il est impossible de prévoir les traces qu’elle laissera après la crise sanitaire, mais elle témoigne du fait que le pôle néolibéral de l’alternative est lui-même en recomposition.
Pour finir, reconnaissons que notre description a certains caractères d’une accusation : non seulement ces régimes nationalistes ont des traits franchement révoltants, mais il semble plus généralement qu’ils soient incapables de faire face aux défis du siècle, que ce soit la montée en qualification et le vieillissement dont nous avons parlé, ou les migrations, l’égalité entre hommes et femmes, le réchauffement climatique. Pourtant, cela n’implique pas leur défaite à court terme. Presque partout dans l’Occident riche, le néofordisme de droite gagne, ou progresse.
SOURCES
- https://legrandcontinent.eu/fr/2020/03/11/aujourdhui-le-premier-budget-britannique-post-brexit/
- https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/mar/11/rishi-sunak-budget-tories-british-politics, https://www.ft.com/content/104893ae-637a-11ea-a6cd-df28cc3c6a68, https://www.newstatesman.com/politics/economy/2020/03/rishi-sunak-hasn-t-delivered-labour-budget-something-entirely-new
- Hongrie, source : Luxembourg Income Study via Branko Milanovic : https://twitter.com/BrankoMilan/status/1233633606343495682 ; Pologne, source : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/PL/situation-economique-et-financiere-de-la-pologne-au-premier-semestre-2018
- Dans son livre Capital et idéologie, Seuil, 2019. Notre recension est ici : https://legrandcontinent.eu/fr/2019/10/31/capital-et-ideologie/
- https://legrandcontinent.eu/fr/2019/04/16/la-rhetorique-orban/
- Il faudra par exemple être attentif au salaire minimum. Après l’avoir augmenté de 6 %, Johnson a promis de mener d’autres hausses substantielles pour atteindre un niveau de deux tiers du salaire médian, valeur qui serait parmi les plus hautes du monde pour cet indicateur. Mais il semble désormais hésiter : https://www.huffingtonpost.co.uk/entry/queens-speech-pm-accused-of-breaking-promises-on-minimum-wage-hike-to-ps1050_uk_5dfb4bd6e4b006dceaa91534
- Oren Cass, The Once and Future Worker. A Vision for the Renewal of Work in America, Encounter Books, 2018. Voir notre recension ici : https://legrandcontinent.eu/fr/2020/02/07/le-travailleur-dhier-et-de-demain-pour-un-renouveau-du-travail-en-amerique/
- Discous d’Altmaier : https://legrandcontinent.eu/fr/2020/03/16/un-bazooka-contre-le-coronavirus-le-sens-de-la-nouvelle-politique-economique-allemande-a-lechelle-continentale/. Liste des mesures dans différents pays : https://legrandcontinent.eu/fr/observatoire-coronavirus/